Texte d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 635, 1er mars 1924.
Sous ce titre notre ami Louis Fabbri a publié en italien un volume, dont le Libertaire avait annoncé il y a quelque temps la traduction française. Nous ne savons ce qui est advenu de ce projet, mais nous croyons qu’une lutte tenace s’impose à nous contre le bolchevisme soi disant communiste et sa prétention de vouloir monopoliser la révolution. Malgré ses persécutions criminelles et le plus éclatant démenti que les faits viennent donner chaque jour à son faux révolutionnarisme, il profite encore de l’une de ces légendes dont la vie est singulièrement dure. A nous de montrer sans relâche la douloureuse réalité.
Voici la préface écrite par Malatesta à la traduction espagnole du livre de Fabbri.
Depuis deux années environ qu’il fut écrit, le livre de Louis Fabbri sur la révolution russe conserve toute sa fraîcheur et reste le travail le plus complet que je connaisse sur ce sujet. Les événements qui se sont déroulés postérieurement en Russie sont même venus affirmer la valeur de l’œuvre, en donnant aux déductions que Fabbri tirait des faits alors connus et des principes anarchistes, une ultérieure et plus évidente confirmation expérimentale.
La matière du livre est un cas particulier du vieux, de l’éternel conflit entre liberté et autorité, qui a rempli toute l’histoire passée et travaille plus que jamais le monde contemporain, et des vicissitudes duquel dépend le sort des révolutions actuelles et futures.
La révolution russe s’est déroulée avec le rythme de toutes les révolutions passées. Après une période ascendante vers plus de justice et plus de liberté, qui dura tant que l’action populaire attaquait et abattait les pouvoirs constitués, survint la période de réaction ; elle commença dès qu’un nouveau gouvernement eut réussie se constituer et fut l’œuvre tantôt lente et graduelle, tantôt rapide et violente du nouveau pouvoir appliqué, à détruire le plus possible des conquêtes de la révolution et à établir un ordre assurant la permanence au pouvoir de la nouvelle classe gouvernante et défendant les intérêts des nouveaux privilégiés et de ceux parmi les anciens qui réussirent à survivre à la tourmente.
En Russie, grâce à des circonstances exceptionnelles, le peuple abattit le régime tsariste, constitua par son initiative libre et spontanée ses soviets (comités locaux d’ouvriers et paysans représentant les droits des travailleurs et soumis au contrôle immédiat des intéressés), expropria les industriels et les grands propriétaires fonciers au nom de l’égalité et de la liberté, et fonda sur une base de justice, tout au moins relative, la nouvelle vie sociale. Ainsi, la Révolution allait se développant et accomplissant la plus grandiose expérience sociale qu’ait jamais enregistrée l’histoire ; elle s’apprêtait à donner au monde l’exemple d’un grand peuple qui met en œuvre par son propre effort toutes ses facultés, atteint son émancipation et organise sa vie conformément à ses instincts, à sa volonté, sans la pression d’une force extérieure qui le gêne et le contraigne à servir les intérêts d’une caste privilégiée.
Mais, malheureusement, parmi les hommes qui contribuèrent le plus à donner le coup décisif au vieux régime se trouvaient de fanatiques doctrinaires, férocement convaincus de posséder « la vérité » et d’avoir mission de « sauver » le peuple ; d’après eux, point de salut hors des voies qu’ils indiquaient. Profilant du prestige que leur donnait leur rôle dans la Révolution et surtout de la force qui leur venait de leur propre organisation, ils réussirent à s’emparer du pouvoir, réduisant à l’impuissance les autres et particulièrement les anarchistes qui autant et plus qu’eux avaient contribué à la Révolution, mais ne purent s’opposer efficacement à leur usurpation, parce que dispersés, sans entente préalable, presque sans aucune organisation. Dès lors, la Révolution était condamnée.
Le nouveau pouvoir, selon la nature même de tout gouvernement, voulut concentrer dans ses mains toute la vie du pays et supprimer toute initiative, tout mouvement surgi des entrailles du peuple.
Tout d’abord il créa pour sa défense une armée prétorienne, puis une armée régulière et une puissante police qui surpassa en férocité et en manie liberticide celle même du régime tsariste. Il institua une innombrable bureaucratie, réduisit les soviets à être de simples instruments du pouvoir central et les fit dissoudre par la force des baïonnettes, supprima par la violence, et souvent par la violence sanglante, toute opposition, voulut imposer son programme social aux ouvriers et aux paysans récalcitrants et ainsi découragea et paralysa la production.
Il défendit bien le territoire russe contre les attaques de la réaction européenne, mais il ne réussit pas par là à sauver la Révolution, car il l’avait étranglée lui-même tout en cherchant à sauvegarder les apparences et les formes.
Et maintenant il s’efforce de se faire reconnaître des gouvernements bourgeois, d’entrer en rapports cordiaux avec eux, de rétablir le système capitaliste, en somme d’enterrer définitivement la Révolution.
Ainsi, toutes les espérances que la révolution russe avait suscitées dans le prolétariat mondial auront été trahies.
Certes la Russie ne reviendra pas à l’état antérieur, car aucune révolution ne passe sans laisser de traces profondes, sans secouer et élever l’âme populaire et sans créer de nouvelles possibilités pour l’avenir. Mais les résultats obtenus resteront bien inférieurs à ce que l’on espérait et à ce qu’ils pouvaient être et tout à fait en disproportion avec les souffrances endurées et avec le sang versé.
Nous ne voulons pas pousser trop loin la recherche des responsabilités. Certes la faute du désastre revient pour une grand part aux directives autoritaires qui furent données à la révolution, pour une grande part aussi à la singulière mentalité des gouvernants bolchevistes qui se trompant, reconnaissant et confessant leurs erreurs, n’en restaient pas moins convaincus d’être infaillibles et persistaient à imposer par la force leurs volontés changeantes et contradictoires. Mais il est vrai aussi, et plus encore, que ces hommes se sont trouvés aux prises avec des difficultés inouïes et que peut être ce qui nous semble erreur et mauvaise foi fut l’effet inéluctable de la nécessité.
C’est pourquoi nous nous abstiendrons volontiers de formuler un jugement laissant le soin de juger plus tard à l’histoire sereine et impartiale, si tant est qu’une histoire sereine et impartiale soit jamais possible. Mais il y a en Europe tout un parti qui, hypnotisé par le mythe russe, voudrait imposer aux proches révolutions les mêmes méthodes bolchevistes qui ont tué la révolution russe. Il est donc urgent de mettre en garde les masses en général et les révolutionnaires en particulier contre le péril des tentatives dictatoriales des bolchevisants. Et Fabbri a rendu un signalé service à la cause en montrant jusqu’à l’évidence la contradiction qui existe entre dictature et révolution.
L’argument fondamental qu’allèguent les défenseurs de la dictature, encore appelée « dictature du prolétariat », bien qu’elle soit — désormais tous en conviennent — la dictature des chefs d’un parti sur toute la population, l’argument fondamental, dis-je, est la nécessité de défendre la révolution contre les tentatives intérieures de restauration bourgeoise et contre les attaques qui viendraient des pays étrangers dont le prolétariat ne saurait pas tenir en respect les gouvernements par la menace de déclencher la révolution dès que l’armée serait engagée dans une guerre.
Il n’est pas douteux qu’il faut se défendre, mais du système de défense adopté dépend en grande partie le sort de la révolution. Si pour vivre on doit renoncer à ce qui fait la valeur de la vie, si pour défendre la révolution on doit renoncer aux conquêtes qui en constituent le but essentiel, mieux vaut alors être honorablement vaincus et sauver les possibilités de l’avenir que de vaincre en trahissant sa propre cause.
La défense intérieure, il faut l’assurer par la destruction radicale de toutes les institutions bourgeoises et par l’impossibilité de tout retour au passé. Il est vain de vouloir défendre le prolétariat contre la bourgeoisie en la mettant dans des conditions d’infériorité politique. Tant qu’il y aura des gens qui possèdent et des gens qui n’ont rien, ceux qui possèdent finiront toujours par se moquer des lois et même, à peine les premiers bouillonnements calmés, ce sont eux qui arriveront au pouvoir et feront les lois.
Vaines les mesures de police, qui peuvent bien servir à opprimer mais ne serviront jamais à libérer.
Vaine et pire pire que vaine, homicide, la fameuse terreur révolutionnaire.
Certes la haine, la juste haine qui couve dans l’âme des opprimés est si grande, les infamies commises par les gouvernants et les maîtres sont si nombreuses, si nombreux les exemples de férocité venus d’en haut, si impitoyable le mépris de la vie et des souffrances humaines qu’affichent les classes dominantes, qu’il n’y a pas à s’étonner si un jour de révolution la vengeance populaire éclate terrible et inexorable. Nous ne nous en scandaliserons pas et nous ne chercherons pas à la refréner sinon par la propagande, car vouloir la refréner autrement conduirait à la réaction. Mais il est certain, selon nous que la terreur est un péril et non une garantie de succès pour la révolution. La terreur, en général, atteint les moins responsables et met en valeur les pires éléments, ceux mêmes qui sous l’ancien régime auraient servi de policiers et de bourreaux et qui sont heureux d’exercer au nom de la révolution leurs mauvais instincts et de satisfaire de sordides intérêts.
Et ceci s’applique à la terreur populaire exercée directement par les masses contre leurs oppresseurs directs. Car si la terreur devait être organisée, faite par ordre du gouvernement au moyen de la police et des tribunaux appelés révolutionnaires, elle serait alors le moyen le plus sûr de tuer la révolution. Plus que contre les réactionnaires, elle s’exercerait contre les amants de la liberté qui résisteraient aux ordres du nouveau gouvernement et blesseraient les intérêts des nouveaux privilégiés.
On pourvoit à la défense et au triomphe de la révolution en intéressant chacun à sa réussite, en respectant la liberté de tous, en enlevant à quiconque non seulement le droit, mais la possibilité d’exploiter le travail d’autrui.
Il ne faut pas soumettre les bourgeois aux prolétaires, mais abolir bourgeoisie et prolétariat en assurant à chacun la possibilité de travailler selon ses préférences et en mettant tous les hommes, tous les hommes valides, dans l’impossibilité de vivre sans travailler.
Une révolution sociale qui, après avoir vaincu, est encore en péril d’être anéantie par la classe dépossédée, c’est une révolution qui s’est arrêtée à mi-chemin et pour s’assurer la victoire, elle n’a qu’à aller toujours plus avant, toujours plus à fond.
Reste la question de la défense contre l’ennemi extérieur. Une révolution qui ne veut pas finir sous le talon d’un soldat de fortune ne peut être défendue que par des milices volontaires qui fassent en sorte que chaque pas des étrangers sur le territoire envahi les conduise à une embuscade et qui cherchent à offrir tous les avantages possibles aux soldats envoyés par force et traitent sans pitié les officiers ennemis venus volontairement. L’action guerrière doit être organisée le mieux possible, mais il est essentiel d’éviter que ceux qui se spécialisent dans la lutte militaire exercent à ce titre une action quelconque sur la vie civile de la population.
Nous ne nions pas que du point de vue technique plus une armée est dirigée autoritairement, plus elle a de chances de victoire et que la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d’un seul, — s’il se trouve que ce soit un génie militaire, — constituerait un bon élément de succès. Mais la question technique n’a qu’une importance secondaire. Et ce serait bien mal servir la cause révolutionnaire que de risquer de tuer nous-mêmes la révolution pour éviter la possibilité d’une défaite infligée par l’étranger.
Que l’exemple de la Russie nous serve ! Se faire mettre la bride dans l’espérance d’être mieux guidés ne peut conduire qu’à l’esclavage.
Que tous les révolutionnaires étudient le livre de Fabbri. Le connaître est nécessaire pour éviter les erreurs où sont tombés les Russes.
Errico Malatesta.
Une réponse sur « Errico Malatesta : Dictature et révolution »
Très bonne description des usurpations des révolutions populaires. Décidément toujours d’actualité. Un groupe surgit et récupére à la manière des pires voyous assassins ce qui a été bâti au prix du sang de millions de citoyens. Staline en est l’exemple vivant. Mais l’histoire se répète… la preuve que Malatesta est un vrai génie.