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G. Sardet : Un grand livre « Sans patrie ni frontières »

Article de G. Sardet paru dans La Révolution prolétarienne, n° 13, avril 1948, p. 27

A maintes reprises, la R.P. a souligné l’importance exceptionnelle du livre de Kravchenko : « J’ai choisi la liberté ! ». Ce n’était pas pour recommander la liberté toute relative en faveur de laquelle l’auteur avait opté (et c’était bien compréhensible dans sa situation), mais plutôt parce que cet ouvrage a mis à nu, pour la première fois à cette échelle, la vie quotidienne du citoyen soviétique, ses misères, ses souffrances, et l’absence de perspectives sur une vie meilleure. Mieux que des dissertations théoriques sur le caractère social de la société russe. cet ouvrage a dévoilé l’une des plus grandes mystifications de l’histoire contemporaine.

Il en existe d’autres. Nous savons, et nous ne nous lassons pas de le répéter, que le Kominform et anciennement le « Komintern », est un vaste réseau international, monté par une bureaucratie toute-puissante ; un instrument qui sert, dans chaque pays, n an à exprimer et à réaliser le communisme, mais à soutenir les intérêts de l’Etat russe.

Mais lorsque nous faisons, et pour la Russie et pour le Kominform, ces constatations sans nul doute vraies et incontestables, il manque, et pour nous et pour les autres, une chose essentielle : c’est d’imaginer comment se réalise concrètement cette chose. En effet, il y a un abîme entre la faculté d’un simple citoyen de concevoir un événement ou une institution et la réalité, complexe à l’extrême, changeante selon les nécessités tout en gardant le même contenu.

Ainsi pour le Komintern (ou le Kominform)… Les anciens se rappellent encore (ce que les jeunes savent par la lecture) l’enthousiasme suscité par la fondation d’une Internationale qui voulait vraiment en être une. Toute une génération s’est sacrifiée pour servir une cause représentée par un pays qui venait d’accomplir une révolution. L’histoire de la Troisième Internationale reste à écrire. L’historien nous donnera, certes, des éléments intéressants pour comprendre la grandeur et la décadence d’un organisme qui fut capable (et l’est encore aujourd’hui) d’attirer les éléments les plus combatifs de la classe ouvrière. Mais l’historien sera-t-il capable d’évoquer avec suffisamment de clarté, avec des exemples puisés dans l’activité quotidienne, le caractère réel de cette organisation, réunissant dans son sein toutes les activités imaginables, dont une des plus importantes, sans doute, a été de créer un vaste réseau d’espionnage au service de la Russie ?

Non, l’historien nous parlera de sa politique changeante, de sa subordination aux intérêts d’Etat. Il ne nous la montrera pas vivante. Or voici qu’un livre extrêmement important, qui a déjà eu quelques échos dans la presse, vient donner une contribution inestimable pour la compréhension de l’histoire du Komintern (1). L’auteur, qui vit actuellement aux Etats-Unis, s’appelle en réalité Krebs ; c’est un ancien communiste allemand. De vieux militants allemands ayant vécu à Hambourg se souviennent encore de lui. Comme marin, il a été, dans sa jeunesse, très vite attiré par le parti communiste allemand.

L’ouvrage, du début jusqu’à la fin, est l’histoire de la vie de Krebs, alias Valtin, une vie qui se confond entièrement avec le travail pour le parti communiste allemand d’abord, pour le Komintern ensuite, et, enfin, pour la N.K.V.D. Ce qui fait l’importance extraordinaire de ce livre, c’est le fait que l’auteur ne s’abandonne pas à des considérations théoriques, mais qu’il apporte des faits, rien que des faits. C’est un homme qui, de par son travail, a été en contact avec les plus hautes autorités du Komintern et du Guépéou.

Il a organisé, pour le compte de ces institutions, tout le travail international parmi les marins. Il a trempé dans toutes les entreprises du stalinisme international. Il témoigne aussi bien sur la façon criminelle dont a été organisée l’insurrection de Hambourg en 1923 que sur la manière inhumaine dont on a sacrifié les militants communistes après la prise du pouvoir par Hitler. Il nous raconte, preuves concrètes à l’appui, comment on a organisé, dans tous les coins du monde, des réseaux d’espionnage, exerçant une activité qui n’avait aucun rapport avec les luttes et avec les soucis du mouvement ouvrier.

Des centaines d’exemples sont là pour démontrer au lecteur de quelle façon il a été fait abstraction de l’individu, du simple militant sacrifié à la « cause », alors que cette « cause » – la preuve en est apportée – se confondait entièrement avec les intérêts de l’Etat russe.

La presse quotidienne a relevé le cas des députés français Villon et Cance qui, Valtin le prouve en citant des faits précis, étaient des agents du Guépéou. Mais Valtin ne prouve pas que cela : il affirme, se basant sur des dates précises et sur des faits que personne ne pourra contredire, qu’une grande partie des chefs communistes du monde entier sont en réalité au service du Guépéou.

De nombreux faits, également en ce qui concerne la France, sont apportés par Valtin et font mieux comprendre le mécanisme raffiné du travail effectué par le Guépéou. Combien de membres de la C.G.T. se sont doutés, par exemple, que des gréves ont été déclenchées n ‘ayant aucun rapport avec les besoins de la classe ouvrière, mais uniquement avec ceux d’une bureaucratie sans scrupules ? Les lecteurs de cet ouvrage verront Frachon et Racamond au travail et apprendront que leur attitude pendant les grèves de novembre-décembre 1947 a déjà eu des précédents en France. Ils sauront aussi, de quelle manière, avec l’aide de quelques « intellectuels », a été organisé, par des agents sans scrupules, le congrès d’Amsterdam-Pleyel. Ils reconnaîtront que n’importe quelle manifestation stalinienne sert, en dernier lieu, à une autocratie, héritière d’une révolution transformée en contre-révolution.

Ce témoignage est capital. Il rejoint celui de Kravchenko, de même que celui de Koestler. L’écrivain socialiste italien Ignazio Silone a parlé du « fascisme rouge ». En effet, comment ne pas se servir de cette expression, marquant le point d’arrivée d’une politique et d’une activité qui sont basées sur des principes autoritaires, sur des méthodes dégradantes, entraînant l’avilissement humain et le mépris de celui qui ne suit pas aveuglément la « ligne ».

Nous voudrions que ce témoignage d’un homme, qui a cru se battre pour un idéal et qui, comme tant d’autres, a été la victime d’une mauvaise cause, soit lu par tous nos amis.

G. SARDET.


(1) Jan Valtin : Sans patrie ni frontières, Ed. Wapler, 1 vol. 495 fr.


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