Article de Bessas paru dans La Gueule ouverte, n° 40, mercredi 12 février 1975, p. 4-6.
Octobre 1974. En Italie, près de 200 000 personnes refusent de payer une majoration de 60 % de leur note d’électricité. Ce mouvement introduit un terme (apparemment) nouveau dans le langage des luttes : la désobéissance civile. Ce refus collectif d’une décision gouvernementale a gain de cause : l’État est contraint de réduire d’un tiers l’augmentation décidée. Victoire partielle donc, mais exemplaire. Par la forme nouvelle de contestation. D’autres actions du même type ont lieu simultanément en Italie : refus de l’augmentation des transports urbains et du prix des cantines scolaires, autoréductions locales (50%) sur les produits de grande consommation dans les supermarchés, etc. En France aussi, la désobéissance civile a le vent en poupe. Au Larzac, à Lip, et ailleurs…
Un certain Thoreau…
Désobéissance civile: un slogan qui sonne bien et renouvelle agréablement ceux d’un déjà lointain Mai 68. En fait, il s’agit plus d’une réactualisation, d’une redécouverte, que d’une idée neuve.
La désobéissance civile vient de loin. De 1848 précisément, lorsque Henry David Thoreau, lors d’un discours public, prône « le devoir de désobéissance civique ». Cette plaidoirie, imprimée et éditée, devient bientôt un manifeste de l’action non-violente. Gandhi, et par la suite Martin Luther King, reconnaîtront l’influence et l’apport indéniables de la pensée de H. D. Thoreau.
Thoreau (1817-1862) est une personnalité étonnante.
En 1838, refusant d’appliquer les principes autoritaires de l’enseignement traditionnel – il est instituteur -, il crée avec son frère une École Nouvelle. On ne disait pas encore parallèle. Puis il quitte définitivement l’enseignement et exerce toutes sortes de métiers avant de se retirer en 1845 à Walden, dans une cabane, au plus près de la nature, « décidé à prouver que la civilisation est un luxe trop coûteux… ».
En 1846, Il passe une nuit en prison pour refus de l’impôt.
C’est en 1848 qu’il déclare publiquement la guerre à l’État et à ses institutions. Sa guerre, il la mène avec les moyens qui définissent encore aujourd’hui la désobéissance civile : refus de collaborer, refus d’apporter son soutien à l’autorité reconnue, résistance à la loi, remise en cause des institutions… « L’illégalité est légitime lorsque la légalité ne l’est pas. »
Illégalité légitime
1973 : Les travailleurs de Lip « empruntent » matière première et machines et vendent leur production pour leur propre compte, court circuitant patron et intermédiaires. Ce profit, ils le redistribuent : c’est la paie sauvage. Occupation, production et distribution illégales… Accompagnés d’un « trésor de guerre » tout aussi illégal.
– Le MLAC recueille les signatures de femmes reconnaissant avoir avorté, et donc transgressé la loi. Plusieurs centaines de médecins reconnaissent avoir pratiqué illégalement l’avortement. On connaît la suite…
– Près de 400 objecteurs de conscience refusent leur affectation à l’ONF. Motif invoqué par les insoumis: refus de servir de main-d’œuvre bon marché à une entreprise de profit.
– Au Larzac, après échec des moyens légaux pour faire reconnaître la légitimité de leur revendication, les paysans font acte de désobéissance civile : renvoi des livrets militaires ; refus partiel de l’impôt (3%) ; occupation des sols et construction de la bergerie Reproche.
1974 : Au Larzac toujours, le mouvement s’amplifie :
– marche des paysans travailleurs sur la Blaquière.
– relance du refus de l’impôt.
– occupation de la ferme des Truels.
A Nantes, dans un supermarché, des femmes, parfaitement informées des différents taux de TVA appliqués aux produits alimentaires, et munies de mini-machines à calculer, se présentent à la caisse avec une addition revue et corrigée, TVA déduite. Attroupement, discussion, le directeur cède… Même action quelques semaines plus tard dans un autre magasin ; mais là, la force publique, requise pour la circonstance, la fait échouer.
Toutes ces actions ont un point commun majeur : le refus et la reprise en main par l’individu – ou par un groupe restreint – d’une décision à laquelle il est censé obéir, « conformément à la Loi ». Par la désobéissance civile, s’amorce une reconquête de certains pouvoirs, tentée par ceux qui, malgré les principes de démocratie, ne font que subir Le Pouvoir.
La désobéissance civile n’a qu’un but : l’abolition du Pouvoir, quel qu’il soit, au profit de la décision et du libre choix individuels. On est bien loin d’une quelconque prise de pouvoir, fût-elle celle du prolétariat… On comprend la réticence des syndicats et partis de gauche à s’associer à une telle pratique, qui se donne pour finalité de rendre à l’individu un seul pouvoir, celui d’être lui-même (1). C’est ainsi que les leaders syndicaux italiens de la CGIL (sœur de notre CGT) ont rebaptisé la désobéissance civile « lutte sociale urbaine… ». Contraints de suivre le mouvement, ils s’en dégageaient en souplesse… La sémantique avait pris sa carte au Parti…
Contre la machine d’Etat
La désobéissance civile reste en premier lieu une décision individuelle ; ensuite seulement, elle se développe – ou non – de façon collective. C’est-à-dire que cette insoumission à la Loi doit être envisagée sous tous ses aspects, et il est nécessaire que celui qui s’y décide ait pesé toutes les conséquences de son engagement. Il n’y a là ni le suivisme, ni l’allégeance si fréquents dans les partis ou syndicats. La désobéissance civile n’a pas un caractère de « lutte de masses »… Louis Lecoin a fait bien plus pour la cause qu’il défendait que les pétitions, manifestations et associations de tous ordres. Il faudra bien finir par admettre que le rapport de force n’est pas toujours et uniquement dans le nombre (il y aurait beaucoup à dire sur l’étrange ressemblance existant entre le culte de la Multitude et celui du Chef ; l’un préparant généralement la voie à l’autre), mais dans l’opposition individuelle, lorsque celle-ci est menée avec détermination jusqu’à son terme.
Déjà, la désobéissance civile est reprise par une extrême gauche qui veut en faire un mot d’ordre pour l’élite-des-métallos-en-lutte… Le refus d’obéissance n’est pas un slogan. C’est un acte d’insoumission personnelle, et assumé comme tel… Et tant mieux s’il y a des milliers d’individus qui, convaincus de l’efficacité et de la justesse de ce type d’action, en adoptent le principe.
La désobéissance civile a ce caractère particulier qu’une revendication, à l’origine catégorielle ou professionnelle, débouche sur une lutte plus ample, globale. Cette lutte oppose les résistants non plus à un patron, ni même à un ministre, mais à la machine d’État. Ce n’est plus tant un gouvernement qui est remis en cause que l’Institution et la Loi… et, à travers elles, un certain type de système social.
Dans cette perspective, la lutte pour le Larzac est exemplaire.
Au début de l’action, sur les 103 paysans refusant l’extension du camp militaire, une dizaine étaient considérés comme « politisés ». Le moteur de la lutte engagée par les paysans était la préservation de leur terre : cadre de vie et moyens de survie. Revendication en soi parfaitement légitime, et digne du combat engagé.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, les paysans du Larzac en sont venus à un refus global de l’armée et du principe même de la violence légale qu’elle représente. Refus de la hiérarchie, de l’obéissance, de la notion de Patrie, du trafic d’armes, du colonialisme. Solidarité avec le Tiers monde et toutes les minorités opprimées. Même chose chez Lip où, pendant quelques mois, la lutte pour la préservation de l’emploi fait place à une remise en cause de la propriété privée et à une autogestion réelle. Même si aujourd’hui…
Refus de l’impôt
Ce moyen de lutte touche de plein fouet l’appareil d’État. Il frappe au point sensible de la fabuleuse et tentaculaire machine à sous, et n’a trouvé jusqu’à présent que peu d’adeptes. Hormis quelques cas isolés, vite oubliés par l’Histoire, le boycott de l’impôt, malgré l’apparente facilité de son application, et les résultats immédiats qu’on est en mesure d’en attendre, ne figure pas au calendrier des luttes menées au cours de ces derniers siècles. Il est, avec la grève de gratuité, l’une de ces machines de guerre sociale que les partis et syndicats d’opposition feignent d’ignorer. Ou relèguent, lorsqu’il le faut, avec la mention « antidémocratique », ou encore « non-civique ». Car le civisme est une valeur sûre. Une valeur « qui marche »… Et le révolutionnaire se doit d’être irréprochable en la matière. Patriotisme et civisme passent allègrement tous les systèmes, capitalistes ou socialistes, servent d’étendard à tous les partis, de gauche et de droite, sont au service de tous les gouvernements, en un mot de tout Pouvoir. Car ce sont des Vertus. La morale aussi est un facteur de domination.
Tous les bons démocrates condamnent le vol, même si, à l’occasion, ils remettent en cause la propriété privée. Et refuser de payer l’impôt, c’est commettre le pire des vols : le vol â l’État, l’atteinte aux deniers publics !
Les partis de gauche ne prônent pas le refus de l’impôt. On les comprend aisément. Le refus peut avoir un effet boomerang le jour où, eux aussi nous demanderont de cotiser à l’armée du peuple, à la police démocratique, et bien sûr, à l’énergie nucléaire populaire…
Les refuseurs de l’impôt, s’ils vont un jour en prison, ne bénéficieront pas du statut politique. Ce ne sont que des « droits communs ». Il y a une illégalité sans noblesse…
Pourtant, que deviendrait Franco si ses concitoyens ne payaient plus la dîme ?… Que dirait Gerald Ford si les Américains retranchaient de l’impôt ce qui va (aujourd’hui encore) à la guerre du Viêt-nam (2) ? Et plus prosaïquement, ne peut-on penser qu’un Parlement votant – à notre place – un budget militaire conséquent et laissant une somme rondelette au ministre de l’intérieur, ne voterait pas différemment les années suivantes, si une large minorité dans le pays remettait en cause ce choix par une réduction systématique de l’impôt ?
Le refus de l’impôt est en premier lieu un moyen de se faire entendre. Mais il est aussi une remise en cause du pouvoir et, en particulier, de la démocratie parlementaire : « par le vote, le citoyen délègue son pouvoir, il ne l’exerce pas » (J. M. Muller). A quoi pourraient bien nous servir nos 500 députés, envoyés là où ils sont par un bulletin de vote, si, par un refus de collaborer, on leur retirait le moyen même qui justifie leur existence: la gestion de l’économie ?
La désobéissance civile ne joue pas le jeu « démocratique ». Elle ne vote pas de motion de censure. Elle ne prend pas la parole au Parlement. Elle a l’ambition de rendre à ceux qui ne les ont jamais, les moyens directs de décider de leur vie. Et gérer le budget de tous fait partie de ce processus.
Ne plus être complices
Le premier mouvement contemporain de refus partiel de i’impôt a lieu en 1966 afin de protester contre les premiers essais nucléaires français à Mururoa. Quelques personnes décident de soustraire 20% sur le montant de leurs impôts. Ce chiffre représente approximativement le pourcentage du Budget destiné à l’armée. Ce geste signifie pour ces personnes leur refus d’être complices du financement de la « Défense nationale ».
En 1970, dans le Loiret, onze personnes – dont deux prêtres ouvriers – refusent collectivement l’impôt. Elles aussi déduisent les 20 % et le font savoir : une lettre est adressée au Président de la République, aux députés, sénateurs et élus locaux. Les onze – tous chrétiens – invoquent la contradiction qui existe entre le fait de financer indirectement une politique d’armement d’une part, et leur foi religieuse dont la non-violence est L’un des préceptes, d’autre part. Ils décident donc de faire parvenir à Don Elder Camara la somme soustraite à l’État.
Les réponses des personnalités politiques à la lettre collective envoyée par les onze sont savoureuses. Car, bien sûr, les gens du pouvoir se réclament de la chrétienté.
Quelques exemples significatifs :
M. Francis Gaeve, préfet du Loiret : « …Une telle attitude individuelle débouche sur la société de l’anarchie, source naturelle de la tyrannie… »
Docteur Alfred Westphal, député UDR : « …J’espère que vous ne vous faites aucune illusion et que ce versement ne vous dispensera certainement pas de verser le montant intégral des impôts à l’État, d’après la vieille doctrine énoncée déjà dans la Bible « Rendez à César ce qui appartient à César »… »
M. Raymond Triboulet, député UDR : « …Il est surtout scandaleux de couvrir cette confusion de pensée et cette anarchie du nom de l’Évangile qui dit expressément le contraire : « Mon royaume n’est pas de ce monde »… »
Les onze envoient aussi des lettres aux évêques du Tiers monde : un seul daigne répondre, Elder Camara, qui les assure de son total soutien.
Suite à cette action, quelques échos dans la presse. Quant au percepteur, il se sert en effectuant une retenue sur les salaires, égale au montant impayé.
1971. Malgré le silence de la grande presse, cette première action a quelques répercussions. Une centaine de personnes – principalement à Orléans, Tours, Paris, et surtout Lyon, où sont créés plusieurs groupes – refusent les « 20 % Défense nationale ». Aucune réaction officielle, si ce n’est, encore une fois, la ponction du percepteur sur le compte bancaire ou le salaire. Quelques refuseurs passent d’ailleurs au travers du filet. Fatigue des fonctionnaires… ?
Quoique restant pour l’heure très minoritaire, le refus de l’impôt est un petit succès dans la mesure où des groupes se forment et prennent contact entre eux. Effet boule de neige et organisation vont permettre de lancer l’idée sur une plus vaste échelle.
3% pour le Larzac
1972. Vincent Roussel et le groupe du Loiret à l’origine du mouvement soumettent aux paysans du Larzac le projet « refus-redistribution 3% ». Cette action est destinée d’une part à populariser le refus du camp militaire ; et, d’autre part, à réunir une somme pour financer la construction de la bergerie de la Blaquière. Le taux de 3% – non limitatif – a été choisi afin de permettre à tous de participer à cette action. Dans la mesure où le fisc les récupère ensuite, peu de personnes peuvent se permettre de refuser 20%.
Le 12 janvier 1973, veille de l’arrivée des tracteurs du Larzac à Paris, une délégation réussit à remettre au ministre de la Défense une lettre de 113 refuseurs qui assument les risques du refus collectif.
Il faut distinguer trois formes de refus de l’impôt. Les risques encourus diffèrent selon le cas.
1 ° – Le refus individuel : aucune sanction pénale n’est prise à l’encontre du refuseur.
2° – Le refus collectif : « Quiconque, par voies de fait, menaces ou manœuvres concertées, aura organisé ou tenté d’organiser le refus collectif de l’impôt sera puni de trois mois à deux ans de prison et 3 600 à 36 000 F d’amende. » (Code général des impôts, article 1747).
3° – L’incitation au refus : « Sera puni d’une amende de 180 à 3 600 F et d’un emprisonnement de un à six mois, quiconque aura incité le public à refuser ou à retarder le paiement de l’impôt. »
En 1973-1974, 1 000 personnes participent au 3% Larzac, 30 groupes se forment pour continuer l’action, 100000 F sont recueillis et servent à la construction de la bergerie.
On l’a dit, on le redit : 1975 sera l’année décisive pour l’avenir du Larzac. Associé à d’autres actions, le refus-redistribution de l’impôt peut faire reculer l’État.
Trois pour cent.. Trois petits pour cent… Il y a des gens pour croire qu’on doit sortir de la légalité, qu’on peut imaginer des formes d’action non conventionnelles, symboliques, et pourtant efficaces.
Bessas
(1) Pour la suite du débat individualisme-solidarité-pouvoir se reporter au texte de Thoreau.
(2) Une telle expérience a eu lieu. Alors que la guerre du Viêt-nam battait son plein. L’État par (intermédiaire d’ITT (encore) avait imposé une surtaxe sur le téléphone servant à financer l’effort de guerre américain. Un groupe de personnes a fondé alors le journal « Tax Talk » destiné à informer et à condamne un tel procédé. Ces gens, bien évidemment, refusaient de payer ta surtaxe.
BIBLIOGRAPHIE :
– Henry David Thoreau, « La désobéissance civile », édité par Combat-Non Violent, N° spécial 52-53-54. 6 F.
– Jean-Marie Muller, « Stratégie de l’action non-violente », Fayard, 24 F.