Extrait du livre de Fadéla M’Rabet, La femme algérienne suivi de Les Algériennes, Paris, François Maspero, 1969, p. 9-22
On sourira peut-être, ou l’on s’irritera, de mon projet : tant de problèmes se posent à l’Algérie (« décollage » économique, création d’un vrai parti d’avant-garde, épuration, refonte des structures administratives…) que le moment est mal venu, dira-t-on, d’en soulever un autre : celui de la libération de la femme (de la jeune fille).
Mais justement, ce n’est pas moi qui le pose. Que nous soyons pour ou contre l’évolution, que nous décidions de la freiner ou de l’accélérer, ce problème existe objectivement, en dehors de toute option personnelle. Garçons obsédés, qui fouillent du regard les passantes, frères amoureux de leurs sœurs, et qui s’arrogent de prétendus droits maritaux, révolte de cette étudiante, qui envisage de devenir vieille fille, plutôt que d’épouser un compatriote, abandon, par cette autre, du domicile paternel… : la femme, pour chacun de nous — et pour elle-même d’abord — est un problème, il est au centre de toutes nos obsessions, de nos cauchemars, de nos peurs ou de nos espoirs. Il faut donc le regarder en face, tel qu’il se pose, aujourd’hui, à notre société.
Qu’on n’objecte pas que d’autres urgences nous pressent : il y a sans doute, dans l’ordre strictement économique, des priorités (achetons d’abord des tracteurs, avant de gaspiller nos devises en produits de luxe) ; mais la construction du socialisme ne relève pas seulement de l’économie, elle exige, dans tous les domaines, une véritable reconversion : comment l’entreprendre (à propos d’une question, au surplus, qui a des incidences économiques : les Algériennes sont plus de cinq millions), si l’on repousse à plus tard l’appréhension exacte des réalités ? On a trop tendance, chez nous, à renvoyer à demain ce qu’on pourrait faire aujourd’hui : « après la guerre, après le ramadhan, après l’aïd, après le retour du Président, après le congrès… » ; et au moment où j’entreprends la constitution de ce dossier, nous avons déjà entendu un « après le 20 juillet » (1). C’est souvent de l’étourderie ; mais quand il s’agit des femmes, c’est plutôt du sabotage, la volonté délibérée de n’aborder jamais (ou le plus tard possible) la question : il y a tellement d e privilèges en jeu.
Fidèle, quant à moi, aux résolutions du Congrès, je crois qu’il est urgent, très urgent, de parler clair : « La libération de la femme, déclarait le Président Ben Bella en ouvrant les assises du Parti, n’est pas un aspect secondaire qui se surajoute à nos autres objectifs ; elle est un problème dont la solution est un préalable à toute espèce de socialisme ».
C’est pour contribuer, si modestement que ce soit, à la position du problème, que j’ai composé ce dossier.
En un sens, il n’y a rien, dans les pages qui suivent, qui ne soit déjà connu : courrier des lecteurs d’Alger-Républicain, reportages de Révolution Africaine, enquêtes d’El Moudjahid attirent régulièrement l’attention sur la situation — et la libération, à entreprendre — de la femme (de la jeune fille).
Mais ces articles, jusqu’à présent, sont restés partiels et, à notre avis, plutôt prudents, en deçà des réalités : je me propose de les compléter, de les pousser plus avant.
Les jeunes eux-mêmes, en quelque sorte, nous y convient : A la R.T.A., à l’émission « Magazine de la jeunesse », nous recevons chaque semaine un nombre impressionnant de lettres : appel d’une lycéenne de 16 ans, qu’un père autoritaire a décidé de marier, plaintes d’une gamine de 12 ans, que ses camarades maltraitent, parce qu’elle « parle aux garçons », acceptation, par une éducatrice, de la prétendue supériorité de l’homme — autant de confessions, de révoltes ou de résignations qui doivent être connues : le rôle du journaliste n’est-il pas, justement, comme celui de l’écrivain, de transformer en conscience une expérience ?
On trouvera donc, ici, la plupart des observations que j’ai recueillies dans l’exercice de mon métier et, plus généralement, dans la pratique de la vie quotidienne ; chaque fois qu’il sera possible, je laisserai la parole aux jeunes, telle que le courrier, ou leurs confidences, me l’apportent.
Il va de soi que ces propos dérangeront bien des conceptions, bousculeront bien des préjugés. Peu importe : le mal, quel qu’il soit, ne peut être enrayé que s’il est dénoncé ; la confusion ne sert jamais que les charlatans, et seule la vérité, comme on l’a dit justement, est révolutionnaire.
(1) Date avant laquelle les militants, encore à l’extérieur du Parti, sont
invités à le rejoindre.
1. La puissance et la gloire
« … Il existe dans notre société une mentalité négative quant au rôle de la femme. Sous des formes diverses, tout contribue à répandre l’idée de son infériorité. »
(Programme de Tripoli.)
Pour comprendre la situation de la femme (et ses réactions), il faut partir de l’homme : qu’elle se soumette ou se révolte, qu’elle accepte ou non sa condition, l’Algérienne évolue dans un monde qui est fait par l’homme, pour l’homme, et à son seul avantage. La Constitution, sans doute, et les résolutions du Congrès reconnaissent l’égalité de tous les citoyens ; mais l’écart est tel entre les textes et les faits que tout se passe comme si les textes n’existaient pas : dans l’approche des réalités vécues, on les négligera sans dommage.
Puisque les décrets n’ont pas encore prise sur le réel, la condition de la femme reste, tout entière, l’œuvre de l’homme : c’est le père, le frère, le cousin, l’oncle, le mari qui font la loi, et le comportement de l’Algérienne n’est jamais que la conséquence, ou le reflet, du comportement masculin à son égard. « Il est de bon ton, chez certains de nos compatriotes, déclare une jeune fille, de dire que les femmes de leur pays ne sont pas drôles. C’est vrai, mais c’est leur attitude qui nous y contraint. Comprendont-ils que, pour que notre comportement change, il faut qu’ils modifient le leur ? » (1)
Voyons donc, d’abord, comment les hommes se conduisent.
Quelles que soient ses modalités (grossièreté, paternalisme, indifférence polie), la conduite de l’Algérien envers la femme se présente comme essentiellement négatrice : elle nie, chez la femme, toute réalité, toute positivité humaines, elle en fait un être-là, naturel, ou végétatif ; et si, par opposition au végétal (au minéral), l’humain se définit par la parole, la liberté de faire, de projeter, le pouvoir de décider, rien de tel n’est reconnu à la femme.
Ainsi, elle ne parle pas — elle pousse des youyou, comme d’autres, des glapissements, elle bavarde (jacasse) avec ses voisines, crie, pleure, geint (et si, par on ne sait quelle outrecuidance, elle prend la parole et réclame, devant une assemblée d’hommes, la suppression de la polygamie, la salle pouffe de rire : répond-on à une femme ?) — bref, son langage, comme celui des bêtes, se réduit, pour l’homme, à l’expression des émotions, et pas plus qu’on ne discute avec un perroquet, on ne parle à une femme.
Entendons par là : on ne lui demande pas son avis — comment pourrait-elle en avoir un ? — et, le donne-t-elle, on ne l’écoute pas ; présente-t-elle une requête, comme cette camarade journaliste qui sollicitait un congé de trois jours pour soigner sa mère opérée, on la rabroue ; prie-t-elle un collègue de bien vouloir dire au proviseur que…, on lui rétorque : « Dites-le vous-même » ; est-elle insultée par un élève, elle a toutes les peines du monde à obtenir une sanction du conseil de discipline : « C’était un mouvement d’humeur, voyons, chez ce garçon, c’est fréquent… ».
Non, on ne parle pas à, on ne discute pas avec une femme. Simplement, on l’informe (« ce soir, il y a des invités »), on la convoque (« toutes sur l’esplanade de l’Afrique »), on la commande (« tu ne sortiras pas ») — et, pêle-mêle, on l’épouse (on la marie) ou on la répudie (2), on la siffle ou on la chasse, on la bat ou on la flatte — jamais, ou presque, on ne voit en elle un autre, aussi positif que soi, et qui aurait, comme tout un chacun, quelque chose à donner.
C’est de l’homme, au contraire, qu’elle est censée tout recevoir : la semoule et l’huile d’olive, pour les repas (généralement, le mari fait lui-même les courses), du tissu pour ses robes — et jusqu’à ses dessous — , les nouvelles du dehors, un peu d’instruction, ses joies, ses peines, et cette kyrielle d’impératifs qui manifestent, en creux, sa radicale impuissance : « Tu épouseras ce garçon… Maintenant, tu dois mettre le voile… Lave cette chemise (ou : « mes pieds » : d’un père à sa fille, étudiante)… Tu ne porteras pas de jupes serrées, ça ne se fait pas… ».
Qu’en saurait-elle ? Son domaine, c’est la cuisine, les gosses, le ménage — tout ce qui se confond avec la nature ; à l’homme, tout ce qui relève de la culture (si l’on consent à extraire la femme de son « primitivisme », c’est, dans l’esprit de beaucoup, pour un temps, et pour mieux l’y ramener : elle fréquente, jusqu’à la puberté, l’école primaire, se perfectionne en travaux ménagers, puis se cloître : ce n’est au mieux, qu’un dressage — le contraire, précisément, de l’acculturation, de l’humanisation : qu’on ne s’étonne pas si trois cents femmes, seulement, ont pu être alphabétisées au cours de la campagne de l’été 63).
Privée de parole, et de droits, réduite à l’état de nature, la femme — et c’est un autre signe, combien éclatant, de son inexistence culturelle, de son rejet hors de l’humain — se trouve exclue de l’action politique.
Combien y en a-t-il, chez nous, qui participent à la gestion des affaires publiques ? Il n’y en a pas au gouvernement, presque pas dans les ministères, très peu à l’Assemblée — moins d’une dizaine (3) — , guère plus au Parti.
On nous rétorquera (comme l’ambassadeur du Mali, à qui nous posions la même question) que la plupart des femmes ne sont pas instruites ; c’est vrai, partiellement, mais cette vérité-là ne vaut-elle pas, aussi, pour les hommes, et l’incompétence, chez eux, est-elle un obstacle qui les empêche d’accéder à de hautes responsabilités ? En quoi un étudiant en médecine, un répétiteur, un footballeur, un directeur de jeunesse sportive, un ouvrier de chez Renault, un préparateur en pharmacie, un paysan maquisard sont-ils plus compétents, pour gérer nos affaires, qu’une secrétaire, une étudiante, une infirmière, une vendeuse de Monoprix, une institutrice ?
Au départ, ils sont également incompétents, et c’est tant mieux : ces hommes neufs, s’ils restent des militants, acquerront, en les exerçant, les qualités indispensables à leurs fonctions ; mais alors, que les mêmes chances soient données aux femmes : est-ce à des révolutionnaires socialistes d’utiliser à notre égard l’argument qu’employaient déjà les colonialistes, et l’on sait à quelles fins : « Ils ne sont pas mûrs pour » ? Et pourtant, faisant fi des leçons de l’histoire, semblables à ces « résistants du 19 mars » qui se hâtèrent de revêtir des tenues parachutistes, les hommes reprennent à leur compte les slogans de nos adversaires : « Elles ne sont pas capables de ». De vérité partielle, l’argument devient prétexte à une élimination quasi systématique : « que la femme fasse le couscous, et nous, la politique » (4)
L’actualité immédiate confirme, hélas, cet ostracisme : lorsqu’on a célébré, le 5 juillet dernier, le deuxième anniversaire de notre indépendance, des responsables du Parti et du gouvernement ont pris la parole dans les principaux centres du territoire : pas une femme n’a parlé. Et si les « historiques » ne sont pas disponibles, qui prétendra que d’autres, obscures peut-être, mais aussi valables, ne le sont pas ?
Il y a plus grave que cette absence d’un jour : on élargit, présentement, la base révolutionnaire de notre Parti, et l’on fait appel, pour ce, à tous les militants inorganisés. Mais que prévoit-on pour les militantes ? « L a femme algérienne doit pouvoir participer effectivement à l’action politique et à la construction du socialisme, en militant dans les rangs du Parti… et en y assumant des responsabilités », lit-on dans la Charte d’Alger : la presse, le affiches n’en disent mot; et dans telle kasma du centre de la capitale, des femmes députés, venues s’inscrire, ont vu leur demande « provisoirement » écartée, « faute d’instructions ». Ailleurs, d’autres ont été acceptées (parce qu’elles sont Européennes d’origine, et qu’à l’égard de ces Algériennes-là, on est plus souple ?), tandis que dans la banlieue-est, le coordinateur d’une kasma expliquait à une camarade — Algérienne : « Maintenant, on accepte les femmes après, on les mettra à part, elles auront leurs cellules propres ».
Égaux, mais séparés ? « Dans l’état actuel de notre société, nous confie un ami, des cellules mixtes sont quasi impossibles ; nous serons tous plus ou moins gênés — à supposer que les femmes nous rejoignent — , beaucoup de questions leur échapperont, et d’autres risquent de se poser ». Là encore, des inconvénients relatifs se métamorphosent en obstacles absolus : il se peut qu’au début il y ait une gêne, mais ce n’est pas l’existence d’organisations séparées qui contribuera à la dissiper ; elle maintiendra, au contraire, cet « état de choses actuel » qu’on est si prompt à invoquer.
Il se peut aussi que certains problèmes échappent aux ménagères : mais les hommes, parce qu’ils sont hommes, sont-ils mieux doués pour les saisir ? Encore une fois, on prétexte l’ « incompréhension », l’absence d’instruction, le peu d’évolution des femmes — comme si les hommes, en tant qu’hommes, étaient d’emblée évolués, instruits et compétents ; jamais l’on n’entend mettre en question leur propre insuffisance, comme si la nature — la race — les avait pourvus d e tous les avantages, comme s’ils étaient capables, à eux seuls, de mettre sur pied un parti d’avant-garde.
C’est presque une gageure : comment des hommes seuls, si militants soient-ils, pourraient-ils contribuer à l’édification d’une société socialiste, avec les préjugés, les contre-vérités, les faussetés de toutes sortes qui les entravent ? La présence des femmes à leurs côtés les aiderait certainement à évoluer, à se transformer eux-mêmes, à être mieux aptes, par conséquent, à transformer la société.
Très peu en sont convaincus, et beaucoup ne dissimulent pas leur opposition à toute participation féminine ; certains ne prennent même pas la peine de la justifier.
Ainsi, le président d’un comité de quartier, dans la banlieue algéroise ; comme nous nous étonnions que pas une femme ne siège dans ce comité (où l’on ne discute pas de métaphysique ; où l’on s’occupe d’affaires très « terre à terre », qui concernent la vie de chaque jour), il nous répondit : « Pendant la guerre, nous avons travaillé entre hommes ; nous formions des groupes d’hommes valeureux, nous nous entendions très bien sans les femmes : il n’y a pas de raison de changer ; ici, nous continuons comme avant ».
« Les jeunes filles ne viennent pas à nos projections, nous expliquait, un dimanche matin, un responsable J.F.L.N. de Belcourt, parce qu’elles vaquent à leurs occupations naturelles ».
L’Algérien moyen invoque la nature, qu’il barbouille de « spécifique » ; un degré au-dessus (dans la stupidité), c’est la religion et la science — ou ce qu’on prend pour telles — qui viennent à la rescousse. Par exemple, ce texte de Hachemi Tidjani, président de l’association Al Qiyam (« Les Valeurs »), paru dans le n° de juin 64 de la revue Confluent :
«… Il va de soi que la nature même de la femme la rend inégale à l’homme. Vous me direz qu’il y a des femmes qui occupent les mêmes postes que les hommes. Vous avez les reines Balkis de Saba, Zénobie de Palmyre, Victoria d’Angleterre, Catherine de Russie, Mme Curie, Simone de Beauvoir. Ce sont précisément les exceptions qui confirment la règle. Si la femme était vraiment l’égale de l’homme en toutes choses, il y aurait longtemps que, sans solliciter l’assistance de son « rival », et même malgré lui, elle aurait réalisé cette égalité.
« Aux yeux de Dieu, la femme est l’égale de l’homme. Mais il existe entre elle et l’homme des différences naturelles qui font qu’elle se trouve dans un état d’infériorité. Ce sont précisément ces différences naturelles qui font qu’il y a des différences mentales.
« Elles expliquent que Dieu donne la responsabilité à l’homme. Il n’y a jamais eu d e prophétesse, pas même Marie, considérée par le Coran comme la femme la plus pure que l’humanité ait jamais connue. Il n’est pas donné à la femme, au point de vue mental pur, d’être à même d e donner la leçon à l’homme. Au point de vue des structures physiques et biologiques du cerveau, l’homme a une formation supérieure… ».
Suis-je une maniaque du féminisme ? J’ai communiqué ce texte, aussi grotesque que rétrograde, à Révolution Africaine, Alger-Républicain, à l’Union des femmes : seul Alger-Républicain a publié une mise au point. Je n’insinue pas que les autres approuvent les sottises de Tidjani, mais ils ont, sans doute, leurs « urgences » — et les femmes peuvent attendre…
« On ne nous aide pas, me disait, justement, une responsable de leur Union ; même les journaux refusent de passer nos communiqués ; le Président, bien sûr, est pour nous, il est prêt à tout nous faciliter ; mais dès qu’on a affaire à d’autres qu’à lui, tout se complique, la moindre chose prend des dimensions dramatiques ». Et la responsable de nous donner un nouvel exemple d’obstruction : il y a quelques semaines (en juin 64), des démonstrations sportives et aériennes eurent lieu à Dar el Beïda, en présence des membres du gouvernement ; des parachutistes, nouvellement diplômés, firent la preuve d e leurs capacités ; mais le moniteur, arguant qu’il y avait trop de vent, s’opposa au saut des jeunes filles. N’avaient-elles pas, cependant, leur diplôme ? Et n’avaient-elles pas subi, dans les mêmes conditions, le même entraînement que les garçons ? Si, bien sûr, mais… « ce sont des filles ». — « Et je pourrais vous citer bien d’autres exemples, conclut la responsable ; la plupart des hommes s’ingénient à nous rendre impossible toute activité ».
Le président d’un comité de quartier (dans la quarantaine) ; le président d’une Association réactionnaire (ex-professeur d’arabe, ex-secrétaire général de l’Université, actuellement au ministère de l’Agriculture) : que ces hommes, d’un certain âge (ou d’une autre formation : le moniteur) dénient aux femmes toute consistance humaine, qu’ils n’en fassent qu’un ustensile, parmi d’autres, de ménage, on dira, somme toute, que ça s’explique : ils ne sont pas de leur temps. Mais alors, pourquoi ont-ils des responsabilités dans notre société ?
La réponse est évidente : parce qu’ils en expriment — en ce qui concerne les femmes, en tout cas — la vérité moyenne : vieux ou jeunes, campagnards ou citadins, Algérois ou Mozabites, la plupart de nos compatriotes vident spontanément la femme, sans même y réfléchir, de toute substance humaine ; plus exactement, à leurs yeux, elle n’en a jamais eu, elle est d’une autre espèce, qu’on n e peut même pas qualifier d’inférieure, parce qu’il n’y a pas de comparaison possible ; elle est femme, c’est tout, comme une table est une table, et un chien, un chien. Cuistreries et bondieuseries mises à part, Tidjani exprime l’opinion courante de la majorité des Algériens.
On en trouve une nouvelle preuve dans les lettres de nos jeunes auditeurs (qui ont, en général, de 16 à 22 ans). Au cours d’une émission, nous leur avons demandé si la femme, à leur avis, peut exercer n’importe quel métier ; beaucoup ont répondu non, et ils ont donné comme « raisons » :
— la faiblesse physique :
« Une femme peut faire quelques métiers seulement : les moins durs, ceux qui demandent un petit effort; n’oublions pas que, physiquement, l’homme est beaucoup plus fort que la femme » (S., de Tizi-Ouzou).
« Une femme ne peut pas faire tous les métiers, surtout elle ne doit pas faire mécanicien, boulanger, maçon, travail sur un chantier — même en qualité d’ingénieur ou directeur — car ce sont des travaux très durs, réservés au sexe fort » (C.B., élève de 4e, Alger).
« Elle ne peut pas tout faire, car c’est un sexe faible » (H., élève de 3e, Constantine).
« La déclaration des droits de l’homme, commence pompeusement B.S., d’Oran, stipule l’égalité de tous les citoyens. Donc, en principe, une femme peut exercer tous les métiers. Cependant, on admet que des statuts particuliers peuvent écarter les femmes de telles ou telles fonctions, à cause de leur nature. »
— la morphologie :
« Une femme peut faire tous les métiers, sauf les métiers délicats, l’électronique par exemple ; car son système nerveux n’est pas aussi sensible que celui d e l’homme » (B.L., de Blida).
— la nervosité :
« La femme peut faire tout, sauf chirurgie : elle peut trembler au moment de l’opération » (Z.S., de Mohamedia).
Aux incapacités physiques s’ajoutent, pour quelques-uns, les insuffisances mentales :
« Je suis élève d’un lycée mixte, écrit L.T., de Biskra ; j’ai constaté que les filles ne s’intéressent pas aux mathématiques : sans doute qu’elles ne comprennent pas ».
D’autres, enfin, prétextent :
— la loi (?) :
« La femme peut faire tous les métiers, sauf ceux qui sont interdits par la loi » (D.A., d’Alger).
— l’Islam (5) :
« Une femme française peut faire tous les métiers ; une femme musulmane, certains seulement » (K.M., de Berrouaghia).
« Les femmes n’ont pas droit à tous les métiers, surtout quand ce sont des femmes de confession islamique » (A.A., d’Alger).
— la féminité :
« La féminité de la femme doit être sauvegardée » (B.T., de Miliana).
« Sauvegardons la silhouette de nos femmes ; je verrais mal une femme maçon habillée en pantalon, surtout si elle est grosse » (H., de Constantine).
Ainsi, au nom de sa faiblesse physique ou mentale (évidemment congénitale), de son essence (éternelle), de la loi divine (immuable), beaucoup d’Algériens ne conçoivent pas qu’une femme accède à n’importe quel métier ; son infériorité naturelle va de soi (aucun de nos correspondants n’a essayé d’expliquer ou de justifier sa position) et comme elle est, justement, un fait de nature, elle échappe au devenir historique, elle n’est susceptible d’aucune transformation.
Faut-il s’étonner, dès lors, que la plupart des élèves de 3e d’un lycée algérois trouvent inutile, ou dangereuse, l’instruction des filles ? Voici, telles que nous les avons extraites de leurs rédactions, les opinions qu’ils n’hésitent pas à afficher, ni à défendre vigoureusement :
« Une femme savante est plus perfide qu’une simple femme, c’est-à-dire qu’elle n’a ni foi ni parole ; c’est une menteuse, une infidèle, une tricheuse, une vaniteuse, une orgueilleuse. Une savante, déjà vieille, peut rendre une jeune femme ridicule. Sa principale ambition est de devenir encore plus savante qu’elle n’est. Elle ne cherche pas à créer un foyer heureux, avoir des enfants ; son véritable mari est la science. Bien sûr, il existe des savantes mariées, mais sont-elles heureuses ? Non, car elles savent qu’elles sont supérieures à leurs maris, qui ressemblent à des domestiques, et non à des maris » (K., 17 ans).
« Les femmes, confirme B., 17 ans, ne sont faites que pour laver, repasser, essuyer le parterre. »
« La femme n’a qu’un droit, renchérit R., 15 ans : s’occuper du foyer qui lui est réservé. Une femme ne doit pas s’instruire » (mais, déplore cet élève, « ce qui est fait est fait, et de nos jours, une femme est presque l’égale de l’homme, car elle va travailler pendant que la plupart des mâles font la vaisselle »).
« La femme, opine S., 18 ans, ne doit apprendre que des choses utiles : faire de la bonne soupe, savoir coudre et faire de belles robes, s’occuper de son ménage. »
S’ils admettent parfois, ces garçons, la nécessité de l’instruction, c’est à des fins très précises :
« Il faut quand même, concède A., 15 ans, que les femmes aient un minimum de connaissances, pour… lire des ouvrages de cuisine, de couture, pour soutenir un long bavardage. »
« L’éducation de la femme doit être accomplie en ce sens qu’elle soit le portrait de l’homme » (B., 15 ans, ajoute : « Dans certains pays, elle occupe des postes importants, et le droit de l’homme est bafoué »).
Même protestation chez B., 16 ans :
« Il faut qu’une femme soit discrète, surtout à une époque comme la nôtre, où la femme étend considérablement ses pouvoirs, où elle affirme être l’égale de l’homme. »
Ignare ou dégrossie, dit L., 15 ans, qui exprime bien l’opinion générale. « La femme n’a pas d’autre rôle que d’aider et de seconder son mari. »
Et si, quand même, elle en assume d’autres ? Il y a des exemples célèbres… Prévoyant l’objection de son professeur, B., 15 ans, reconnaît du bout des lèvres, et avec quelle condescendance, que « le vol de la cosmonaute soviétique est une preuve satisfaisante des possibilités de la femme ». Merci.
Mais quoi, sans chercher en Union Soviétique : et Djamila, qui résiste sous les tortures, et Bouazza, qui pose des bombes, et les innombrables Zohra, Fatima, Aïcha, Leïla qui ont transporté des armes, caché des maquisards, soigné dans la montagne ? Personne n’y songe, pas un de ces garçons n’en parle, et lorsque leur professeur lance leurs noms comme, croit-il, autant de grenades, rien n’explose — sinon cette toute petite bulle, qui satisfait la classe : « Bah, c’était pendant la guerre… »
Ces garçons ne sont pas coupables, bien sûr, ils sont à l’image même de leur milieu — de notre société : la guerre terminée (malgré ses horreurs, de combien de jougs n’a-t-elle pas délivré les femmes ?), les hommes ont renvoyé les militantes à leurs cuisines, ils les ont bouclées dans leurs gourbis, leurs H.L.M. ; au mieux, ils leur ont confié la direction d’un ouvroir, d’une crèche, d’une œuvre quelconque de charité (en fonction, bien sûr, de leurs possibilités naturelles) ; au pire, pour se donner l’esprit, ou le renom, qui leur manquaient, ils les ont épousées, puis confinées à leurs occupations d’origine.
Si quelques-unes ont « mal tourné » (qui ont choisi l’exil, qui se cantonnent dans l’opposition, ou l’indifférence), si les « salonardes » et les « dames-patronnesses », comme dit le Président, ont remplacé les militantes, à qui la faute ? Solidaires dans la guerre, dans la souffrance, hommes et femmes de notre pays ont repris, au lendemain de l’indépendance, leurs chemins solitaires.
(1) Révolution Africaine.
(2) « … Même deux années après l’indépendance, le divorce reste encore, et dans beaucoup de cas, une répudiation pure et simple de la femme devant témoins… La femme, du jour au lendemain, est dépossédée de tout, et même ses enfants lui sont arrachés sans autre forme de procès ». (Le Peuple, 23 juillet 64.)
(3) Deux seulement, au Parlement élu le 20 septembre 1964 : Fatima Khemisti et Evelyne Lavalette.
(4) Pour éviter que les femmes, et principalement les jeunes, n’oublient cette « vérité » première de leur « nature », un quotidien du matin ne manque pas une occasion de la rappeler; sa « Chronique féminine » se spécialise, semble-t-il, dans l’intoxication hebdomadaire des jeunes filles. Ainsi, sous le titre « L’Emancipation de la femme », la bonne dame, ou l’irresponsable de service, écrit, le vendredi 11 octobre 1963 :
« … L’être humain a besoin de mener une vie paisible, qui vous paraît être un peu terre à terre, mais qui est la seule façon d’exister normalement… Je tiens à vous faire toucher du doigt le danger que courent les personnes célèbres. Avez-vous songé à la façon dont elles terminent leur vie ?… Vous connaissez certainement la maxime : « Pour vivre heureux, vivons cachés ». La philosophie qui s’en dégage me paraît utile. Il ne faut bien sûr pas vivre cloîtrée, mais simplement être discrète et dans tous les domaines… Les hommes préféreront se marier avec une fille qui vous paraît insignifiante, mais qui ne fait pas trop de bruit autour d’elle… Ils choisissent (de préférence) la fille effacée et pas très instruite…».
Conclusion démocratique et populaire : « Il faut aliéner une partie de sa liberté au profit d’une autre, c’est-à-dire vous soumettre aux règles familiales et sociales… Vous faites votre bonheur, celui de vos parents… Soyez évoluée dans le bon sens ».
Et maintenant, à la cuisine, préparez vite à votre Seigneur le bon petit repas que, dans l’encadré voisin, on vous suggère : « Recettes : galettes de pommes de terre… brioche du pauvre (pardi, on est socialistes)… tomates forestières »… Au moins, dans ses casseroles, la femme n’utilisera pas « la liberté qui lui est accordée à des fins pernicieuses » (cette dernière citation, extraite d’un article du 23 juillet 64 : décidément, notre journal suit sa ligne sans dévier ; mais est-ce la ligne du Parti ?).
(5) Faut-il rappeler l’action libératrice du Prophète ? Véritable révolutionnaire, il interdit le sacrifice des filles (les Arabes préislamiques les enterraient vivantes), limita à quatre le nombre des épouses (et encore : la polygamie n’est permise qu’à celui qui a les moyens d’assurer à chacune de ses femmes un même traitement), prescrivit à tous — aux femmes comme aux hommes — de s’instruire, même, dit-il, si pour cela « il faut aller en Chine » : tous ses actes tendaient à la libération de la femme.
La religion musulmane ne s’y oppose donc pas — au contraire : « Que ceux qui veulent souiller l’Islam en essayant de l’utiliser dans un sens hostile au progrès sachent qu’ils ne pourront pas continuer indéfiniment à agir de la sorte, car ils n’ont pu le faire jusqu’à présent qu’en profitant d’une tolérance excessive de notre part, et d’une certaine confusion qu’ils contribuent d’ailleurs largement à entretenir », déclarait le Président Ben Bella, en ouvrant le 1er congrès du Parti ; et il ajoutait : « L’Islam, loin d’être contraire à notre option, s’identifie, dans l’esprit des masses, à l’égalité, et va donc dans le sens du socialisme ».