Article de Catherine Decouan paru dans La Gueule ouverte, n° 254, 28 mars 1979, p. 6.
Rien ne vaut les images, rien ne vaut le récit en direct. Tout ce qu’on avait pu lire dans la presse sur le soulèvement des femmes iraniennes ne m’a pas touchée autant que ce qui s’est donné à voir et à entendre dans cette salle de la Mutualité bondée où Kate Millet racontait avec un luxe de détails son séjour auprès des femmes de Téhéran. « En Iran, la lutte des femmes est en danger. C’est une lutte qui se mène constamment dans le danger, mais la chose extraordinaire, c’est qu’il s’agit du premier mouvement féministe de l’Islam. L’expérience de l’Iran est la plus émouvante que j’ai eue en tant que féministe et la plus constructive des actions en faveur de la libération, de l’égalité des droits ». Delphine Seyrig prêtait sa voix inimitable et ses connaissances linguistiques à la traduction simultanée, le visage éclairé de son inextinguible sourire (je me demande toujours comment elle fait, elle doit avoir un truc) tandis que Kate parlait, nous racontant tout, vraiment tout, mais si sympa, si humaine, si vivante.
Remontant à la genèse de son action aux USA contre le régime du Shah, avec la fondation du comité pour la liberté intellectuelle et artistique en Iran, auquel participaient les-Iraniens en exil, elle a ensuite conté heure par heure la journée du 8 mars à Téhéran dont les Iraniennes ont voulu faire le symbole de l’universalité de la lutte des femmes. Leurs difficultés, l’hostilité des groupes politiques et religieux, et puis la formidable manifestation spontanée qui a fait descendre dans les rues de la ville des milliers et des milliers de femmes. C’était le début de la révolution des femmes, et de cet événement, il ne reste aucune photo, aucune trace car les reporters occidentaux n’ont pas su voir à temps le caractère historique. Kate devait nous faire partager sa passion pour l’histoire qui se fait, pour le caractère unique de ce qui s’est passé là-bas.
«Tant de fois les femmes ont été laissées pour compte des révolutions. Cette fois, les femmes ne s’arrêteront pas tant que la révolution ne sera pas accomplie. Je ne peux pas assez insister sur la capacité de sororité de ces femmes : elles sont aussi très sophistiquées politiquement par leur longue lutte contre le Shah. En quelques jours, elles se sont organisées. Il ne s’est pas écoulé huit jours entre le 8 mars et la mise en place d’un comité de défense du droit des femmes avec un bureau, un journal, et la rédaction d’une constitution. »
Comparant avec humour la situation en Iran et aux Etats-Unis, où il faudrait un énorme effort, des tonnes de tracts et un militantisme démentiel pour mobiliser 50 000 femmes, Kate Millet a souligné gravement que nombre de ces féministes iraniennes sont prêtes à mourir pour leur liberté. Et leur liberté, ce n’est pas seulement le droit de porter ou non le tchador (Khomeiny est d’ailleurs revenu là-dessus), leur liberté, c’est la disposition de leur corps avec le droit à l’avortement, de leur personne avec le rétablissement de la loi de protection de la famille qui donnait à la femme un tout petit accès au divorce (à élargir bien sûr), la mixité dans l’instruction (actuellement les établissements exclusivement féminins ne sont pas au niveau des écoles pour garçons) alors qu’il y a encore 60% de femmes analphabètes en Iran…
Sur la répression du mouvement des femmes par les fanatiques religieux et les hommes de main payés pour ça, Kate ne nous a rien celé, y compris de ses émotions personnelles. Elle a raconté la manifestation où les femmes se sont assises devant les mitrailleuses manipulées par des hommes nerveux et totalement inexpérimentés, concluant que s’il n’y avait pas eu de massacre, c’était grâce à la non-violence et au calme courageux des manifestantes. Elle a expliqué que, sous couvert de fanatisme religieux, c’était en réalité le Lumpen-prolétariat organisé par la bourgeoisie qui faisait le coup de force contre les femmes. Elle n’a pas caché non plus la solidarité des hommes qui, au risque de leur vie, ont un jour entouré les femmes pour leur permettre de marcher ensemble pour l’égalité. Et puis les tracasseries et les violences dont elle a été l’objet aussi bien dans la rue que de la part des émissaires gouvernementaux : « J’ai compris ce qu’était la vie sans droit ».
Sur les incertitudes et les contradictions du mouvement des femmes iraniennes, Kate n’a pas voulu se départir de son optimiste, on aurait pourtant aimé avoir une vision un peu moins monolithique. Mais ne parlant pas l’idiome local, peut-être n’a-t-elle pas tout compris. Et puis, elle est américaine…
Le film réalisé à Téhéran, monté en deux jours et deux nuits de travail ininterrompu par Des Femmes en mouvements, présentait une vision encore plus percutante et davantage nuancée. On y voyait les Iraniennes défiler, chanter, discuter ferme, des femmes jeunes, des mères, des adolescentes, et aussi des femmes voilées. Une mère disant : « Je ne veux pas que mes filles connaissent la même chose que moi », des petites lycéennes au sourire éblouissant, des infirmières, des secrétaires (les premiers comités islamiques exclusivement masculins disposaient de machines à écrire… qui restaient muettes parce qu’aucun homme ne savait taper… ), une marée humaine déferlait sur l’écran. Avec en voix off, le commentaire et les traductions. Remarquable.
« Quand les femmes iraniennes font sauter leurs chaînes, ce sont les femmes du monde entier qui avancent avec elles », disent et écrivent Des Femmes en Mouvements. Si cette soirée a réussi à élargir le soutien et la solidarité des femmes françaises et des femmes iraniennes « pour ne pas laisser les portes de l’Iran se refermer sur la lutte des femmes », le but sera atteint.
Catherine Decouan