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27 ans de service national, 27 ans d’arbitraire

Article paru dans PRS Info, n° 7 – Nouvelle série – 19 décembre 1977, p. 31-32

Le 30 mars 1977, les ordonnances 76 – 110 et 76 – 111 portaient à 27 ans la période pendant laquelle les Algériens sont soumis aux obligations militaires. Le texte ci-dessous relate les réactions d’appelés encore sous les drapeaux à cette date.

Il confirme l’analyse faite dans El Jarida n° 20


Rumeurs ? Oui tous les Algériens connaissent ce nouveau moyen d’information. Il tend même à devenir le seul.

Dans la rue, dans l’entreprise, aux champs, au lycée ou à l’université, le bonjour du matin est suivi par les « KALOU » (*) qui annoncent les mauvaises nouvelles et les multiples attentats contre Boumedienne. Mais l’un des endroits où la rumeur remplace tout autre moyen d’information est sans aucun doute la caserne.

« 27 ans de service national » fut le « Kalou » de ce mois de mars 1977, mais personne ne voulait y croire. Il est vrai que de mauvais plaisantins ont souvent annoncé la fin du service, la réduction de sa dureté de 6 mois, la guerre… Rien de cela n’est arrivé, sauf la guerre qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de jeunes. Profitant du moral peu réjouissant des appelés, certains spécialistes de la rumeur – et la sécurité militaire peut se vanter d’en compter un grand nombre – répandent des nouvelles alarmistes, sachant à l’avance que les appelés gobent tout. « Et si c’était la sécurité militaire qui lance un ballon d’essai? » Cette supposition et beaucoup d’autres encore, la plupart des appelés l’ont émise histoire de se convaincre que « le régime ne fera pas cette bêtise ». Nous étions à la fin du mois d’avril et personne autour de moi n’avait apporté une preuve du bien fondé de la rumeur, persistante par ailleurs. Cela ne tarda pas pourtant. Ce fut par l’intermédiaire du fils d’un directeur d’entreprise, que nous entrâmes finalement en possession du texte portant les obligations militaires à une durée de 27 ans. Comme toujours ces gens-là sont les premiers informés en Algérie. Notons que les journaux ont passé entièrement sous silence ces textes. Il est vrai qu’il est assez embarrassant, même pour les spécialistes de la manipulation, de présenter de telles mesures sous une autre face que celle du renforcement de la dictature. « C’est trop gros » répondaient certains appelés qui refusaient de prendre en considération cette rumeur. ça l’était effectivement, mais le pouvoir a hésité beaucoup moins que ne le croyaient la plupart des appelés, pour prendre des décisions aussi graves, engageant l’avenir de la jeunesse algérienne et renforçant la dictature à tout point de vue.

Peu de jeunes Algériens connaissent le contenu exact des lois et ordonnances publiées le 30 mars au Journal Officiel. Mais tous ont ressenti ces nouvelles mesures comme un coup porté à leurs libertés.

Deux années de travail gratuit sur les chantiers de l’armée, deux années pendant lesquelles le jeune Algérien « se met entre parenthèses » comme disent les appelés, ne suffisent donc plus. Cela, le pouvoir l’a décidé tout seul.

« L’armée vous extirpera votre mentalité de civil » aiment à rappeler les sergents qui encadrent les appelés quand ces derniers ne se laissent pas marcher sur les pieds. Après sept années d’application, les responsables militaires ne peuvent nier l’échec si leur but est la militarisation des jeunes Algériens. Car bien loin d’extirper leur mentalité de civil, ces deux ans renforcent, tout au contraire chez eux, la haine de l’ANP.

Si l’on fait un tel constat d’échec, on devrait aboutir à des conséquences logiques : la réduction du Service National, la redéfinition de son but et l’amélioration des conditions de vie des appelés. Ce que n’ont pas manqué de souligner beaucoup d’Algériens lors du débat sur la Charte. Mais attendre du régime actuel qu’il tire les leçons de ses échecs est un leurre. Aux appelés qui attendaient une réduction de la durée du Service National depuis le discours du 16 juin 1975, aux parents qui ont clairement manifesté le souhait de revoir leurs enfants plus tôt chez eux, le pouvoir a répondu par des décisions qui vont exactement à l’opposé de ces revendications.

La nature répressive de ces décisions a été démontrée dans toutes les discussions entre les appelés : « Ils ont peur des jeunes, et ils veulent nous casser avant qu’on ait des idées de révolte ». L’idée de régime militaire, de son extension et de son emprise sur toutes les activités du pays revient dans toutes les discussions. On donne comme exemple le doublage de certains PDG par des officiers qui les contrôlent.

Après s’être emparé des activités politiques et économiques, le régime passe à l’étape Ultime, le contrôle des hommes eux-mêmes. Les remarques et réactions sont loin d’être des lamentations d’appelés peu enclins au sacrifice. La nécessité du service national dans un pays où régnerait la justice et la démocratie n’est pas remise en cause.

Le détail de certaines mesures et leurs conséquences montrent combien ces réactions sont saines.

L’ordonnance annonce d’emblée dans son premier article que « les citoyens algériens sont redevables des obligations militaires pendant une durée de vingt-sept (27) années réparties comme suit :

– service national 2 ans ;

– disponibilité 5 ans;

– première réserve 10 ans ;

– deuxième réserve 10 ans. »

Les deux premières années sont déjà considérées comme un acquis pour le pouvoir qui les définit comme « période légale des obligations militaires » on ne revient donc pas là-dessus.

Si la mission de la réserve (20 ans) est définie comme un renforcement « en temps de guerre, en cas d’agression, de menace d’agression ou de calamités » de « l’armée active en vue de l’exécution des missions de défense nationale et de participation à la vie économique du pays », ce texte n’explique cependant à aucun endroit pour quelles raisons les jeunes ayant déjà effectué leurs service national doivent rester pendant cinq années « à la disposition du ministre de la défense ». Pourquoi cinq années de disponibilité, si les raisons ne sont pas les mêmes que celles énoncées pour la réserve ? La disponibilité est une des spécificités du régime de Boumedienne. Non qu’il veuille se distinguer par son originalité, mais parce que poussé par un mépris total des Algériens, il estime que cinq années de leur vie ne valent pas plus cher que le papier nécessaire pour le leur faire savoir.

La disponibilité est, si on la définit crûment, la période pendant laquelle un jeune Algérien peut voir se prolonger son séjour à la caserne sans aucune explication. la preuve : ce sont les huit mois de maintien de la classe « 54 B », les quatre mois de la classe « 55 A » et le mois supplémentaire de la classe « 55 B » qui ont effectué respectivement 32 mois, 28 mois et 25 mois de service national sans qu’aucune explication ne leur soit donnée, même pas celle de l’état de guerre.

La nouvelle du maintien arrive par le « kalou », rumeur deux à trois mois avant la libération. Rien d’officiel ! l’appelé doit faire face à partir de ce moment à toutes les rumeurs possibles et imaginables : suppression du maintien, maintien du maintien, réaffectation, guerre… qui ne sont pas sans conséquences sur la santé morale et physique.

La plupart d’entre eux dépérissent, deviennent quelques-mois plus tard de véritables loques, lorsque le maintien se confirme par leur seule présence à la caserne après la date prévue de leur libération. Rien ne filtre sur la durée du maintien. Les dirigeants sont muets, et ceux qui sont chargés de l’exécution très souvent embarrassés. Les projets échafaudés pendant deux ans tombent à l’eau : Un tel devra considérer que l’année universitaire est compromise, et tel autre devra chercher ailleurs la future compagne de sa vie, car les parents de la fille promise ont rompu « le contrat » de peur que « cela dure trop ». Quant aux parents des appelés maintenus, ils doivent observer la même période de maintien… de l’estomac vide, quand leur seul soutien est à l’armée.

Cette expérience de classes maintenus avant la parution du texte des lois et ordonannces du 31 mars 1977 est en fait une application avant terme de la disponibilité ; en somme, l’arbitraire multiplié par deux.

On peut d’ores et déjà noter quelques conséquences de cette mesure (la disponibilité) sur le comportement des appelés. Puisque rien ne réglemente le maintien pendant cinq ans, il est évident que l’appelé reste soumis à un arbitraire sans limites. Certains militaires de l’encadrement se sont d’ailleurs très rapidement saisis de cette nouvelle armée que leur offrait leur ministre, et l’ont utilisée sous la forme première : la menace du maintien de tout élément non soumis. C’est une armée contre la résistance passive des appelés. C’est l’obéissance, la soumission en échange de la libération. C’est pire que la prison.

Les premières réactions des appelés ont été très significatives à ce point de vue. « Il va falloir se garer ». Ceux qui étaient peu sensibles jusque-là aux punitions habituelles (prisons, consignes…) et se permettaient une insoumission totale, ont reculé dans un premier temps.

Si la crainte du maintien par la voie de la disponibilité influe sur le comportement dès l’entrée à la caserne, la libération après deux ans ne supprime pas cet effet. Même revenir à la vie civile, le jeune Algérien se considère encore comme sursistaire et cela pendant les vingt-cinq années d’arbitraire qui lui « restent à tirer ». La mence du retour à la caserne alliée au matraquage idéologique quotidien vise à faire de lui un être soumis.

Tel est donc le but visé par le pouvoir : Anesthésier la jeunesse algérienne, casser à l’avance toute idée de révolte.

La disponibilité constitue, dans cet arsenal de guerre contre les jeunes, la menace à court terme. Les différentes réserves (20 ans) n’en comportent pas moins de dispositions tout aussi dictatoriales les unes que les autres et dirigées contre l’ensemble du peuple algérien, puisque leur durée d’application ne s’achève, sur le texte du moins, que pour les Algériens de plus de 50 ans. Leur but est clair et peut être résumé par les dispositions suivantes :

1 – Les périodes d’entretien de 27 jours par an.

Quand on sait qu’apprendre à tirer ne nécessite que quelques heures, on se demande si ces périodes ne sont pas destinées à remettre les gens dans la situation d’obéissance et de soumission totale qui caractérisent l’instruction militaire.

2 – Le rappel « par ordre individuel », ainsi que le maintien individuel (alors que jusque-là l’ensemble de la classe était concerné) sont sans aucun doute les décisions qui limitent le plus la liberté des citoyens. Toute personne jugée dangereuse par les autorités peut être neutralisée à tout moment par un nouveau séjour à la caserne et notamment dans les « unités spéciales ».

3 – La création d’unités spéciales vient compléter la précédente mesure. Ces unités seront constituées de citoyens :

– condamnés à des peines criminelles

– condamnés pour atteinte à la sûreté de l’Etat

– condamnés à des peines pour provocation à l’insoumission et à la désertion.

Autrement dit, le pouvoir met en place les nouvelles structures qui accueilleront, cette fois-ci, les Algériens qui refusent le système actuel.

4 – Le livret militaire devient une véritable fiche de contrôle où doivent être consignés tous les déplacements du réserviste. Ce contrôle est assuré par la gendarmerie qui tient aussi le fichier de l’état-civil et des changements de situation familiale des réservistes.

Ce sont là quelques-unes des mesures qui portent une atteinte assez grave aux libertés du citoyen et à ses droits les plus élémentaires.

L’ensemble de ces règlements est à prendre comme la seule réponse du pouvoir à la revendication de la démocratie maintes fois exprimées par le peuple. Il constitue une opposition radicale à la démocratie. Il ne ménage aucun Algérien et s’adresse particulièrement aux jeunes. Les jeunes Algériens qui jusque-là étaient peu critiques à l’égard des dirigeants n’ont plus le droit de demeurer les jeunes « les plus tranquilles de la Méditerranée ». Ces mesures sont d’abord dirigées contre eux, et ils seront seuls responsables de l’avenir qui les attend. De leur action dépend aussi l’avenir de tout le pays.


(*) « On dit ».

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