Contribution de Jean-Jacques Gandini parue dans Gavroche, revue d’histoire populaire, n° 20, mars-avril 1985, p. 1-7
En septembre dernier avait lieu à Venise un colloque organisé par le Centre Pinelli de Milan sur le thème : « Tensions libertaires dans un monde de tendance autoritaire ». M. J.-J. Gandini y présentait une excellente contribution centrée sur George Orwell et « 1984 » ; nous publions de larges extraits de cette contribution. Même si nos lecteurs ne partagent pas tous les opinions libertaires qu’affirme bellement M. Gandini, son tableau de la vie d’Orwell, son évocation de « 1984 » comparée aux réalités totalitaires de notre monde les passionneront sans doute ; et les faits qu’il cite appartiennent déjà à l’Histoire.
George Orwell, libertaire sans étiquette
Eric Blair naît à Motihari au Bengale le 25 juin 1903. Son père Richard, qui travaillait à la section « Opium » du gouvernement de l’lnde, avait épousé en 1896, âgé de 39 ans, lda Limouzin, dont le père était français, de 18 ans sa cadette. Femme originale et cultivée, elle emmena en 1904 ses enfants en Angleterre, comme c’était courant à l’époque. Ce n’est que quatre ans plus tard que le père devait les rejoindre définitivement, une fois sonnée l’heure de la retraite.
Eric grandit donc jusqu’à l’âge de huit ans entouré uniquement de femmes et dans un milieu qu’il devait lui-même qualifier plus tard de « classe moyenne inférieure-supérieure », à savoir « des familles de maintien fier et à la bourse plate ». Premier événement marquant : pour son huitième anniversaire, sa mère lui offre les « Voyages de Gulliver » de Swift, qui devait devenir son livre de chevet, sa vie durant.
Se sentant d’un côté sur-protégé et étouffé, de l’autre rejeté en tant qu’homme-enfant. il allait bientôt intégrer un monde totalement différent en entrant, grâce à une bourse, à la Prep School de Saint-Cyprian, dans le Sussex. Là, il reçoit une caricature d’éducation victorienne : coups de canne, porridge moisi et dortoir glacé, et y acquiert la haine de la discipline collective, tout en se révélant brillant sur le plan scolaire.
« A la maison, c’était sans doute loin d’être parfait, mais au moins l’amour l’emportait sur la crainte. A huit ans, vous étiez tout à coup extrait de votre nid douillet et précipité comme un poisson rouge dans un bassin rempli de brochets, dans un monde où régnaient la force, la fraude et le secret. »
ll peut ainsi obtenir une nouvelle bourse pour entrer à quatorze ans à Eton, la « public school » la plus cotée d’Angleterre. Paradoxalement, à part le cours de français où il a comme professeur Aldous Huxley qui lui donne le goût des mots, il ne s’intéresse guère à ce qu’on lui enseignait, estimant plus ou moins que « tout cela tenait du racket ». Par contre, il adresse des poèmes à sa cousine, Jacintha Buddicom et est persuadé qu’il sera plus tard « un auteur célèbre ».
Mal classé à la sortie, il ne peut continuer la filière classique et, pressé par son père, il prépare le concours de l’lndian Office aux fins d’intégrer… la police impériale indienne, et le réussit. En novembre 1922, à l’âge de dix-neuf ans, il s’embarque pour la Birmanie et, après un stage d’un an à l’Ecole d’entraînement à Mandalay, il rejoint son premier poste, Myaungmya, où il est adjoint du commissaire de police local. ll passe en tout cinq années dans divers postes insalubres et lointains où il apprend à réprouver l’impérialisme, accomplissant ses tâches avec dégoût, avant de démissionner en 1927 car « il me déplaisait de mettre des gens en prison pour avoir fait ce que j’aurais fait à leur place ». Comme l’indique son biographe, Bernard Crick :
« Ainsi, à la fin de son séjour en Birmanie, il est clair qu’il ressentait une haine particulière pour l’impérialisme qu’il étendit rapidement à une critique générale de l’autocratie sous toutes ses formes. Son isolement en Birmanie renforça ce qui était déjà’perceptible pendant sa scolarité, des penchants solitaires mais hautement individualistes avec une forte méfiance envers toute forme d’autorité ».
Retour bien symbolique en Europe : il débarque à Marseille en août 1927 pour apprendre quelques jours plus tard l’exécution de Sacco et Vanzetti.
Ce retour est également pour lui un cap. Il est déterminé à devenir écrivain. Suivant en cela l’exemple de Jack London – qu’il considère alors comme un maître – avec « Le Peuple de l’abîme », pour trouver la matière de son premier livre, il plonge parmi les « derniers des derniers », les mendiants, les clochards, les vagabonds, à Londres d’abord, puis à Paris à partir du printemps 1928. Mais alors que London était déjà célèbre et donc en mesure de réintégrer « l’univers des nantis », le pécule d’Orwell fondait à vue d’œil : se nourrissant de peu, se chauffant à peine, il écope en mars 1929 d’une attaque de pneumonie. A l’automne, il se retrouve plongeur à l’hôtel Lotti, rue de Rivoli, puis rentre à Londres à Noël 1929 pour vivre encore deux ans d’errances. Pendant tout ce temps, il n’a qu’une préoccupation : écrire, ce qui nécessite chez lui un travail acharné pour acquérir la maîtrise de la prose anglaise. Après plusieurs refus, « Down and out in Paris and London » – en français, « La Vache enragée », retraduit plus tard « Dans la dèche à Paris et à Londres » – sort finalement sous le pseudonyme de George Orwell du nom d’une rivière qu’il aimait, chez l’éditeur Gollancz, considéré comme « très à gauche », en janvier 1933. Le livre a de bonnes critiques mais le tirage ne dépasse pas les 3 000 exemplaires. Malgré tout, il persévère et l’année suivante paraît « Tragédie birmane ». En 1934-1935, il travaille dans une librairie d’Hampstead, quartier bohème des faubourgs londoniens, appartenant à Francis et Myfanwy Westrope. Ces derniers militaient à l’lndependant Labour Party – parti travailliste indépendant « étrange mélange de vieil évangélisme et de marxisme non communiste ». Pour l’lLP, le parti communiste de l’Union soviétique et de ses affiliés n’était guère devenu meilleur que les nouveaux régimes fascistes : une forme historique spécifique de capitalisme monopoliste d’Etat. C’est à la même époque qu’au cours d’une « party » organisée chez lui, il rencontre une jolie Irlandaise, étudiante en psychologie, Eileén O’Shaugnessy, qu’il épouse peu après.
Son activité littéraire, parallèlement, ne se dément pas. Tout en collaborant régulièrement à la revue socialiste « l’Adelphi », il publie « La Fille du clergyman » puis « Et vive l’Apidistra », qu’il termine en janvier 1936, dernier de ses livres « littéraires », du moins de ceux qu’il voulut tels.
Ce même mois de janvier, Victor Gollancz lui commande un livre sur les conditions de vie des chômeurs dans le nord industriel de l’Angleterre, et lui verse une avance de cinq cents livres, ce qui pour l’époque était un à-valoir important. Avec ses habitudes frugales, Orwell pensait pouvoir « vivre dessus » pendant deux ans !
ll accepte avec enthousiasme et deux mois durant, il sillonne le pays minier loge chez des ouvriers, notamment les membres de l’lLP, et descend au fond de la mine. Le témoignage sur la condition ouvrière qu’il va en dresser dans « The Road to Wigan Pier » – Le Quai de Wigan – le consacre comme l’un des écrivains politiques les plus en vue d’Angleterre. Lui dont le modèle jusqu’alors était Swift, qu’il qualifiait d’ « anarchiste tory » (1) se rapproche de l’lLP et se définit comme « socialiste démocratique ». Son credo sera désormais « Justice ET Liberté ».
Mais son enthousiasme pour le prolétariat n’empêche pas la clairvoyance. S’il se rappelle le terrible « the lower classes smell » – le peuple sent mauvais de son enfance petite-bourgeoise, il se rend compte que parmi les dirigeants et militants ouvriers, nombreux sont ceux qui ont tendance à être bourgeois, ou du moins des petits-bourgeois dans leur mode de vie et dans les valeurs qu’ils défendent. Quoi qu’il en soit, il va pouvoir bientôt mettre ses nouvelles idées en pratique, car juillet 1936 approche : en Espagne, c’est le soulèvement franquiste…
Le putsch échoue grâce à la mobilisation admirable des anarchistes de la CNT/FAl, notamment en Catalogne où ils sont majoritaires, et à travers toute l’Europe se dessine un puissant mouvement de sympathie pour soutenir la révolution en Espagne. Les volontaires affluent. Persuadé qu’il faut être « introduit », George Orwell s’adresse d’abord à Pollitt, secrétaire général du parti communiste anglais. Mais comme il refuse de rejoindre immédiatement les Brigades Internationales, désireux de voir d’abord par lui-même ce qu’il se passait, Pollitt refuse à son tour de l’aider et Orwell se retourne alors vers l’ILP. Le 26 décembre, le voilà à Barcelone où il rejoint les rangs du POUM, Parti ouvrier d’unification marxiste, anti-stalinien et proche de l’ILP. Là il est envoyé sur le front d’Aragon où il ne se passera pas grand-chose pendant les quatre mois qu’il y restera. faute d’armes et de munitions. Plus que les « franquistes, les vrais ennemis sont le froid, la crasse, les poux et les rats, A propos de ces derniers, qui joueront un rôle important dans « 1984 », Bob Edwards, responsable ILP et commandant d’e sa compagnie. indique qu’Orwell en avait une véritable phobie. C’est ainsi qu’une nuit, l’un des rongeurs s’étant montré trop entreprenant à son goût, il lui tire dessus, déclenchant une fusillade générale !
Début mai, il est de retour à Barcelone juste au moment où les communistes cherchent à s’emparer du pouvoir en attaquant le Central téléphonique tenu par la CNT et l’UGT, l’autre syndicat socialiste, minoritaire en Catalogne. Va s’ensuivre une semaine de barricades et de combats entre les communistes d’une part, la CNT/FAI et le POUM d’autre part. Finalement les ministres anarchistes appellent la base à déposer les armes et le gouvernement de Madrid envoie cinq mille gardes d’assaut quadriller Barcelone… De retour sur le front de Huesca, Orwell est blessé le 20 mai 1937 par une balle qui passe à deux millimètres de sa carotide. Rapatrié sur Lérida, puis Barcelone, il tombe en pleine chasse aux sorcières. Le PC tient la Catalogne sous son contrôle ; le POUM a été déclaré hors-la-loi, et ses militants « fascistes ». Andrès Nin, leader du POUM et trotskiste – qui, au même titre que Trotski, servira de modèle au Goldstein de « 1984 » est assassiné par les agents du KGB. Néanmoins, avec sa femme qui l’a rejoint, Orwell réussit à passer en France. Le 21 juin, il arrive à Perpignan.
L’expérience sera décisive. En effet, jusque-là, il avait balancé entre la stratégie des anarchistes et des poumistes, pour lesquels on ne pouvait dissocier la révolution de la guerre, et le mot d’ordre des communistes : « Guerre d’abord, révolution plus tard ». Ainsi qu’il s’en est expliqué dans l’admirable « Hommage à la Catalogne » :
« Il est facile de comprendre pourquoi à l’époque [hiver 36-37] je préférais le point de vue communiste à celui du POUM. Les communistes avaient une politique pratique et définie, à l’évidence bien meilleure sur le plan du bon sens qui ne voit qu’à quelques mois… Finalement je partageais l’opinion communiste qui revenait à dire : « Nous ne pouvons pas parler de révolution tant que nous n’aurons pas gagné la guerre ».
Or, que lit-il dans la presse anglaise à propos des « Evénements de mai » à Barcelone ? Daily Worker, journal du parti communiste :
« Les agents allemands et italiens qui s’infiltrèrent dans Barcelone pour préparer ostensiblement le célèbre Congrès de la lVe Internationale [trotskiste] avaient une grande tâche qui était de provoquer un tel bain de sang en coopération avec les trotskistes locaux, que les Allemands et les Italiens auraient un alibi pour intervenir par terre et par mer sur la côte catalane. » News Chronicle, libéral : « Cela n’a pas été un soulèvement anarchiste, C’est un putsch avorté, déclenché par le POUM « trotskiste »… Barcelone, la première ville espagnole, a été plongée dans un bain de sang par des « agents provocateurs » utilisant cette organisation subversive. »
Orwell a vu de ses yeux comment on invente l’histoire. C’est de là que date chez lui la découverte de cet usage de la vérité qui plus que la terreur et la police, fonde le totalitarisme : il avait rencontré un des aspects de « 1984 ». Parallèlement, les réalisations révolutionnaires, dues notamment aux anarchistes, raffermissent ses convictions :
« J’ai vu des choses prodigieuses et enfin je crois vraiment au socialisme, ce gui ne m’était jamais arrivé auparavant. »
De retour en Angleterre, il écrit en 1938 un pamphlet contre la guerre, jamais publié. En mars de cette même année, il subit sa première attaque de tuberculose et se soigne d’abord au sanatorium du Kent, puis au Maroc jusqu’en mars 1939. Un nouveau roman suit, « Coming up for Air », qui prophétise la guerre imminente. Néanmoins, il continue à défendre ses opinions pacifistes jusqu’au pacte Hitler-Staline d’août 1939 où, en une nuit, il décide de soutenir la guerre à venir et entreprend de convaincre la gauche des vertus d’un patriotisme (2) révolutionnaire. « My Country, right or left » en vient-il à dire à l’automne 1940… Raison de son soutien à la guerre ? La seule alternative étant la reddition de Hitler, il était préférable de résister…
D’ailleurs, pour lui, le patriotisme peut être changement. Le changement pouvait même signifier révolution, « devra signifier révolution si la guerre est gagnée ». Il développera d’ailleurs cette thèse et la possibilité d’une révolution spécifiquement anglaise dans un essai méconnu mais fondamental « Le Lion et la Licorne ».
De 1941 à 1943, il collabore à la BBC, puis, fin novembre 1943, il devient directeur littéraire de « Tribune », revue de l’aile gauche du parti travailliste. Au même moment, il commence la rédaction de « La Ferme des animaux » qu’il achève fin février 1944. Il sait qu’en ce temps d’alliance sacrée contre l’ennemi commun, cette fable de la révolution trahie par le stalinisme est une véritable petite bombe. ll n’est donc qu’à moitié étonné de voir son éditeur Victor Gollancz, qui devait s’avérer « compagnon de route » du parti communiste, refuser de le publier. Mais il s’aperçoit vite qu’aucun autre éditeur sur la place ne veut prendre le risque, pas même le très conservateur T.S. Eliot. Capitalisme anglais et stalinisme, même combat ! (3)
Le livre ne sortira qu’une fois la guerre finie, en août 1945. Du jour au lendemain, c’est un best-seller. ll est primé par le Club du « Livre du mois » aux Etats-Unis ; en tout, onze millions d’exemplaires vendus depuis. C’est la gloire ! Mais gloire solitaire car, au printemps 1945, alors qu’il est parti en France et en Allemagne comme correspondant de guerre pour le compte du journal « Observer », sa femme Eileen meurt d’un cancer.
La fin de la guerre le voit justement reprendre ses bonnes relations avec les anarchistes. Celles-ci avaient commencé avec les anarchistes espagnols (4) qui lui avaient montré, avait-il coutume de dire, que le socialisme était possible. Cependant, pendant la guerre. il devait s’opposer à eux – tout comme à l’lLP – pour leur pacifisme et leur refus de l’effort de guerre. Toute en invitant George Woodcock, Herbert Read et d’autres dans le cadre de ses émissions à la BBC, en 1942-1943 il alla jusqu’à traiter les anarchistes et les pacifistes « d’objectivement pro-fascistes », oublieux semble-t-il de ses propres fureurs passées lorsque les communistes désignaient ainsi anarchistes et poumistes en 1937… Mais s’il restait méfiant à l’égard de l’anarchisme en tant que mouvement organisé, il avait tissé des liens d’amitié avec de nombreux anarchistes auxquels il avait notamment ouvert les colonnes de « Tribune » pour exprimer leur point de vue. Aussi, lorsque fin 1944, la « Special Branch » de Scotland Yard effectue un raid dans les bureaux de « Commentary », le prédécesseur de « Freedom » et emporte la liste des membres et des abonnés, il tempête dans « Tribune » et signe une pétition d’Herbert Read. ll intervient de nouveau dans « Tribune » le 4 mai 1945, lorsque trois rédacteurs de « War Commentary » sont condamnés à neuf mois de prison chacun au titre de la « Réglementation de Guerre » pour avoir tenté « de saper le moral des forces de Sa Majesté ». ll devient également vice-président du « Comité pour la Défense de la liberté », dont Read était le président, et qui était parrainé notamment par Bertrand Russel (5). Liberté pour lui indivisible : le comité devait défendre les droits de toutes les minorités, fascistes et communistes compris.
En 1946, alors que sa santé ne cesse de décliner, il se retire dans l’île de Jura, sur la côté écossaise, en compagnie de son fils adoptif et de sa sœur cadette, Avril, qui lui tient son ménage. C’est là qu’il rédige « 1984 » qu’il avait en tête depuis plusieurs années et qui devait initialement s’intituler « The Last Man in Europe ». ll le tape lui-même à la machine jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Le 4 décembre 1 948 il envoie le manuscrit à Fred Warburg, et rentre aussitôt sur le continent pour être admis au sanatorium de Cranham, au sud de l’Angleterre (6).
Il pense avoir « plutôt raté » son livre, et écrivait à son éditeur en octobre 1948 :
« Le livre ne me plaît pas mais je ne suis pas totalement insatisfait. J’y ai d’abord pensé en 1943. Je pense que c’est une bonne idée mais sa réalisation aurait été meilleure si je ne l’avais pas écrit frappé par la tuberculose. Je n’ai pas définitivement fixé le titre et j’hésite entre « 1984 » et « The Last Man in Europe ».
Il autorise cependant la publication qui a lieu le 8 juin 1949. C’est un triomphe immédiat, mais ambigu car de nombreux critiques, notamment américains, ne voient dans cette dénonciation du totalitarisme qu’un superbe pamphlet anticommuniste – suivis en cela par la presse communiste – tandis que la presse conservatrice anglaise le présente comme une satire du parti travailliste alors au pouvoir. D’autres critiques remarquent toutefois qu’il avait simplement étendu à 1984 certaines tendances perceptibles en 1948, et c’est à juste titre que Golo Mann – l’historien, fils de Thomas Mann – note que
« s’il était en grande partie tiré des institutions communistes, il devait aussi beaucoup aux institutions nazies et fascistes ».
De son côté, Milosz, futur prix Nobel de littérature, ex-membre du Parti communiste polonais, écrit dans son livre La Pensée captive à propos de « 1984 » :
« … Parce qu’il est difficile de se le procurer et dangereux de le posséder, il n’est seulement connu que de certains membres du Parti. Orwell les fascine par sa description de détails qu’ils connaissent bien, par son utilisation de la satire swiftienne. Ce genre de style est interdit par la Nouvelle Foi car l’allégorie, par nature sujette à diverses interprétations, irait au-delà des lois du réalisme socialiste et des exigences des censeurs. Ceux qui ne connaissent Orwell que par oui-dire sont étonnés qu’un écrivain qui n’a jamais vécu en Union Soviétique puisse montrer une compréhension si perçante de la vie de ce pays. Le fait qu’il existe à l’Ouest des écrivains qui comprennent le fonctionnement de cette machine construite différemment les abasourdit et plaide contre la « stupidité » de l’Ouest. »
Néanmoins, pour couper court, Orwell fait une mise au point pour expliquer que « 1984 » n’attaque aucunement le socialisme ni le parti travailliste mais
« les perversions de l’économie centralisée qui se sont manifestées dans le communisme et le fascisme… Si j’ai choisi de situer le livre en Grande-Bretagne, c’est pour rappeler que les peuples anglophones ne sont pas meilleurs que les autres et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, peut triompher n’importe où ».
(D’ailleurs Orwell préparait déjà un autre roman).
Mais la fin est proche. Le 3 septembre 1949, Orwell entre à l’University College Hospital à Londres. Le 13 octobre, il se remarie avec Sonia Brownell, secrétaire d’édition au journal « Horizon », de quinze ans sa cadette. Il est plein de projets et décide d’aller se faire soigner énergiquement dans un sanatorium en Suisse, car « un écrivain ne peut mourir s’il a encore un livre en lui ». Tout est prêt : il doit prendre l’avion le 22 janvier 1950. Dans la nuit du 21, une hémorragie se déclare et il meurt immédiatement.
Avant d’aborder maintenant l’étude même de « 1984 », extrayons deux phrases figurant au début de ses « Essais » pour lui servir d’épitaphe :
« J’écris parce qu’il existe un mensonge que je veux dénoncer, un fait sur lequel je veux attirer l’attention, et mon but initial est d’être entendu. Mais je ne pourrais effectuer ce travail d’écriture s’il ne s’agissait en même temps d’une expérience esthétique. »
« 1984 » ou « du totalitarisme »
ll ne s’agit pas ici d’entreprendre une étude exhaustive de « 1984 », mais d’en dégager les lignes de force. Elles sont au nombre de trois avec un seul et unique but : asseoir sans espoir de retour la domination du Parti-Etat.
– le monopole de la vérité par la réécriture du passé ;
– la pérennité de ce monopole grâce à la double-pensée et au novlangue ;
– la négation de l’individu : seul est, a été, sera le Parti.
* « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » (p. 53) (7)
* « Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. » (p. 224)
Deux exemples vont illustrer ce schéma. Le premier a trait au parti communiste français, parti aspirant au pouvoir, le deuxième au parti communiste chinois, parti au pouvoir.
Au Huitième Congrès du PCF, le 22 janvier 1936, Maurice Thorez, secrétaire général, prononce un discours très important : le Front Populaire est en vue. Or, comme l’indique Jeanne Verdès-Leroux (8),
« ce discours circule sous au moins trois versions qui sont les filles de la conjoncture de la réimpression (…) En 1936, dans le climat du Front Populaire montant, Thorez avait évoqué le pouvoir des Soviets. En 1945, le Parti communiste étant au pouvoir, Maurice Thorez, soucieux, de montrer son sens des responsabilités et son réalisme, élimina des phrases qu’il avait effectivement prononcées en 1936. En 1953, le pouvoir perdu, les chances d’y revenir apparaissant lointaines, il contre-corrigea le texte, redonnant alors au Front Populaire une finalité révolutionnaire. »
Plus fort encore, car il s’agit ici d’une invention pure et simple : le fameux « Appel du 10 juillet 1940 à la résistance » n’existe pas ! Mais il fallait « démontrer » que le parti communiste avait « résisté » avant l’entrée dans la guerre de l’URSS et cela seul comptait.
Toutefois le procédé le plus spectaculaire a trait à la technique de la photo « retouchée ». Dans l’édition de 1954 de la biographie de Maurice Thorez, « Fils du Peuple », on fait disparaître d’une photo André Marty – assis à côté de Thorez à la prison de la Santé en juillet 1929 – car entretemps Marty a été dénoncé et chassé comme « policier »…
Dans ce même domaine, l’exemple le plus fameux et le plus récent concerne la photo prise place Tian An Men à Pékin lors de la mort.de Mao le 13 septembre 1976. Tous les hauts dignitaires du régime sont présents. Mais le 22 octobre, c’est l’élimination de la « Bande des Quatre ». Deux mois plus tard, une nouvelle photo est diffusée :
« Dans la rangée des hauts dignitaires, deux trous, Hua est seul au centre, dans la même attitude. Il écoute toujours ce que, derrière le micro dressé solitaire, personne ne dit plus, n’a plus jamais dit. » (9)
Le plus fantastique c’est que la première photo avait été diffusée très largement tant en Chine qu’à l’étranger. Le parti communiste chinois n’a pourtant pas hésité à falsifier la photo, deux mois seulement après et à la rediffuser. C’est là l’essence même du pouvoir totalitaire : il sait que l’histoire retiendra seulement la deuxième photo.
« L’histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification. » (p. 61 )
Une telle façon de procéder permet au totalitarisme d’asseoir son pouvoir :
« La falsification du passé au jour le jour exécutée par le Ministère de la Vérité est aussi nécessaire à la stabilité du régime que le travail de répression et d’espionnage réalisé par le Ministère de l’Amour. La mutabilité du passé est le principe de base de l’Angsoc (10)… » (p. 311).
Plus rien n’existe en dehors du Parti puisque lui seul décide si tel ou tel événement a bien eu lieu ou non ; il apparaît ainsi comme le seul maître de la chronologie, et ce qui se dessine ainsi en filigrane, c’est la fin de l’histoire.
Mais encore ne s’agit-il là que d’un moyen « primaire » qui peut être remis en cause par la mémoire des individus, suffisant donc pour assurer l’assise du pouvoir mais insuffisant pour en assurer la pérennité. Pour cela il faudra que la première photo n’aie non seulement jamais existé dans la réalité. mais même et surtout dans l’inconscient de chacun.
Ainsi, à l’extermination des personnes s’ajoute « l’organisation de l’amnésie ». Il apparaît en effet que
« s’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des documents, il est alors nécessaire d’oublier que l’on a agi ainsi » (p. 31).
La technique mentale qui va rendre possible cet oubli, c’est la double-pensée.
La double-pensée, comme la définit Orwell
« c’est le pouvoir de garder à l’esprit simultanément deux croyances contradictoires et de les accepter toutes les deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés. Il sait par conséquent qu’il joue avec la réalité, mais par l’exercice de la double-pensée – le mentir-vrai – il se persuade que la réalité n’est pas violée. Le processus doit être conscient, autrement il ne pourrait être réalisé avec une précision suffisante, mais il doit aussi être inconscient. Sinon il apporterait avec lui une impression de falsification et partant, de culpabilité. » (p. 311)
* La double-pensée va donc permettre de substituer au réel la fiction correspondant aux intérêts du Parti, de croire à la réalité de cette fiction, et partant d’assurer au Parti que chaque individu est toujours « dans la ligne » quels qu’en soient les méandres ou les changements de direction. Mais si la pérennité de son pouvoir apparaît ainsi bien assise, elle n’est pas encore devenue irréversible.
En effet cette coexistence du fait de savoir et du fait de ne pas savoir suppose quand même qu’il subsiste chez l’individu un zeste d’autonomie de la pensée, à cause du sens des mots qui, dans le langage courant, peut être « pluriel ». Aussi cette autonomie va-t-elle être réduite à néant par l’usage total du novlangue, moyen d’expression basé sur un sens des mots à connotation unique et purement fonctionnelle, véritable révolution linguistique qui va permettre de trancher le dernier lien avec le passé.
Comme l’indique à Winston (héros de « 1984 »), Syme son collègue du « Service des Recherches :
« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées… La révolution sera complète quand le langage sera parfait. » (p. 77-78)
En novlangue, il n’existe qu’une bonne réponse, une seule solution.
Dans un remarquable article intitulé « Le novlangue, langue officielle d’un tiers de l’humanité », paru dans « le Monde » du 30.12.1983, Michel Heller dresse un parallèle saisissant entre le novlangue d’Orwell et la « langue de bois » soviétique. On peut également trouver des analogies avec le « langage administratif » des nazis.
Le novlangue, en remodelant la conscience humaine, va ainsi faire de l’individu un « homme nouveau », gage de la pérennité du système totalitaire.
* Il ressort en effet du système totalitaire que tout y est pesé, organisé, planifié, préréglé pour ne laisser aucune place à l’initiative privée, que ce soit à l’extérieur, dans le cadre du travail ou des loisirs qui ne se conçoivent que sous forme collective, ou chez soi où règne le télécran.
Le totalitarisme, c’est aussi l’Amérique
Un des épisodes les plus « troublants » de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique se situe peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et est rentré dans les annales sous le nom de « maccarthysme ». On a parlé à ce propos d’ « hystérie collective », d’un « moment d’égarement » dû à la manipulation de l’opinion publique par un démagogue machiavélique, ayant su exploiter la peur des « Rouges » au nom de la défense des « valeurs sacrées », gage de la « grandeur » de l’Amérique. En fait, si Mac Carthy, ce sénateur catholique du Wisconsin (état rural du centre-nord) a amplifié ce qui est convenu d’appeler plus communément « la chasse aux sorcières » (11), et s’en est servi comme tremplin politique entre 1950, date à laquelle il commence à faire parler de lui, et 1954 qui verra sa chute après une brève apogée, pour être allé trop loin en mettant en cause l’Armée (c’est-à-dire non plus des personnes physiques mais l’un des piliers du système), il ne l’a pas créé puisque ses fondements remontent en réalité à l’année 1947 et que ses effets se feront sentir jusqu’en 1957, soit sur une période de dix années.
Pourquoi 1947 ? Depuis deux ans, Truman, nouveau leader du parti démocrate, a succédé à Roosevelt comme président, concomitamment à la fin de la Deuxième Guerre mondiale qui a consacré la prééminence des Etats-Unis sur la scène mondiale, et par voie de conséquence de la « norme » américaine constituée par le « credo capitaliste ». Mais conscients d’être les artisans obscurs de cette prééminence due en réalité à la formidable augmentation de productivité secrétée par l’effort de guerre et accumulée quasiment au seul profit des employeurs, les ouvriers – avec la participation non négligeable des communistes qui, peu nombreux mais efficaces, occupent certaines positions-clés au niveau de l’appareil syndical – ne marchent plus dans la combine de l’ « union sacrée ». Le résultat, c’est
« une énorme vague de grèves, la plus forte jamais connue jusqu’alors, qui déferle sur les Etats-Unis : en février 1946, il y a vingt-trois millions de jours perdus pour fait de grève, plus qu’en 1943 et 1944 combinées » (12).
Parallèlement, des fonctionnaires, principalement des diplomates, sont arrêtés pour espionnage au profit de l’Union Soviétique, comme en février 1946 où un réseau découvert au Canada avait pour mission d’obtenir les secrets atomiques pour l’URSS. Or c’est le monopole de l’arme atomique qui est le gage de la pérennité de la prééminence américaine.
Menace à l’intérieur, menace à l’extérieur. Le pays prend peur ; la « démocratie » est miss en danger par les « Rouges ». Conséquence : les élections intermédiaires de novembre 1946 vont donner la majorité la plus conservatrice que les Etats-Unis aient connue depuis des années : 51 républicains contre 45 démocrates au Sénat, 245 républicains contre 188 démocrates à la Chambre des Représentants. Le résultat ne va pas se faire attendre…
Le 22 mars 1947, le président Truman signe le décret présidentiel n° 9835 qui crée une « commission administrative de contrôle de loyauté des fonctionnaires ». Activités visées : sabotage, espionnage, trahison… mais aussi dissémination d’informations « confidentielles ». L’article 6 précise : « Appartenance ou sympathie pour une organisation, association, mouvement, groupe ou ensemble de personnes (nationaux ou étrangers) et désignés par le Garde des Sceaux [qui dispose d’un pouvoir d’appréciation sans contrôle] comme totalitaires, fascistes, communistes ou subversifs, ou comme ayant adopté une politique prônant ou approuvant des actes de force ou de violence pour dénier à des personnes leurs droits constitutionnels, ou cherchant à modifier la forme du gouvernement des Etats-Unis par des moyens anti-constitutionnels. » C’est là la nouveauté : ce dernier point « ne met pas en cause des actes mais des idées ou des associations qui pourraient aboutir à des actes. » C’est la légalisation du procès d’intention. Deux mois plus tard, c’est le tour des ouvriers avec le vote par le Congrès de la loi Taft-Hartley qui prévoit que « tout élu syndical doit jurer par écrit qu’il n’est pas membre du parti communiste ou affilié à un tel parti, et qu’il ne croit ni n’enseigne le renversement du gouvernement des Etats-Unis par la force ou par tout moyen illégal ou anti-constitutionnel. » C’est une atteinte directe à la liberté de pensée garantie par le Premier Amendement de la Constitution :
« Le Congrès ne pourra faire de loi pour établir une religion officielle ou interdire la liberté des cultes ni restreindre la liberté de parole et de presse ou le droit des citoyens de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont ils ont à se plaindre. »…
Mais le Congrès va aller plus loin !
En septembre 1950, la loi sur la « sécurité intérieure » dite « Loi Mc Carran » – adoptée par 312 voix contre 20 à la Chambre et 70 contre 7 au Sénat, donc avec un très large consensus – prévoit notamment « la détention préventive, en cas d’état d’urgence proclamé par le Président, des personnes susceptibles de commettre des actes de sabotage ou d’espionnage. »
« Une liste de personnes à arrêter en cas d’urgence est établie par le FBI : jusqu’à 26 000 personnes dont l’écrivain Norman Mailer… Des camps de détention sont mis en place en Arizona, Californie, Oklahoma, Floride et Pennsylvanie. » (Toinet, Op. cit.)
La Loi Mc Carran crée également « une commission présidentielle chargée de déterminer quelles organisations sont communistes ou parallèles et de les contraindre à s’enregistrer auprès du Garde des Sceaux ». Outre son caractère exorbitant du droit commun, puisque la commission a un pouvoir d’appréciation discrétionnaire et sans contrôle, la loi a également un côté kafkaïen : puni d’une lourde peine d’amende et/ou de prison s’il ne s’enregistre pas, le communiste l’est aussi s’il se déclare : « non seulement il ne peut devenir fonctionnaire, mais il tombe sous le coup de la loi Smith qui considère le fait d’être communiste comme un crime. Sans que son parti soit interdit, il est lui-même interdit de légalité, toujours coupable. » (Toinet, Op. cit.)
Deux ans plus tard est votée la « loi sur l’immigration et la nationalité » qui complète l’arsenal. Ainsi peuvent être contrôlés les « étrangers » – en visite, résidents, voire naturalisés – ayant des tendances subversives. En outre, la loi est en partie rétroactive. puisqu’elle condamne pour des actions passées et, à l’époque où elles furent commises, légales ».
Le secteur « privé » de son côté n’est pas en reste : « Dès octobre 1946, un rapport diffusé à 650 000 exemplaires par la Chambre de Commerce des Etats-Unis proposait de chasser tous les « subversifs » des lieux où se forme l’opinion : écoles et bibliothèques, cinéma, radio et télévision, presse écrite. » (Toinet, Op. cit.)
Le dispositif ainsi mis en place va permettre un véritable « contrôle de la pensée », clé de tout système totalitaire. En route pour « 1984 » !
Désormais, les visas pour les étrangers vont être délivrés au compte-goutte. Maurice Chevalier, alors pourtant au faîte de sa carrière de chanteur international et adulé par les foules américaines, aura les pires difficultés pour obtenir le sien pour avoir signé « l’Appel de Stockholm » en faveur du désarmement en Europe. Parallèlement, le juge à la Cour Suprême, William Douglas, taxé de « libéral », n’obtiendra pas de visa de sortie pour la Chine. Depuis 1948 déjà, les Postes interceptent et ouvrent le courrier en provenance de certains pays étrangers, et les Douanes saisissent les imprimés qui « déplaisent » (ce contrôle durera d’ailleurs jusqu’en 1973…). Avoir chez soi de « l’art communiste » est aussi proscrit : reproductions de Picasso bien sûr, mais aussi Modigliani, Renoir, Matisse ! « Disparaissent des bibliothèques publiques : Tom Paine, héros de l’lndépendance, Upton Sinclair, Dos Passos, Thoreau, Hemingway, « l’Economist » de Londres. Même les publications de l’Unesco sentent le soufre ». (Toinet, Op. cit.)
Au-delà des communistes, ce sont les idées communistes qu’il faut éliminer, c’est-à-dire en fait les idées subversives. Le résultat, c’est que « toute idée différente de la norme, toute critique des Etats-Unis est considérée comme hérétique. »
Mais cela va plus loin. L’individu est visé non seulement « en tant que tel » mais en fonction de ses relations : « avoir un père syndicaliste, un frère communiste, une épouse qui a signé l’Appel de Stockholm, et continuer à avoir des relations avec eux, c’est risquer en permanence la révocation. » La seule parade, c’est la délation obligatoire : « Tout témoin n’est véritablement disculpé qu’une fois qu’il a reconnu sa « culpabilité » en dénonçant ses amis et collègues. »
En 1957, le 17 juin (surnommé le « lundi rouge ») la Cour Suprême, en se plaçant uniquement sur le terrain de la procédure – donc sans mettre en cause le bien-fondé de la chasse aux sorcières – va miner tout l’appareil répressif mis en place, ce qui n’avait d’ailleurs plus guère d’importance puisque l’objectif visé était atteint, à savoir le rétablissement du « consensus ». Il était même préférable de redonner assise aux libertés formelles, gage pour « l’homo americanus » de sa supériorité sur « l’homo sovieticus »…
Certes les méthodes de « la chasse aux sorcières » n’ont plus cours dans l’Amérique de 1984, encore que… mais l’essentiel demeure : « Hors de la norme, point de salut ! L’ « unaméricanisme » (13) renvoie à l’ « antisoviétisme », comme dans un jeu de miroirs réfléchissants.
Jean-Jacques GANDINI
(1) C’est ainsi qu’il s’était également qualifié lors de sa rencontre avec les animateurs de la revue Adelphi. « Tory » ne doit pas être traduit dans son sens littéral de « conservateur », mais plutôt défini comme synonyme à la fois de « maintien de certains principes naturels » et de « recours minimal à l’Etat ».
Dans la revue canadienne Open Road (printemps 1984), G. Woodcock donne pour sa pan la définition suivante : « ll est conservateur seulement dans le sens que la plupart des anarchistes partagent, à savoir d’être consterné par les utilisations faites des développements technologiques modernes dans un monde capitaliste, et de souhaiter trouver des moyens pour préserver les facteurs sociaux positifs hérités du passé. »
(2) Orwell prit toujours soin de séparer le « patriotisme » – l’amour que l’on porte à son pays natal – et le « nationalisme » – affirmation de sa « supériorité » sur les autres.
(3) En novembre 43, à Téhéran, les « Grands » avaient esquissé le partage du monde que confirmerait la conférence de Yalta.
(4) Dans Hommage à la Catalogne, il avait dit : « Pour ce qui était de mes préférences purement personnelles, j’aurais aimé rejoindre les anarchistes » en qui il voyait « la principale force révolutionnaire ». Sur les instances d’Emma Goldman, il rejoignit alors le « Comité International de Solidarité anti-fasciste », animé par les anarchistes.
(5) L’année suivante, il va plus loin avec la création, aux côtés de Koestler et de Russell, de la « Ligue pour la Dignité et les Droits de l’Homme » pour laquelle il rédige la définition des principales fonctions de l’Etat :
– garantir au citoyen une égalité de chances à sa naissance ;
– le protéger contre l’exploitation économique par des individus ou des groupes ;
– le protéger contre l’entrave ou le détournement de ses dons créatifs ;
– remplir ces buts avec l’efficacité maximum et le minimum de contrainte.
(6) Dernière marque de sympathie envers les anarchistes : pendant son séjour au sanatorium, il confie son fils adoptif à Lilian Wolfe, vieille figure du mouvement anarchiste, âgée de soixante-treize ans – et, oh ironie ! pacifiste inconditionnelle – qui vivait dans la communauté artisanale anarchiste voisine, de Whiteway.
(7) Toutes les citations qui suivent, sans mention d’auteur, sont tirées de « 1984 », Editions Le livre de Poche, 1965.
(8) In. « Le Genre humain », n° 9 spécial « 1984 », Ed. Complexe 1984, p. 154. Voir également du même auteur « Au service du Parti », Fayard 1983.
(9) « Le Bonheur des piêrres » de J. et C. Broyelle, Ed. du Seuil 1978.
(10) Contraction novlangue pour « socialisme anglais ».
(11) Par référence à l’épisode des « sorcières » de Salem dans le Massachusetts : plusieurs centaines de personnes seront accusées de sorcellerie, dix-neuf seront pendues entre février et octobre 1692.
(12) M. F. Toinet, « La Chasse aux sorcières », Ed. Complexe, 1984.
(13) Un-american : terme intraduisible ; in-américain ? mais exprimant exactement l’idée de rejet de ce qui est autre par rapport à la norme américaine.