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Raymond Guilloré : Albert Camus et nous

Article de Raymond Guilloré paru dans La Révolution prolétarienne, n° 447, février 1960, p. 1-2 et dans le bulletin Commission internationale de liaison ouvrière, n° 10, février 1960, p. 2-5

Ce soir-là – c’était un lundi soir, je m’en souviens – le téléphone sonna…, et je fus assommé par la nouvelle. Le téléphone devait sonner plusieurs fois, ce soir-là et le lendemain, et tous ceux qui parlaient avaient ressenti le choc. Eux aussi, ils avaient dérapé et culbuté sur la maudite Nationale 7 ; ils en étaient frappés de stupeur ; mais déjà ils mêlaient leurs plaintes car ils savaient que quelqu’un d’irremplaçable était parti, ils sentaient soudain leur écrasante solitude. Qui, désormais, parlerait pour eux dans ce monde froid des raisons d’Etat ? Qui pousserait encore le cri du révolté ?

Pourtant, comme moi-même, la plupart des camarades dont j’entendais ainsi la douleur retenue, n’avaient pas personnellement connu Albert Camus. Je devrais plutôt dire qu’ils ne 1’avaient pas fréquenté, qu’ils ne lui avaient jamais parlé. Car ils le connaissaient personnellement. Il n’y avait pas de doute, pour aucun dieux, que Camus était des nôtres. Je sais aussi que, pour Camus lui-même, cela ne faisait pas de doute (1). Quand je dis : des nôtres, cela ne veut pas dire du groupe de militants rassemblés autour de cette revue. (D’autres que nous se chargeront de l’accaparer). Cela veut dire : l’artiste, le penseur, le moraliste Albert Camus, quand il prenait sa place dans l’action, c’était vers le syndicalisme révolutionnaire qu’il se tournait. Sa raison et son cœur l’y conduisaient.

Cet écrivain athée et non décoré déconcerte les commentateurs du beau monde. Ils insistent lourdement sur l’ « absurde » qui, à les en croire, était le fond de sa philosophie. Qu’ils se donnent la peine de le lire – sans qu’il soit besoin qu’ils y mettent la ferveur que nous apportons à le relire depuis qu’une mort absurde nous l’a enlevé – ils verront tout de suite que, chez Camus , la révolte surmonte la contradiction de 1’absurde. Dès les pages d’introduction de l’Homme révolté – cette oeuvre immense qui ne nous a pas encore révélé toutes ses richesses – ils liront :

« Cet essai se propose de poursuivre, devant le meurtre et la révolte, une réflexion commencée autour du suicide et de la notion d’absurde. Celle-ci ne nous apporte qu’une contradiction en ce qui concerne le problème du meurtre. Le sentiment de l’absurde quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre plus ou moins indifférent, et, par conséquent, possible, Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens, et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice ou vertu sont hasard ou caprice… Si donc nous prétendons nous installer dans l’attitude absurde, nous devons nous préparer à tuer, donnant ainsi le pas à la logique sur des scrupules que nous estimerons illusoires. Bien entendu, il y faudrait quelques dispositions. Mais, en somme, moins qu’on ne croit si l’on en juge par l’expérience… Mais la logique ne peut trouver son compte dans une attitude qui lui fait apercevoir tour à tour que le meurtre est possible et impossible…

« L’absurde, considéré comme règle de vie, est donc contradictoire… Si donc il était légitime de tenir compte de la sensibilité absurde, de faire le diagnostic d’un mal tel qu’on le retrouve en soi et chez les autres, il est impossible de voir dans cette sensibilité, et dans le nihilisme qu’elle suppose, rien d’autre qu’un point de départ, une critique vécue, l’équivalent, sur le plan de l’existence, du doute systématique. Après quoi, il faut briser les yeux fixes du miroir et entrer dans le mouvement irrésistible par lequel l’absurde se dépasse lui-même…

« … La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. Privé de toute science, pressé de tuer ou de consentir qu’on tue, je ne dispose que de cette évidence qui se renforce encore du déchirement où je me trouve. La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l’ordre au milieu du chaos et l’unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et que se fixe enfin ce qui jusqu’ici s’écrivait sans trêve sur la mer… »

La révolte n’est pas très bien portée dans les salons. La révolution, une fois qu’elle s’est installée au pouvoir et qu’elle a renié la révolte, y est accueillie autour d’une tasse de thé.

Albert Camus ne s’y trompe pas :

« … Le révolutionnaire est en même temps révolté ou alors il n’est plus révolutionnaire, mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolte… En 1950, et provisoirement, le sort du monde ne se joue pas, comme il paraît, dans la lutte entre la production bourgeoise et la production révolutionnaire ; leurs fins seront les mêmes. Il se joue entre les forces de la révolte et celles de la révolution césarienne. La révolution triomphante doit faire la preuve par ses polices, ses procès et ses excommunications, qu’il n’y a pas de nature humaine. La révolte humiliée, par ses contradictions, ses souffrances, ses défaites renouvelées et sa fierté inlassable doit donner son contenu de douleur et désespoir à cette nature… Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n’ont cessé de nier cette exigence à la face du nihilisme bourgeois, comme à celle du socialisme césarien. La pensée autoritaire, à la faveur de trois guerres et grâce à la destruction physique d’une élite de révoltés, a submergé cette tradition libertaire. Mais cette pauvre victoire est provisoire, le combat dure toujours… »

Les césariens – au moins ceux qui, parmi eux, ont encore une conscience, car il en est qui ont tout perdu dans cette sinistre aventure – tentent de se justifier en invoquant l’efficacité. C’est une discussion qui revient quelquefois parmi nous.

« Il y a deux sortes d’efficacité,celle du typhon et celle de la sève. L’absolutisme historique n’est pas efficace, il est efficient ; il a pris et conservé le pouvoir. Une fois muni du pouvoir il détruit la seule réalité créatrice. L’action intransigeante et limitée issue de la révolte maintient cette réalité et tente seulement de l’étendre de plus en plus. Il n’est pas dit que cette action ne puisse vaincre. Il est dit qu’elle court le risque de ne pas vaincre et de mourir. Mais ou bien la révolution prendra ce risque ou bien elle confessera qu’elle n’est que l’entreprise de nouveaux maîtres, justiciables, du même mépris… Quant à savoir si cette attitude trouve son expression politique dans le monde contemporain, il est facile d’évoquer, et ceci n’est qu’un exemple, ce qu’on appelle traditionnellement le syndicalisme révolutionnaire. Ce syndicalisme même n’est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c’est lui qui, en un siècle, a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée de seize heures jusqu’à la semaine de quarante heures. L’empire idéologique, lui, a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme… Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver… »


Il en est parmi nous qui ont regretté le silence que Camus gardait sur l’Algérie. Son silence aussi avait un sens. Certains oublient que Camus a parlé sur l’Algérie quand beaucoup n’y trouvaient rien à dire ni à redire. Il y a ceux qui parlent et qui écrivent sur l’Algérie ; il y a ceux qui agissent un peu chaque jour pour le peuple algérien. Je suis sûr qu’Albert Camus était de ces derniers. Ce n’est pas que nous ne puissions discuter l’attitude qu’il avait cru devoir adopter dans la dernière période. Peut-être ne retrouvai-t-il plus, dans ce qu’on appelle maintenant la « révolution algérienne », les linéaments de sa révolte ? Peut-être voyait-il déjà se profiler derrière le « révolutionnaire », le policier et le fonctionnaire.

Au surplus, nous ne faisons de personne une idole. Albert Camus se plaçait de plein gré dans nos rangs ; ainsi, il acceptait la loi commune ; il était et il reste soumis à la critique fraternelle. Tel qu’il était – et tel qu’il est maintenant éternellement – nous nous reconnaissons en lui et il témoigne pour nous tous.

Je le revois, à l’annexe de la Bourse du Travail, peu après le Prix Nobel, parlant devant deux cents compagnons du Livre réunis par le Cercle d’études syndicales des correcteurs. Ce ne fut pas une conférence ; ce fut plutôt un échange de propos, presqu’à bâtons rompus. Visiblement, il était content d’être là et, à aucun prix, ne voulait y « pontifier ». A une question d’un camarade qui demandait « une ligne de conduite », il répondit : « Je refuse énergiquement d’être considéré comme un guide de la classe ouvrière. C’est un honneur que je décline. Je suis toujours dans l’incertitude et j’ai constamment besoin d’être éclairé. Il est trop facile vraiment de décider, d’un cabinet de travail, ce que doit faire le salarié. »

Non pas décider, non pas guider, pas même conseiller, mais participer. Dans le peu de temps que lui laissaient ses multiples activités artistiques auxquelles il se donnait avec la passion d’un travailleur probe, Camus a participé. Nous le revoyons dans toutes les manifestations où, au cours des dernières années, le mouvement ouvrier ne manqua pas d’occasion de défendre la liberté. En 1953, sur ce thème de la défense des libertés, le Comité de Liaison intersyndical de la Loire organisait un meeting à Saint-Etienne. Albert Camus le présidait et prononçait l’allocution finale. Ecoutez-le :

« … La liberté est l’affaire des opprimés et ses protecteurs traditionnels sont toujours sortis des peuples opprimés. Ce sont les communes qui dans l’Europe féodale ont maintenu les ferments des libertés, les habitants dès bourgs et des villes qui l’ont fait triompher fugitivement en 89, et à partir du XIXe siècle, ce sont les mouvements ouvriers qui ont pris en charge le double honneur de la liberté et de la justice, dont ils n’ont jamais songé à dire qu’elles étaient inconciliables. Ce sont les travailleurs manuels et intellectuels qui ont donné un corps à la liberté et qui l’ont fait avancer dans le monde jusqu’à ce qu’elle devienne le principe même de notre pensée, l’air dont nous ne pouvons plus nous passer, que nous respirons sans prendre garde jusqu’au moment où, privés de lui, nous nous sentons mourir. Et si, aujourd’hui, sur une si grande part du monde elle est en recul, c’est sans doute parce que jamais les entreprises d’asservissement n’ont été plus cyniques et mieux armées, mais c’est aussi parce que ses vrais défenseurs, par fatigue, ou par une fausse idée de la stratégie et de l’efficacité, se sont détournés d’elle. Oui, le grand événement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté devant le socialisme césarien et militariste. Dès cet instant un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres… »

J’allais écrire : écoutons cette voix, car nous ne l’entendrons plus. Mais il n’est pas vrai que nous ne l’entendrons plus ! Nous sommes ici les ennemis du césarisme, qu’il soit la manifestation de sénescence d’une bourgeoisie dépassée ou, au contraire, l’expression avide d’une nouvelle classe issue du prolétariat. Mais entre le césarisme et le syndicalisme ouvrier, entre le pouvoir des maîtres anciens et nouveaux et la « Révolution Prolétarienne » dont nous brandissons encore le titre comme un drapeau, oui, le combat dure toujours… non, il n’est pas dit, il n’est pas écrit que nous l’ayons déjà perdu ! Dans ce combat, nous entendrons toujours, Albert Camus, ta voix prophétique. Tu n’as pas fini, camarade, de participer.

R. GUILLORE.


(1) Camus a toujours compté parmi les abonnés de soutien de la « R. P. ».

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