Texte d’Herbert Marcuse paru dans Arguments, n° 18, 2e trimestre 1960, p. 54-59
Les pages suivantes contiennent des idées développées lors d’un cours fait en 1958-59 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ; elles font partie d’un livre, à paraître, consacré à l’étude de certaines tendances de base de la société industrielle la plus évoluée, aux Etats-Unis en particulier (1). Ces tendances paraissent engendrer un mode de pensée et de comportement qui réprime ou rejette toutes les valeurs, les aspirations et les idées non conformes à la rationalité dominante. C’est par conséquent une dimension entière de la réalité humaine qui se trouve supprimée : la dimension qui permet aux individus et aux classes de développer une théorie et une pratique du dépassement et d’envisager la « négation déterminée » de leur société. La critique radicale, l’opposition efficace (intellectuelles aussi bien que politiques) se trouvent désormais intégrées au status-quo ; l’existence humaine semble devenir « uni-dimensionnelle ». Une telle intégration ne s’explique nullement par l’émergence de la mass culture, de l’Organization man, des Hidden Persuaders, etc. ; ces notions appartiennent à une interprétation purement idéologique qui néglige l’analyse des processus fondamentaux : les processus qui minent la base sur laquelle l’opposition radicale pourrait se développer.
Cette atrophie de la base même du dépassement historique, cette neutralisation des forces négatrices, qui apparaissent comme l’achèvement suprême de la société industrielle, sont-elles enracinées dans la structure même de la civilisation technicienne, ou sont-elles seulement l’œuvre de ses institutions répressives ? La technicité a-t-elle si profondément transformé le capitalisme et le socialisme que les notions marxistes aussi bien que les notions anti-marxistes du développement se trouvent invalidées ? L’atrophie du processus de dépassement annonce-t-elle la possibilité d’une absorption des forces négatrices, la maîtrise des contradictions inhérentes à celles-ci par la domination technologique du monde, par un niveau de vie toujours plus élevé, par une administration universelle de la société ? Annonce-t-elle plutôt la phase au cours de laquelle le changement quantitatif va devenir changement qualitatif ?
Telles sont les questions qui ont guidé notre analyse : celle-ci a pour point de départ la transformation politico-économique de la société technicienne et examine, sur cette base, les différentes formes de l’atrophie du processus de dépassement dans le comportement normal, dans le langage, dans la culture traditionnelle et dans la philosophie néo-positiviste et analytique.
Lorsque la nouvelle méthode scientifique détruisit l’idée d’un univers ordonné par rapport à un but, à une structure finaliste, elle invalida aussi un système social hiérarchisé où les occupations et les aspirations de l’individu étaient prédéterminées par des causes finales. La nouvelle science dans sa neutralité, fit abstraction d’une organisation de la vie qui privait de liberté l’immense majorité des hommes. Dans son effort pour établir la structure physico-mathématique de l’univers, elle fit également abstraction de l’individu concret, du « corps sensible ». Une telle abstraction fut d’ailleurs pleinement validée par son résultat : un système logique de propositions guidant l’utilisation et la transformation méthodiques de la nature et tendant à faire de celle-ci un univers contrôlé par la puissance de l’homme.
La réalité étant réduite (ou réductible) à des structures physico-mathématiques la « vérité » ne se rapporte qu’à ce qui peut être mesuré et calculé, et à des propositions exprimant ces conditions. Cette réalité se donne selon ses propres lois (même si ces lois sont seulement des lois « statistiques »). L’homme peut les comprendre, agir sur elles et être concerné par elles, les utiliser, sans qu’elles soient en rien les lois de sa propre existence individuelle ou sociale ; elles ne le gouvernent que dans la mesure où il est lui-même pure matière physico-biologique. L’Homme, sous ses autres aspects, est éliminé de la nature, ou plutôt, la réalité que vise et reconnaît la méthode scientifique est une réalité indépendante de la facticité individuelle et sociale.
Il se peut que l’on soit justifié de parler des « fondements métaphysiques » de la science moderne. C’est ainsi que récemment, A. Koyré a fortement mis l’accent sur les aspects ontologiques et non-empiriques de la science galiléenne. La tradition pythagoricienne, platonicienne et aristotélicienne demeure, au moins jusqu’à Newton, assez puissante pour doter la méthode scientifique d’une « philosophie ». On peut dire que la notion même de lois physiques universelles et susceptibles d’être unifiées, conserve à ses débuts l’idée, par ailleurs proscrite, de finalité ; celle-ci cependant devient une finalité de plus en plus vide, une finalité de l’ordre de la calculabilité et de la prévisibilité pures et simples, qui n’a ni télos en elle-même, ni structure tendant vers un télos. C’est cette calculabilité, cette prévisibilité, par rapport à leurs propres mouvements et selon leurs propres termes, relatives à l’homme en tant qu’il calcule et prévoit le mouvement du mécanisme, qui constituent l’ « ordre » (bien que peut-être ordre statistique seulement). La densité et l’opacité des « objets », de l’objectivité, semblent s’évaporer. Il n’y a plus de nature ou de réalité humaine comme cosmos substantiel. Dans la méthode scientifique évoluée, la pensée est comme purifiée des objets qui s’opposent à elle : ceux-ci ne demeurent que comme « intermédiaires commodes », comme « modèles » et « invariables », comme « postulats culturels désuets » (2). Ou, pour citer encore une fois une formule opératoire : la matière de la physique n’est plus la mesure des « qualités objectives du monde extérieur et matériel, celles-ci ne sont que les résultats obtenus par l’accomplissement de telles opérations » (3). La totalité des objets de la pensée et de la pratique est maintenant conçue, « projetée » comme organisation : au-delà de toute certitude sensible, sa vérité est affaire de convention, d’efficacité, de « cohérence interne » ; et l’expérience de base n’est plus l’expérience concrète, la pratique sociale dans son ensemble, mais la pratique administrative, organisée par la technologie.
Cette évolution reflète la transformation du monde naturel en monde technique. C’est plus qu’un jeu de mots si je dis : la technologie a remplacé l’ontologie. Le nouveau mode de pensée annule la tradition ontologique. Hegel a résumé l’idée qui est au centre de cette tradition : Le Logos, la Raison est le dénominateur commun du sujet et de l’objet, en tant que synthèse de contraires ; cette synthèse se réalise dans la lutte théorique et pratique ; dans la transformation du monde donné en un monde libre et rationnel : c’est l’œuvre de l’Histoire. Avec cette idée, l’ontologie idéaliste englobait la tension entre sujet et objet, l’opposition de l’un à l’autre ; la réalité de la raison était l’évolution de cette tension dans les différents modes d’être. Ainsi le système le plus résolument moniste maintenait l’idée d’une substance qui se déploie en sujet et objet, c’est-à-dire l’idée d’une réalité double, dualiste, antagonique. La transformation de la réalité naturelle, en réalité technique, mine la base même de ce dualisme. Il est vrai que la philosophie scientifique moderne part de la notion cartésienne des deux substances : res cogitans et res extensa. Toutefois, comme la « matière » dont est faite cette dernière est de plus en plus comprise en formules mathématiques (dont l’application, à son tour, « refait » cette matière), la res extensa perd son caractère de substance. Elle devient structure mathématique en soi, tandis que l’Ego, la res cogitans, devient de plus en plus le sujet de l’observation et du calcul quantifiant. Un nouveau monisme apparaît, mais qui est cette fois un monisme sans substance. La tension entre le sujet et l’objet, le caractère dualiste et antagonique de la réalité tendent à disparaître et avec eux la « bi-dimensionalité » de l’existence humaine, la capacité d’envisager un autre mode d’existence dans la réalité, de dépasser la facticité vers ses possibilités réelles. La faculté de vivre selon deux dimensions était l’un des caractères constitutifs de l’homme dans la civilisation pré-technologique. Ce dépassement de la facticité vers un changement qualitatif de la réalité dans la réalité était très différent de la transcendance religieuse qui dépasse la réalité même, bien différent aussi de la transcendance scientifique, qui ne dépasse la facticité que vers sa transformation quantitative. Dans le monde technologique, la capacité de comprendre et de vivre cette transcendance historique est gravement atrophiée ; l’homme ne peut plus exister selon deux dimensions ; il devient un être unidimensionnel. Il n’y a plus qu’une seule dimension de réalité qui est, au sens strict du mot, réalité sans substance ou plutôt, dont la substance est dans la forme technique, qui devient son contenu, son essence. Toute signification, toute proposition, est validée à l’intérieur du contexte du comportement des hommes et des choses – contexte uni-dimensionnel d’opérations effectives, théoriques ou pratiques.
On pourrait croire, à première vue, que la « dénaturation » de la réalité est masquée par la terrible force avec laquelle le monde technique résiste à la volonté et à la pensée de l’individu ; que le pur et simple poids de la matière sur laquelle l’homme doit agir et qui agit sur l’homme n’a jamais été aussi accablant. Mais ce poids, c’est celui de l’homme même. C’est par la pratique de l’homme même que le monde technique s’est figé en une « seconde nature », schlechte Unmittelbarkeit (mauvaise immédiateté), plus hostile peut-être et plus destructrice que la première nature, la nature prétechnique. La réalité technique n’a pas d’autre substance que le sujet. Mais le sujet qui ferait de la réalité technique le monde de sa liberté et de sa raison n’existe qu’en puissance, « en soi » mais non « pour soi ». Par conséquent, la réalité technique est privée de son logos, ou plutôt son logos apparaît comme vide de réalité, comme une forme logique sans substance. Le positivisme contemporain, la sémantique, la logique symbolique, l’analyse linguistique, définissent et épurent l’univers du discours, à l’usage des techniciens, des spécialistes et des experts. qui calculent, ajustent, apparient, sans avoir jamais à se demander pour qui, ni pour quoi ; ils s’occupent de faire marcher les choses, non de donner un but à ce mouvement ; ni la science, ni la technique n’ont de valeurs en elles-mêmes : elles sont « neutres » à l’égard de toutes les valeurs et de tous les buts que l’on peut, du dehors, leur attribuer. Cette neutralité cependant est positive : la réalité est valeur, évaluée précisément en tant qu’elle est conçue comme forme pure (ou comme pure matière : en ce contexte les deux termes, par ailleurs opposés, convergent) qui se prête à toutes les fins. L’être assume le caractère ontologique de l’instrumentalité : par sa structure même il est susceptible de tous les usages et de toutes les modifications.
Ces notions sont-elles inhérentes à la science même ? Ne correspondent-elles pas trop aisément aux conditions d’expérience de la société dans laquelle la méthode scientifique s’est développée ? Faire la démonstration du lien qui existe entre la science mathématique et opératoire d’une part et le capitalisme ascendant d’autre part, n’épuise nullement la question. Celle-ci mérite d’être de nouveau examinée.
Le lien existant entre la science et la société est bien connu. Alors que la science se libérait elle-même, libérait la nature de toutes les forces « externes » et constituait l’objectivité comme moyen en soi, moyen pur et universel, une libération analogue se produisait dans les relations sociales : l’homme se trouvait libéré de toute dépendance individuelle et « externe » ; il entrait dans le processus social en tant qu’élément abstrait et universel, quantifiable, de la puissance de travail. Au cours de ce processus, l’aspect concret des facultés et des besoins individuels (les qualités secondaires !) est réduit à un commun dénominateur, quantifiable, base objective de l’échange, de l’argent, moyens et milieux universels.
Le parallélisme entre le développement social et le développement scientifique révèle leur principe commun : l’efficacité. La méthode scientifique y voit la plus sûre garantie de sa justesse. Mais il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’efficacité per se ! Dans le processus social, la fin (de l’efficacité) c’est la production des biens de consommation, visant à satisfaire, et la valeur d’échange est le moyen universellement quantifiable intégrant dans ce processus les sujets et les objets. Il semble cependant que la science ne devait rien devoir à de telles fins ; c’est là une grande illusion : de par sa conception même, la science moderne tendait vers une fin. Elle a d’abord fait abstraction des fins qui apparaissaient incompatibles, non pas avec la « réalité » mais avec la réalité industrielle ascendante, et elle en est venue aux moyens eux-mêmes : à la technicité. Elle a construit un univers d’instrumentalités intellectuelles et physiques, un système véritablement « hypothétique ». Mais un système d’instrumentalités dépend, comme tel, d’un autre système : d’un univers de fins. Ce qui apparaît comme extérieur, comme étranger à la terminologie de la science, s’avère faire partie de sa structure même de sa méthode et de ses concepts : de son objectivité.
Il faut donc rejeter la notion de neutralité de la technique, selon laquelle la technique est au delà du bien et du mal, est l’objectivité même, susceptible d’être utilisée socialement sous toutes ses formes. Certes, une machine, un instrument technique, peuvent être considérés comme neutres, comme pure matière. Mais la machine, l’instrument, n’existent jamais en dehors d’un ensemble, d’une totalité technologique ; ils n’existent que comme élément d’une « technicité » ; et la technicité est un « état du monde », un mode d’existence de l’homme et de la nature. Heidegger a souligné que le « projet » du monde comme instrumentalité précède (et doit précéder) la technique en tant qu’ensemble d’instruments. Il faut que l’homme conçoive la réalité comme technicité avant de pouvoir agir sur elle comme technicien. Cependant, cette connaissance « transcendantale » a une base matérielle, elle se trouve dans les besoins et dans l’incapacité de la société à les satisfaire et à les développer. Je veux insister sur le fait que l’abolition de l’angoisse, la pacification de la vie et la jouissance font partie, essentiellement, des besoins vitaux eux-mêmes. Dès son origine, le projet technicien contient les exigences de ces besoins : ces exigences sont dans la notion de l’harmonie des mondes, des lois physiques, du Dieu mathématicien (idée extrême de l’égalité universelle à travers toute inégalité !) ; elles sont dans la notion même de science moderne, qui demande le libre jeu des facultés intellectuelles face aux pouvoirs répressifs. Si l’on tient compte de ce caractère existentiel de la technicité, on peut parler d’une cause finale technologique et du refoulement de cette cause finale par le développement social de la technique.
La question est donc posée de savoir si la neutralité par rapport à toutes valeurs est vraiment une notion scientifique, c’est-à-dire une exigence inhérente à la structure même de la science moderne. Or, mon avis est que la neutralité de la technique (qui n’est qu’une manifestation de la neutralité de la science) est un concept politique, et que la société industrielle a nettement développé la technique dans un sens contraire à celui qui est réellement le sien. La technicité, en effet en tant que projet historique, a un sens interne, le sens qui lui est propre : elle ne projette l’instrumentalité que comme moyen de débarrasser l’homme du labeur et de l’angoisse, de rendre pacifique la lutte pour l’existence. C’est là la cause finale de la transformation méthodique du monde impliquée dans la technicité. Or, la technique, en se développant actuellement comme instrumentalité « pure », a fait abstraction de cette cause finale : celle-ci a cessé d’être le but du développement technologique. En conséquence, l’instrumentalité pure, sans finalité, est devenue un moyen universel de domination.
Certes, la technicité exige la domination : maîtrise de la nature en tant que force hostile, violente, destructrice ; maîtrise de l’homme en tant qu’il est une partie de cette nature ; exploitation des ressources naturelles pour la satisfaction des besoins. La société industrielle exerce, et à juste titre, cette domination technologique ; mais dans la mesure ou la société a fait abstraction de la cause finale de la technologie, la technique elle-même a perpétué la misère, la violence et la destruction.
L’interdépendance des forces productives et destructives, qui caractérise la technicité en tant que domination, tend à supprimer toute différence entre un emploi « normal » et un emploi « anormal » de la technologie. La différence entre les expériences « techniques » et « scientifiques » des nazis et l’emploi défensif et démocratique de ces expériences est précaire. Un projectile reste un projectile, qu’il détruise Londres ou Moscou et M. von Braun reste M. von Braun, qu’il travaille pour la Maison Brune ou pour la Maison Blanche. L’absence de finalité dans la technique se manifeste également dans la politique où elle est aussi suspecte et aussi contestable.
Si la transformation de la réalité en un monde technicien n’a pas aboli la domination de l’homme par l’homme, c’est parce que la technicité, en se développant comme elle l’a fait, a continué de faire de la vie un moyen de vivre et cela est bien plus profond et bien plus ancien que la technique elle-même. Jusqu’à nos jours le progrès technique demeure le progrès d’un travail aliéné, d’une productivité répressive. La technicité est devenue la méthode la plus efficace, la plus fructueuse pour soumettre l’homme à son instrument de travail.
A travers la technicité, c’est à nouveau la répression primitive de l’homme par l’homme qu’assure la société : la jouissance est sacrifiée au « principe de réalité ». Cette répression, il faut l’exercer d’une manière d’autant plus efficace et plus intensive qu’elle est plus que jamais menacée par le progrès technique lui-même. Il semble en effet que les réalisations de la civilisation industrielle rendent de moins en moins nécessaire la répression et celle-ci, confrontée à la possibilité réelle de l’abolition du labeur, paraît de plus en plus irrationnelle. Je voudrais insister ici sur l’immense portée politique de l’œuvre de Freud, comme analyse de la dialectique fatale du progrès.
L’assujettissement de l’homme au travail est le processus même de la civilisation. Dans ce processus, l’organisme humain cesse d’être un instrument de satisfaction pour devenir un instrument de travail et de renoncement : la satisfaction est remise, la jouissance sacrifiée. Les instincts primaires de l’homme ne tendent qu’à l’assouvissement immédiat et au repos, à la tranquillité dans cet assouvissement ; ils s’opposent ainsi à la nécessité du travail, du labeur, conditions indispensables de la satisfaction dans un monde où règnent l’insuffisance des biens et la disette. La société doit donc détourner de leur but immédiat les impulsions et les soumettre au « principe de réalité » qui est le principe même de la répression.
L’homme devient alors un instrument de travail, il est productif. Mais cette productivité s’accompagne toujours de souffrance et de destruction qui sont les marques de la violence faite à l’homme dans sa constitution biologique. Le progrès de la civilisation repose sur cette modification essentielle de la « nature » de l’homme. Désormais, les individus font de la répression leur projet et leur entreprise propres (sur-moi, sentiment de culpabilité, etc.). Leurs instincts eux-mêmes deviennent répressifs : ils sont la base biologique et mentale qui soutient et perpétue la répression politique et sociale ; et dans la mesure où la réorganisation sociale des instincts réprime la spontanéité, l’érotisme, elle rend plus puissants les instincts de destruction et de mort. Transformés à leur tour en agressivité plus ou moins contrôlée et utile, ces instincts deviennent une force inhérente au progrès de la civilisation. Ainsi, le processus de la civilisation est un double processus dialectique qui intervient aussi bien dans le domaine de l’économie politique que dans les domaines biologiques et mentaux, l’un soutenant et fortifiant l’autre. Tout progrès, tout accroissement de la productivité s’accompagne d’une répression progressive et d’une destruction productive. La division sociale du travail engendre cette dialectique fatale par laquelle, pour ainsi dire, tout progrès de la raison entraîne sa propre irrationalité, tout gain de liberté une nouvelle forme de servitude, et toute production une restriction également efficace. Or, cette dialectique devient explosive dans la civilisation industrielle évoluée. Dans la mesure où la société maîtrise la nature et accroît les ressources matérielles et intellectuelles dont l’homme peut disposer, la double répression devient moins nécessaire comme condition même du progrès. Les réalisations de la technique et la productivité du travail pourraient réduire considérablement la marge qui existe entre les besoins et leur satisfaction. Un monde véritablement pacifié pourrait naître, où la vie ne serait plus seulement le moyen de vivre, mais vie en soi et pour soi. La répression continue toutefois et doit continuer, car sans elle il n’y aurait plus de travail aliéné et, sans travail aliéné, il n’y aurait plus accroissement de la productivité répressive qui est devenue la force motrice de la société.
Il me reste, enfin, à suggérer quelques conclusions dont je ne me cache pas le caractère spéculatif.
J’ai admis que les tendances répressives, dans la société industrielle évoluée, résultent du développement de la technicité comme projet politique, projet de domination. Cette domination, impliquée par la technicité, est double :
– Maîtrise de la Nature : exploitation rationnelle des ressources naturelles, etc. ;
– Maîtrise de l’Homme : exploitation rationnelle du travail productif.
Selon sa logique interne, le projet technique devrait s’accomplir en s’annulant : la nécessité de la domination devrait disparaître. La victoire sur l’insuffisance des biens et la misère devrait permettre « d’abolir le labeur », de mettre la productivité au service de la consommation et d’abandonner la lutte pour l’existence au profit du contenu de cette existence. Des forces considérables se dressent contre un tel avenir de la technicité : à travers tout progrès et toute amélioration des conditions de vie, se perpétuent la domination et la destruction. Bien plus : c’est la domination et la destruction qui se font les conditions du progrès. J’ai souligné que l’organisation sociale des instincts joue un rôle fondamental dans ce processus : ce que l’homme perpétue, c’est sa propre domination. Toute répression sociale repose sur une répression « biologique ». Par conséquent, toute libération présuppose une révolution, un bouleversement de l’ordre des instincts et des besoins : un nouveau principe de réalité. Ce total transfert des valeurs affecterait l’être de la nature aussi bien que celui de l’homme.
L’Homme et la Nature demeurent toujours les deux termes d’une relation dialectique, facteurs d’une totalité dialectique. L’organisation sociale influence la nature aussi bien que l’homme. Il n’y a pas de libération, pas de pacification possible de l’existence humaine, sans libération et pacification de la nature. Il y a une maîtrise de l’homme qui est répressive et une maîtrise de l’homme qui est libératrice. Il y a une maîtrise de la nature qui est délivrance de la nature par rapport à sa propre misère, qui supprime la violence et la destruction naturelles. La civilisation a réalisé l’idée d’une telle maîtrise de la nature dans ses jardins, ses parcs et ses « réserves protégées » ; en dehors de ces portions limitées de la terre elle a traité la nature comme elle a traité l’homme : comme un instrument de la productivité répressive. « Cette agression conquérante possède le caractère d’un viol de la nature » (4). Cette phrase est trop souvent prise comme une simple manière de parler, une image ancienne du romantisme et de l’utopie ; en vérité, elle exprime la relation essentielle qui existe entre la destruction de l’homme et la destruction de la nature. L’homme demeure maître et esclave, sujet et objet de la domination, bien que l’exercice de la domination soit transféré aux machines et dirigé contre la nature. « La machine est seulement un moyen ; la fin est la conquête de la nature, la domestication des forces naturelles au moyen d’un premier asservissement : la machine est une esclave qui sert à faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration peut se rencontrer avec une requête de liberté pour l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes d’asservissement » (5).
Herbert MARCUSE.
(1) Cf. aussi, Hegels Ontologie und die Grundlegung einer Theorie des Geschichtlichkeit, Francfort, 1932 ; Reason and Revolution, Londres, 1941 ; Eros and Civilisation. A Philosophical lnquiry into Freud, Boston, 1955 ; Soviet-Marxism, New-York, 1958.
(2) V. QUINE, From a logical point of view, Cambridge, 1953, p. 44.
(3) H. DINGLER, Nature, vol. 168, 1951. p. 630.
(4) Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques ; Paris, éditions Aubier, 1958, p. 127.
(5) Ibid.