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Bruno Hérail : Tout homme est désobéissance en puissance

Article de Bruno Hérail paru dans La Gueule ouverte, n° 214, 14 juin 1978, p. 9-10.

La désobéissance civile ne peut se résumer à un guide de recettes : insoumission militaire, refus de l’impôt, transports en commun gratuits, écoles nouvelles, nouveaux rapports sexuels… Il ne peut y avoir que des émergences qui ne recouvriront jamais le juteux de cette naissance sans violence. Les tentatives de chacun sont essentielles à tous.

La désobéissance civile est l’auberge espagnole où l’habit ne fera jamais le moine. C’est le palais des mirages au milieu d’une désertification par érosion politico-militante.

Désobéissance civile : le paradoxe. Langage humaniste, catho, pacifiste bêlant. Ce peut être la nouvelle aventure que proposerait le système « aux hommes qui sont encore des hommes ». Un nouveau plaisir, une nouvelle jouissance, une autre raison de vivre. Attelons les chariots pour aller défricher de nouveaux territoires, le méchant nous guettera et le faible nous enviera. Du risque, du sang, de la sueur. Quel safari ! Quel orgasme ! Mais réservé à l’élite, à ceux qui peuvent en baver sachant que ce sont l’ordre, l’aliénation générale qui leur autorisent ce fruit défendu aux communs des mortels. En avant marche pour ce nouveau culte du surhomme.

Désobéissance civile, démarche alchimique pour quelques futurs gourous.

Désobéissance civile, pour avoir un nouveau vécu, prendre son pied comme cela ne semblait plus possible, revitaliser son quotidien, se donner l’illusion de lutter, de vivre.

La désobéissance civile…

La désobéissance civile est la désobéissance tout court. Au grand jour, dans la première inspiration d’air, brillant les poumons, après des années d’expiration douloureuses. Non la désobéissance de l’entêté agrémenté du fumet de l’interdit que l’on brave dans la pénombre propice de quelques cabinets enfumés par les premières cigarettes. Désobéir comme naît l’enfant au terme de la gestation quoi que puisse en décider la mère. Affirmation nouvelle, souhaitée, acceptée, tolérée, refusée, brimée, de ma propre autonomie et de mon individualité.

Je suis, parce que je suis. Etre unique, au maximum de mon délire d’être, de ma folie de vivre, de mon espérance de jouir, de ma peur de souffrir. Je suis.

Je désobéis malgré moi, comme par légitime défense, car étranger au normal. La sève qui fourmillait sous ma peau, dans ma chair n’a pu être endiguée.

Je désobéis car je me suis connu, reconnu, car l’autre m’a connu, reconnu. J’ai été enfanté comme je permets l’enfantement.

Je suis, tu es, il est, nous sommes.

Pas plus loin. Je suis de toute solidarité, la solidarité me fait désobéissance. Solidarité à moi-même, à toi, à lui, à nous.

La désobéissance est le plein épanouissement de l’insoumission.

Vue de l’esprit et balbutiements concrets alors que nous tâtons du pied ce terrain dépourvu de sécurité où la vie nous amène.

Si l’on n’a pas le choix de la consommation, de la soumission, nous avons par contre celui de l’insoumission, de la désobéissance.

La société nous fait bêtes à l’engrais avant de finir dans quelques boucheries. J’abdique pour un plat de lentilles, pour la chaleur du radiateur, pour le confort que semble apporter le savoir, pour qu’aucun souci ne vienne plisser le front de lutte de classes, j’abdique, je donne procuration, j’abandonne toute liberté de choix sur ce que sera fait mon quotidien. Je ne suis plus, je n’existe que par la cause que je défends, par la masse silencieuse que l’on réveille à coups de « la patrie est en danger ». Je rends culte et honneurs à ceux que la morale approuve, que l’histoire fait sortir du néant pour une galipette. Je deviens spectateur de ma propre atrophie, de ma propre mutilation, de mon univers autoconcentrationnaire. La léthargie est douce, je remplace le rythme des saisons par celui du métro-dodo-boulot, avant d’être gommé, ayant rempli le vide que l’on m’avait laissé par un vide identique, pour faire de la place au vide qui me suivra.

Vivre de désobéissances ou crever de soumission. Vivre est désobéir.

Je refuse les fatalités. Je me réveille au sein d’un cauchemar peuplé d’hommes sandwichs squelettiques et basanés, bouffés par des blancs hyper-protéinés et sous-cultivés. Je ne me reconnais ni l’un, ni l’autre. Je me sens homme, un et unique. Pinocchio n’est plus la marionnette soumise aux fils qui la reliaient au bon-vouloir du fabriquant de marionnettes. Il désobéit à la fatalité. Il vit, autonome. Il découvre que la peur d’être chassé du paradis est un mensonge car il n’y a de paradis qu’artificiel.

Désobéissance civile, autre formulation du cri : « La propriété c’est le vol. » Refus de se stériliser pour posséder la sécurité. Sucette sécurité de l’emploi, bonbon sécurité sociale, sucre d’orge sécurité d’une idéologie au carré, pain d’épices d’une sécurité participation autogestionnaire pour appuyer sur le bouton.

Je gagne du fric par mon boulot donc je suis. J’ai des loisirs par le fric que je gagne au boulot donc je suis. J’oublie mon boulot grâce aux loisirs que me procure le fric que je gagne en travaillant. J’ai toutes les cicatrices, les médailles des anciens combattants morts-vivants : voiture, télé, le studio merlin-plage, le chalet merlin-neige, la poudre de merlin pinpin. Je suis car je consomme. Droit de sousvivre ou permission de survivre.

Toutes les rues n’étaient que des impasses ? Je vivrai en crevant, la tête éclatée contre le mur qui n’était qu’illusion. Je me retrouve puzzle, rassemblant les morceaux et me construisant au gré de ma fantaisie. Je souhaite exister en harmonie avec mon voisin et non en opposition. Je crée, nous créons notre ailleurs, irrécupérable car l’individu est irrécupérable. J’existe par moi-même, par la tendresse des autres, mais pas à travers l’opposition systématique, la revendication symétriquement opposée. Je suis, pas parce que vous m’empêchez de vivre, je suis parce que je suis, je suis un en dépit de vous, malgré vous, à côté de vous, repoussoir ou contagieux jamais haineux car heureux.

Abandon des sécurités momifiantes, abandon des propriétés. Je n’appartiens à personne, pas même à moi, personne ne m’appartient. Je ne possède rien, je ne crains rien, je suis libre.

Vivre au jour le jour des amours qui enfantent, des actes qui permettent, des relations qui respectent. La liberté d’être n’est ni un droit, ni une tolérance. Elle est, pleine et entière, ni morcelée ni censurée, ni contrôlée, ni jugée. Elle est comme l’individu est.

La désobéissance civile n’est pas un nouvel art de vivre, une nouvelle éthique, une religion naissante. Elle est une question de vie ou de mort sans plus, sans moins. Elle n’est pas réservée à l’ours misanthrope pas encore bouffé par les contraintes ou les réalités professionnelles, sociales, familiales, politiques.

Tout homme est désobéissance en puissance.

Bruno Hérail

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