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Errico Malatesta : Graduelisme

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 779, 21 septembre 1929.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

Nous croyons utile de reproduire cet article qui élimine certaines confusions nuisibles de mots et trace aux anarchistes une ligne de conduite, tout en répondant à quelques questions et objections qui vous sont le plus souvent posées.

Dans les polémiques qui naissent parmi les anarchistes sur la meilleure tactique à suivre pour réaliser l’anarchie ou s’en approcher, — polémiques utiles et même nécessaires quand elles n’excluent pas la tolérance et la confiance mutuelles et ne dégénèrent pas en odieuses questions de personnes — il arrive souvent, que les uns, d’un ton de reproche, appellent les autres graduelistes et ceux-ci repoussent le qualificatif comme ­s’il était une injure.

Et pourtant le fait est que, graduelistes, au sens propre du mot, nous le sommes tous et nous devons tous l’être par la logique même de nos principes.

Il est vrai que certains mots, spécialement dans le langage de la politique, changent continuellement de sens et en arrivent à signifier le contraire de ce qu’indiquent leur origine et la logique.

Voyez le mot possibiliste. Quel est l’homme sensé qui affirmerait sérieusement qu’il veut l’impossible ? Et cependant on appela en France possibiliste une certaine section du parti socialiste qui, avec l’ex­-anarchiste Paul Brousse, était plus que les autres disposée à renoncer au socialisme pour tenter une impossible coopération avec la démocratie bourgeoise. Voyez le mot opportuniste. Qui voudrait être inopportuniste, renoncer aux opportunités qui se présentent ? Cependant le mot opportuniste finit par avoir en France le sens spécial de partisan de Gambetta et il se prend encore généralement en mauvaise part comme indiquant une personne ou un parti sans principes et sans idéal qui se laisse guider par des intérêts mesquins et temporaires.

Voyez le mot transformiste. Qui niera que dans le monde et dans la vie tout évolue, tout se transforme ? Qui n’est pas transformiste ? Et néanmoins le mot servit à désigner cette politique corruptrice et sans idéal qui eut pour porte­drapeau l’Italien Depretis.

Il conviendrait de mettre un frein à cet usage d’employer les paroles dans un sens qui n’est pas le leur, source de tant de confusion et de tant de malentendus. Mais qui pourrait y réussir, surtout quand le changement est dû à l’intérêt qu’ont les politiciens à couvrir par des mots honnêtes leurs buts malfaisants.

Il pourrait donc arriver que le mot graduelisme appliqué aux anarchistes en arrive à désigner vraiment ceux qui, sous prétexte de faire les choses graduellement, à mesure qu’elles deviennent possibles, finissent par ne plus avancer du tout ou par avancer dans une direction contraire à celle qui conduit à l’anarchie. Il faudrait alors repousser ce nom ; mais il n’en resterait pas moins vrai que tout dans la nature et dans la vie procède par degrés et que l’anarchie, elle aussi, ne peut venir que peu à peu.


L’anarchisme, disais-­je, doit forcément être gradueliste.

On peut concevoir l’anarchie comme la perfection absolue et il est bon que cette conception reste toujours présente à notre esprit comme un phare guidant nos pas. Mais il est évident que cet idéal ne peut pas être atteint d’un saut, qu’on ne peut passer tout à coup de l’enfer actuel au paradis ardemment désiré.

Les partis autoritaires, ceux qui croient moral et expédient d’imposer par la force une constitution sociale donnée, peuvent espérer (vaine espérance d’ailleurs), qu’une fois en possession du pouvoir ils finiront, à force de lois, de décrets… et de gendarmes surtout, à tout soumettre à leur volonté et de façon durable.

Mais ni une telle espérance, ni une telle volonté, ne peuvent se concevoir chez les anarchistes qui ne veulent rien imposer sauf le respect de la liberté et qui, pour la réalisation de leur idéal, comptent sur la persuasion et sur les avantages que donne l’expérience de la libre coopération.

Cela ne signifie pas que je croie que pour réaliser l’anarchie, il faille attendre que tous soient anarchistes (comme me l’a fait dire un journal réformiste mal informé ou peu scrupuleux).

Je crois au contraire que dans les conditions actuelles, seule une petite minorité, favorisée par les circonstances, peut arriver à la conception de l’anarchie et que ce serait une chimère d’espérer une conversion générale si l’on ne change d’abord le milieu où prospèrent l’autorité et .le privilège. Aussi suis­-je révolutionnaire. Et je crois qu’il faut s’organiser pour appliquer l’anarchie et cela dès que la liberté suffisante est conquise, dès que dans un lieu quelconque se trouve un noyau d’anarchistes assez fort par le nombre et la valeur pour se suffire à lui­-même et. irradier autour de lui son influence.

Puisque l’on ne peut pas convertir tout le monde à la fois et que par les nécessités de la vie et pour l’intérêt de la propagande on ne peut s’isoler, il faut trouver le moyen de réaliser le plus d’anarchie possible parmi des gens qui ne sont pas anarchistes ou qui le sont à des degrés divers.

Le problème n’est donc pas de savoir s’il faut ou non procéder graduellement, mais de chercher la voie la plus rapide et la plus sûre vers la réalisation de notre idéal.


Aujourd’hui, dans tous les pays du monde, la voie est obstruée par les privilèges conquis, à travers un long passé historique de violences et d’erreurs, par certaines classes qui, pour défendre leur position, disposent non seulement de la suprématie intellectuelle et technique dérivant pour elles de leurs privilèges, mais encore de la force matérielle des ­classes sujettes enrégimentées et qui en usent à l’occasion sans scrupule et sans limites. C’est pour cela qu’il faut une révolution qui détruise l’état de violence ­où l’on vit aujourd’hui et rende possible l’évolution pacifique vers plus de liberté, plus de justice, plus de solidarité.


Quelle devrait être la tactique des anarchistes avant, pendant et après la révolution ?

Ce qui serait à faire avant la révolution pour la préparer et la réaliser, peut-­être la censure ne nous le laisserait-elle pas dire et de toute façon, c’est toujours un argument qui se traite mal en présence de l’ennemi. Il nous sera pourtant permis de dire que nous devons toujours rester nous-­mêmes, faire le plus possible de propagande et d’éducation, fuir toute transaction avec l’ennemi et nous ternir prêts, au moins moralement, à saisir toutes les occasions qui peuvent se présenter.


Pendant la révolution ?

Commençons par ­dire que la révolution nous ne pouvons la faire seuls et que, le pourrions-nous matériellement, il ne serait pas désirable que nous la fassions seuls. Si toutes des forces spirituelles du pays ne se mettent en mouvement et avec elles toutes les aspirations, tous les intérêts manifestes ou, latents dans le peuple, la révolution est un avortement. Et dans le cas, peu probable, où nous remporterions la victoire, plus nous nous trouverions dans la nécessité absurde ou de nous imposer, de commander, de contraindre les autres ou de « faire par lâcheté le grand refus », c’est­-à-dire de nous retirer et de laisser d’autres profiter de notre œuvre pour des fins opposées aux nôtres.

Il faudrait donc agir de concert avec toutes les forces de progrès existantes, avec tous les partis d’avant­-garde et attirer dans le mouvement, soulèvement, intéresser les grandes masses, laissant la révolution, dont nous serions un facteur parmi les autres, produire ce qu’elle pourra produire.

Mais nous ne renoncerions pas pour autant à notre but spécial : au contraire, nous aurions à rester fortement unis, nettement distincts des autres pour combattre en faveur de notre programme : abolition du pouvoir politique et expropriation des capitalistes. Et si malgré nos efforts, de nouveaux pouvoirs prêts à faire obstacle à la volonté populaire et à imposer la leur propre réussissaient à se constituer, nous devrions n’en faire jamais partie, ne jamais les reconnaître, chercher à ce que le peuple leur refuse les moyens de gouverner, c’est-­à-­dire les soldats et les contributions, faire en sorte qu’ils restent faibles jusqu’au jour où ils pourraient être abattus. Dans tous les cas, réclamer et exiger, même par la force, notre pleine autonomie et le droit et les moyens de nous organiser à notre manière pour expérimenter nos méthodes.


Et après la révolution, c’est­-à-­dire après la chute du pouvoir existant et le définitif triomphe des forces insurgées ?

Ici le graduelisme fait sa véritable apparition.

II faut étudier tous les problèmes de la vie pratique : production, échanges, moyens de communication, relations entre les groupements anarchistes et ceux qui vivent sous une autorité, entre les collectivités communistes et celles qui vivent en régime individualiste, rapports entre villes et campagnes, utilisation, à l’avantage de tous, des forces naturelles et des matières premières, distribution des industries et des cultures selon les aptitudes naturelles des divers pays, instruction publique, soins des enfants et des infirmes, services d’hygiène et médicaux, défense contre les délinquants ordinaires et contre ceux, plus dangereux, qui tenteraient encore de supprimer la liberté des autres au profit d’individus ou de partis, etc., etc. Et pour chaque problème, préférer les solutions qui non seulement sont les plus satisfaisantes au point de vue économique, mais qui répondent le mieux au besoin de justice et de liberté et qui laisse la voie ouverte aux améliorations futures. A l’occasion faire passer la justice, la liberté, la solidarité, avant les avantages économiques.

Il ne faut pas se proposer de tout détruire en croyant qu’ensuite les choses s’arrangeront d’elles-­mêmes. La civilisation actuelle est le fruit d’une évolution millénaire et elle a résolu en quelque manière le problème de la vie sociale de millions et de millions d’hommes, souvent pressés sur des territoires restreints, et celui de la satisfaction de besoins toujours plus nombreux, compliqués. Ses bienfaits sont diminués et pour la grande masse presque annulés par le fait que l’évolution s’est accomplie sous la pression de l’autorité dans l’intérêt des oppresseurs, mais si l’on supprime l’autorité et le privilège, restent toujours les avantages acquis, le triomphe de l’homme sur les forces hostiles de la nature, l’expérience accumulée des générations éteintes, les habitudes de sociabilité contractées dans la longue vie en société et dans les expériences de l’entr’aide bienfaisante et ce serait une sottise, et d’ailleurs quelque chose d’impossible, de renoncer à tout cela.

Nous devons donc combattre l’autorité et le privilège, mais profiter de tous les bienfaits de la civilisation, ne rien détruire de ce qui satisfait, fût-­ce imparfaitement à un besoin humain, sinon quand nous aurons quelque chose de mieux à y substituer.

Intransigeants envers toute tyrannie et toute exploitation capitaliste, nous devrons être tolérants pour toutes les conceptions sociales qui prévalent dans les divers groupements humains pourvu qu’ils ne lèsent pas la liberté et les droits d’autrui. Nous devrons nous contenter d’avancer graduellement à mesure que s’élève le niveau moral des hommes et que s’accroissent les moyens matériels et intellectuels dont, dispose l’humanité, tout en faisant, bien entendu, tout ce que nous pourrons par l’étude, le travail et la propagande pour hâter l’évolution vers un idéal toujours plus haut.


Dans les lignes qui précèdent, j’ai examiné des problèmes plutôt qu’apporté des solutions ; mais je crois avoir succinctement exposé les principes qui doivent nous guider dans la recherche et dans l’application des solutions qui seront certainement variées et variables selon les circonstances, mais qui devront toujours, pour ce qui dépendra de nous, s’harmoniser avec les lignes fondamentales de l’anarchisme : aucune domination de l’homme sur l’homme, aucune exploitation de l’homme par l’homme.

A tous les camarades la tâche de penser, d’étudier, de se préparer et de le faire sans tarder et intensément, parce que les temps sont « dynamiques » et il faut se tenir prêts pour ce qui peut arriver.

Errico MALATESTA

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