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Claude Gérard : De Belle-Ile-en-Mer à Chantilly avec Messali Hadj

Article de Claude Gérard paru dans La Nation socialiste, février 1959.

En même temps, que la déclaration de Messali Hadj « Aux camarades de la Nation Socialiste » voici quelques lignes de « bloc notes » prises au hasard au cours de l’étape Belle Ile Chantilly, ce samedi 17 février 1959…

Quatre heures du matin. Belle Ile. Celui qu’habituellement on nomme le vieux leader nationaliste algérien, bien qu’il n’ait que 60 ans – (parce qu’il est plus facile de dire « le vieux leader » que « le plus grand des leaders algériens, et le premier des leaders nationalistes nord-africains ») – quitte le port du Palais. On l’embarque sur « La Teignouse », la même vedette des Ponts et Chaussées qui l’amena au printemps 56 en résidence forcée dans cette petite île de l’Atlantique, en attendant la suite des événements.

Si le Général de Gaulle n’était pas devenu le Président de Gaulle, « La Teignouse » ne serait pas revenue à Belle Ile rechercher « le vieux leader » Messali Hadj et si le 13 mai 1956, les Européens d’Alger n’avaient pas sur le Forum laissé éclater leur colère contre le nationalisme algérien le Général de Gaulle serait peut-être encore à Colombey.

Ainsi les événements se vengent-ils les uns des autres.

Quelques heures plus tard. Rennes. – Il fait encore nuit. Une voiture de l’administration entourée d’inspecteurs et de policiers s’est rangée discrètement à côté de l’Hôtel Dugesclin. A huit heures exactement, l’heure annoncée pour sa libération effective, Messali Hadj sort de la voiture avec son fils. Nous sommes quelques amis algériens et français venus de Paris à sa rencontre. Voici Lamine Belhadi, Abderrahman Bensid, Me Yves Dechezelles l’avocat de Messali, Jean Rous, Marcel Baufrère, Alexandre Hébert, le syndicaliste bien connu de la Loire Atlantique.

A eux, puis aux journalistes qui quelques minutes plus tard arrivent à l’hôtel, Messali Hadj parle des décisions courageuses du général de Gaulle, il exprime son souhait d’une paix démocratique et juste conforme à la Charte des Nations Unies, il explique qu’il veut combattre pour la paix et consacrer à cette grande tâche sa liberté partiellement retrouvée.

Mais il se souvient de Belle-Ile avec émotion. En trois ans, des liens d’amitiés se sont établis entre lui et la population bretonne.

Le vieux nationaliste explique comment l’île était devenue pour lui un petit coin de patrie parce que « la terre appartient à tous les hommes, où qu’ils soient… »

Et cela dit, par lui, quelques instants après sa libération dans ce pays où il est encore un exilé est infiniment émouvant. Nous sommes loin de ce nationalisme étroit et fanatique que d’aucuns ignorant la vérité, pourraient prêter au promoteur de la révolution algérienne et au père de l’idée nationale…

11 heures. – C’est dans sa voiture précédée et suivie par celles de ses amis que Messali prend la route de Chantilly.

De la voiture qui suit, profitant d’une perspective claire et dégagée, un photographe prend un cliché de la D.S. du leader algérien. « Sur une route de France », dit-il.

Et cette route où mène-t-elle ? La voie de la paix est-elle ouverte, seulement entr’ouverte, ou bien se refermera-t-elle. Cette route de France, sera-ce demain la route de Paris-Alger d’Alger-Paris, au service de la paix et de la démocratie ?

20 heures. Chantilly. – Un millier d’Algériens, se tenant par la main, font une haie d’honneur à leur chef national. Si les responsables algériens n’avaient pas limité les déplacements à de petites délégations (et à condition surtout que la police ne les eut pas refoulés, ce qui est peu probable) dix, vingt mille peut-être, ouvriers algériens seraient venus de France et de Belgique attendre Messali à Chantilly pendant des heures, dans le froid et la neige, et sans pardessus. (Parce que la plupart d’entre eux n’ont pas de pardessus. Ce sont des ouvriers, leurs familles en Algérie sont dans la misère. Ils envoient tout ce qu’ils peuvent en se privant. Pour l’argent du voyage, ils ont accompli un énorme sacrifice. Ils se sont cotisés. Ils ont emprunté.)

Messali Hadj est libre sur le territoire métropolitain. La conspiration du silence qui depuis quatre ans entourait le Mouvement National Algérien et son Chef a paru brusquement se dissiper. Certes à en juger par les actualités cinématographiques, les émissions télévisées, l’abondance des photos parues dans les hebdomadaires et dans les quotidiens de France, l’ « existence » de l’ex-prisonnier de Belle-Ile est enfin admise. Mais est-elle reconnue à la manière dont on reconnaît que Paris est sur les bords de la Seine et Alger de l’autre côté de la Méditerranée ? Ou bien d’une autre façon, plus réaliste, plus effective qui consiste à dire qu’entre Alger et Paris, entre l’Algérie et la France un problème est à résoudre et que Messali Hadj et son Mouvement sont un élément essentiel de la solution ? Si l’on s’en rapporte à certains articles parus ces jours derniers, on peut penser qu’une nouvelle « offensive » du silence, pire que la première sera tentée. En effet, un correspondant à Tunis d’un grand quotidien du soir parisien n’a-t-il pas évoqué comme suggestion éventuelle du G.P.R.A. (1) la réunion d’une Table Ronde réunissant le F.L.N., les « élus » algériens (du 30 novembre) et le Gouvernement français ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, du M.N.A. il n’était pas question, même pas pour rappeler que depuis le début du conflit franco-algérien, c’est Messali Hadj qui a sans cesse préconisé une Table Ronde…

Tout se passe comme si l’habitude de la guerre et le goût du pire conduisaient tant la droite qu’une soi-disant gauche françaises à éprouver une espèce d’horreur pour tout ce qui est « possible », et oublier que les peuples qui font les révolutions et subissent les guerres, eux, ont le sens du « possible ».

Or, Messali Hadj, « l’homme de paix », œuvrant pour « une solution politique, démocratique et sociale » du problème algérien ainsi qu’il l’a déclaré à « La Nation Socialiste », « recherchant une entente entre le peuple français et le peuple algérien » parle un langage que tout le monde peut comprendre. Sans doute parce qu’il est proche du peuple, et que ce qu’il demande, il sait qu’il peut l’obtenir sans se heurter aux barrières de l’impossible.

Enthousiasme indescriptible. L’hymne national éclate, accompagné des youyous des femmes. Qui n’a pas vécu cette minute étonnante, extraordinaire ne saurait la décrire. Les idées se bousculent dans la tête des observateurs. Ils ne savent que regarder le souffle de liberté qui transfigure un instant le visage de ces Algériens, l’expression stupéfaite des policiers qui se tiennent à l’écart, les centaines de mains qui se tendent vers Messali Hadj. Comment, ce sont là les messalistes que l’on disait si réduits qu’ils étaient presque inexistants. Ce sont là ces vieux ouvriers fidèles au passé mains dépassés par le présent, cette petite secte qui va s’éteignant avec les années ? La plupart des militants qui crient inlassablement : « Vive Messali, vive l’Algérie ! », ce sont des jeunes de moins de vingt ans…

Messali Hadj, proche du peuple, retrouve les siens, retrouve le peuple algérien aussi jeune que lorsque, pour la première fois, il l’appelait à la lutte pour la liberté, au temps de l’Etoile Nord-Africaine, du P.P.A., du M.T.L.D.

Depuis… nous savons qu’à Chantilly, par milliers, les nationalistes algériens se succèdent, venant dire leur espoir, leur attente, leur confiance… venant affirmer leur existence.

D’Algérie, les premières informations qui ont pu passer disent simplement : « L’Algérie, toute l’Algérie regarde vers Chantilly… »

Claude Gérard


(1) Le 24 janvier, c’est-à-dire avant que M. Yazid dans sa conférence de presse ne fasse connaître le refus du F.L.N. de cette perspective de paix.

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