Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 694, 12 juin 1926.
« Démocratie » signifie, en théorie, gouvernement du peuple : gouvernement de tous, à l’avantage de tous et par l’œuvre de tous. En démocratie le peuple doit pouvoir dire ce qu’il veut, nommer les exécuteurs de ses volontés, les surveiller, les révoquer à son gré.
Naturellement cela suppose que tous les individus qui composent le peuple aient la possibilité de se former une opinion sur toutes les questions qui les intéressent et de la faire valoir. Cela suppose donc que chacun soit politiquement et économiquement indépendant et que personne ne soit obligé pour vivre de se soumettre à la volonté d’autrui. S’il existe des classes et des individus, privés des moyens de production et dépendant par conséquent de qui s’est adjugé le monopole de ces moyens, le régime prétendu démocratique ne peut être qu’un mensonge propre à tromper et à rendre docile la masse des gouvernés au moyen d’un fantôme de souveraineté et à sauver et consolider ainsi la domination de la classe nantie et privilégiée. Et telle est et telle a toujours été la démocratie en régime capitaliste, quelque forme qu’elle prenne, de la monarchie constitutionnelle au gouvernement prétendu direct.
La démocratie, le gouvernement du peuple, ne pourrait exister qu’en régime de forme socialiste, quand, les moyens de production et de vie étant socialisés, le droit de tous à intervenir dans la gérance de la chose publique aurait comme base et comme garantie l’indépendance économique de chacun. Dans ce cas il semble bien que le régime démocratique répondrait mieux que tout autre à la justice et mieux que tout autre harmoniserait l’indépendance individuelle avec les nécessités de la vie sociale. Et c’est ainsi qu’il apparut plus ou moins nettement à ceux qui en temps de monarchie absolue combattirent, souffrirent et moururent pour la liberté.
Mais il reste encore que, à regarder les choses telles qu’elles sont, le gouvernement de tous apparaît comme une impossibilité, parce que les individus qui composent le peuple diffèrent dans leurs opinions et leurs volontés et il n’arrive presque jamais que tous soient d’accord sur une question ou sur un nom, et s’il existe un gouvernement de tous, ce ne peut être, dans la meilleure des hypothèses, que le gouvernement de la majorité. Les démocrates, socialistes ou non, en conviennent volontiers. Ils ajoutent, il est vrai, que les droits des minorités doivent être respectés, mais comme c’est la majorité qui détermine quels sont ces droits, les minorités n’ont en définitive que le droit de faire ce que la majorité veut et permet. La seule limite à l’arbitraire de la majorité serait la résistance que les minorités sauraient et pourraient opposer. Ceci revient à dire que la lutte sociale serait continue, lutte où une partie des membres, qui serait la majorité, a le droit d’imposer sa volonté en utilisant pour ses fins particuliers les forces de tous.
Ici, je pourrais m’attarder à démontrer par un raisonnement appuyé sur les faits passés et contemporains, comment, dès qu’il y a gouvernement, c’est-à-dire commandement, il n’est même pas vrai que la majorité puisse réellement commander, et comment, en réalité, toute démocratie a été, est et sera une « oligarchie », le gouvernement de quelques-uns, une dictature. Mais je préfère, étant donné le but de cet article, abonder dans le sens des démocrates et supposer qu’un véritable et sincère gouvernement de la majorité puisse exister.
Gouvernement signifie droit de faire la loi et de l’imposer à tous par la force. Sans gendarmes, il n’est pas de gouvernement.
Or une société peut-elle vivre et progresser pour le plus grand bien de tous, peut-elle adapter peu à peu sa manière d’être aux circonstances toujours changeantes, si la majorité a le droit et la possibilité d’imposer par la force sa volonté aux minorités récalcitrantes ?
La majorité est par nature conservatrice, ennemie du nouveau, avare de pensée et d’action, et en même temps elle est impulsive, excessive, docile à toutes les suggestions, prompte aux enthousiasmes et aux craintes déraisonnables. Toute idée neuve part d’un individu ou d’un petit nombre d’individus. Si c’est une idée vitale, elle est acceptée par une minorité plus ou moins restreinte et si jamais elle arrive à conquérir la majorité, c’est lorsqu’elle a été surpassée par de nouvelles idées, de nouveaux besoins. lorsqu’elle est déjà devenu quelque chose d’ancien et peut-être un obstacle plutôt qu’un aiguillon au progrès.
Mais voulons-nous donc le gouvernement d’une minorité ?
Certes non, car s’il est injuste et dommageable que la majorité opprime la minorité et fasse obstacle au progrès, il est encore plus injuste et plus dommageable qu’une minorité opprime toute la population ou impose par la force ses propres idées qui, même bonnes, susciteraient répugnance et opposition par le seul fait d’être imposées.
Et puis, n’oublions pas que des minorités il en est de tontes sortes. Il y a des minorités d’égoïstes et de malfaisants, comme il y en a de fanatiques se croyant en possession de la vérité absolue et désirant, en toute bonne foi du reste, imposer aux autres ce qu’ils tiennent pour la seule voie de salut et peut d’ailleurs être une simple sottise. Il y a des minorités réactionnaires qui voudraient le retour en arrière et sont divisées quant aux voies et aux limites de la réaction, comme il y a des minorités révolutionnaires divisées, elles aussi, sur les buts de la révolution et sur la direction à imprimer au progrès social.
Quelle minorité devra commander ?
C’est une question de force brutale et de capacité d’intrigue ; et les probabilités de réussite ne sont pas pour les plus sincères et les plus dévoués au bien général. Pour conquérir le pouvoir, il faut des qualités qui ne sont pas précisément celles qui sont nécessaires pour faire triompher dans le monde la justice et la bienveillance.
Mais je veux faire encore des concessions et supposer qu’arrive au pouvoir, parmi tous les aspirants au gouvernement, précisément la minorité dont je considère les idées et les projets comme les meilleurs. Je veux supposer que les socialistes arrivent au pouvoir et je dirais même les anarchistes si la contradiction des termes ne me l’interdisait.
Déjà pour conquérir le pouvoir, légalement ou illégalement, il faut avoir laissé en route une bonne partie du bagage d’idéal et s’être débarrassé de tous les impedimenta constitués par les scrupules moraux. Et puis, une fois arrivé, la grande affaire est de se maintenir au pouvoir, il devient de toute nécessité d’intéresser au nouvel état de choses et d’attacher aux personnes des nouveaux gouvernants une classe nouvelle de privilégiés, et de supprimer par tous les moyens possibles toute sorte d’opposition. Peut-être même dans un but louable, mais toujours avec des résultats liberticides.
Un gouvernement établi, qui s’appuie sur le consentement passif de la majorité, fort par le nombre, par la tradition, par le sentiment, quelquefois sincère, d’être selon le droit, peut laisser quelques libertés, au moins tant que les classes privilégiées ne se sentent pas en péril. Un gouvernement neuf, avec le seul appui d’une minorité souvent exiguë, est obligé d’être tyrannique.
Il suffit de penser à ce qu’ont fait les socialistes et les communistes quand ils sont allés au pouvoir, qu’ils y soient allés en trahissant leurs principes et leurs compagnons, ou qu’ils y soient allés bannières déployées au nom du socialisme et du communisme.
Voilà pour quelles raisons nous ne sommes ni pour un gouvernement de majorité, ni pour un gouvernement de minorité ; ni pour la démocratie, ni pour la dictature.
Nous sommes pour l’abolition du gendarme. Nous sommes pour la liberté pour tous et pour le libre accord qui ne peut manquer de s’établir quand personne n’a les moyens de contraindre autrui et quand tous sont intéressés à la bonne marche de la société.
Nous sommes pour l’anarchie.
Errico Malatesta.
(Traduit de Penserio e Volontà)