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Jean-Daniel Martinet : Une nouvelle mystification. La revue « Esprit » au secours de l’impérialisme stalinien

Article de Jean-Daniel Martinet paru dans La Révolution prolétarienne, n° 312, février 1948, p. 1-3


Un passé de probité intellectuelle et de courage personnel ne tient pas lieu d’intelligence politique. Je crois en la bonne foi d’Emmanuel Mounier et de la part des gens de son équipe. Il n’est que plus urgent de dénoncer leur position actuelle (1).

C’est mal servir la cause de l’individu dans la Cité (que Mounier pense être la sienne) que de condamner unilatéralement le danger fasciste gaulliste – ce qui est bien – sans dénoncer en même temps et avec netteté son frère ennemi le fascisme stalinien. Assimiler ce dernier (à l’instar des trotskystes et des « marxistes » de la Revue Internationale) à un mouvement socialiste authentique, bien que dégénéré, c’est, me semble-t-il, trahir la cause d’Esprit. Cette revue chrétienne « de gauche » nous avait habitué, avant cette guerre, à plus de lucidité, encore que son antimunichisme farouche soit la préfiguration de sa position actuelle. Emmanuel Mounier ne rappelle-t-il pas dans l’introduction à son enquête intitulée : « La pause des fascismes est terminée », qu’en 1938 il avait déjà démasqué « la trahison de Munich » ?

Certes on n’a pas à être fier d’avoir été munichois (ou antimunichois) ; les événements de 1938, où le mouvement proprement ouvrier n’avait plus sa place, ne sont que les amères conséquences du grand abandon de 1936 : les occupations d’usines en France et surtout la Révolution espagnole auront été la dernière chance, l’ultime avertissement du destin à la classe ouvrière. Nous n’avons pas su, ou pas pu, en profiter. Il ne restait qu’à payer et laisser passer la vague guerrière. L’heure de la lutte des classes était momentanément dépassée, ce qui explique les prises de position contradictoires des militants sincères : les uns dans l’inaction, d’autres dans la résistance, certains même avec la Charte du travail de Pétain !

Bien franchement et avec le recul nécessaire, un militant ouvrier avait-il à choisir obligatoirement entre les camps de concentration de Staline et ceux de Hitler, entre la barbarie fasciste et les bombes au phosphore et la civilisation atomique des démocraties anglo-saxonnes ? En tout cas n’est-il pas excusable celui qui a hésité au moment de Munich et n’a pas voulu que les classes ouvrières d’Europe fassent les frais d’un conflit proprement impérialiste et sans contenu socialiste, ni d’un côté ni de l’autre ?

Chacun a obéi durant ces années sombres, à des impulsions personnelles, fonction de son tempérament et des hasards de la destinée. Il ne pouvait alors y avoir de vrai choix pour un socialiste.

Mais après cette mise au point du passé, qui a conditionné l’attitude actuelle de l’équipe d’Esprit, il me semble que la peur d’être aux côtés des bourgeois catholiques, d’une part, l’auréole qu’a gardé à ses yeux le communisme par son attitude héroïque dans la résistance, d’autre part, expliquent l’essentiel.

Son erreur, c’est de confondre actuellement communisme et mouvement ouvrier. Et l’on regrette qu’un esprit aussi libre et distingué qu’Elie Baussart (démocrate-chrétien) se sente petit garçon devant la mystification stalinienne alors qu’il sait dire de dures vérités à ses amis catholiques, témoin la citation qu’il fait du Dr Schumacher à propos de l’Union démocratique allemande :

« Il y a une aile cléricale et réactionnaire qui fait la politique et une aile cléricale et socialisante qui fait la réclame. »

Tout autant que cet auteur nous résistons à la tentation d’un anticommunisme stérile et pro-américain ; nous n’en sommes que plus libres pour offrir au monde autre chose qu’un socialisme policier et c’est pourquoi jamais nous ne pourrons marcher (même par antigaullisme) avec les charlatans pianistes totalitaires. Il faut crever leurs baudruches alors qu’il en est encore temps ; et c’est, je l’avoue, infiniment plus difficile que de dénoncer les palinodies des princes de l’Eglise traditionnelle. Car s’il existe une Eglise qui menace de triompher et de durer, c’est celle du Kremlin.

Signalons au passage également l’article où P. Debray faisant la critique du paternalisme gaulliste tombe dans le panneau des « politiques » d’extrême gauche :

« Son programme social (celui de de Gaulle) nettement paternaliste et corporatiste est encore plus caractéristique. Sous prétexte de « dépolitiser » les syndicats, il préconise l’abolition de tout professionnalisme des syndicalistes, c’est-à-dire en fait de toute centrale syndicale, puisque, sans permanents détachés de la profession d’origine, aucune organisation ouvrière centralisée n’est possible« .

C’est moi qui souligne cette conception que nous avons toujours combattue du « permanent » indispensable. Sans pour cela tomber moi aussi dans un nouveau panneau, celui du gaullisme : il suffit de s’en référer à ce sujet à l’excellent article de Guilloré, dans la R. P. de janvier.

Un autre personnaliste, Joseph Rovan, étudie les responsabilités des sociaux-démocrates, dont nous ne contesterons certes pas le poids. Mais c’est au nom des crimes de Noske et Ebert contre Spartacus qu’il défend les crimes de Staline ! La réponse est trop aisée pour mériter un développement. C’est dans le même esprit qu’il justifie les grévistes de décembre dernier, quitte à lier les revendications ouvrières avec les palinodies et les volte-face successives de l’état-major stalinien.

« Nous n’accusons certes pas les communistes d’être aux ordres de Moscou », écrit Jean Lacroix. Alors que c’est justement de cela que
nous les accusons, au nom de l’internationalisme et de la révolution socialiste.

Je demande simplement à Jean Lacroix de méditer quelques instants sur la condamnation prononcée par La Pravda contre un des hommes de main de l’U.R.S.S. les plus populaires, Georges Dimitrov. Boycotter un projet de Fédération balkanique, parce qu’elle pourrait acquérir trop d’autonomie, n’est-ce pas la preuve que Moscou exige de ses hommes une inféodation totale et aveugle ?

L’heure n ‘est plus en 1947 à faire des coquetteries au prétendu communisme russe. Il ne suffit plus de critiquer dans le détail l’un quelconque des deux impérialismes aux prises : tâchons de les renvoyer dos à dos au diable, ce sera de la bonne besogne personnaliste !

Je lis également (dans l’article de Maurice Didier, dirigé principalement contre la Troisième Force politicienne) :

« C’est le centre qui, au moment où j’écris ces lignes, a pris la direction de la lutte anticommuniste. Il est certain qu’il ne pourra pas indéfiniment la conserver et que la voie dans laquelle il s’est engagé précipite l’arrivée au pouvoir de de Gaulle. »

Cette apparente vérité ne me convainc guère, et je vois au contraire dans ce centre pourri et d’esprit bourgeois, mais dirigé par des financiers avertis, une dernière tentative de barrage antigaulliste accompli par ce qui reste de plus raisonnable dans la bourgeoisie française. Si ce barrage cède, c’est de Gaulle demain, et sans doute la guerre, et Staline après-demain. Nos communistes le savent bien qui poussent aux grèves politiques et au sabotage de la production, avec la même touchante unanimité qui leur faisait dire hier (lorsque l’U.R.S.S. croyait avoir encore un pied en Occident) : produire et pas de grèves !

Emmanuel Mounier, dès l’introduction à ce numéro spécial, ne s’attaque en fait qu’au gaullisme. Il donne d’emblée l’impression à ses lecteurs qu’il y a d’un côté un fascisme rétrograde (et c’est exact) et de l’autre les « bons », les révolutionnaires dont les plus représentatifs, malgré leurs tares, sont les communistes. Alors qu il s’agit en fait d’une lutte à mort entre deux conceptions fascistes. Et l’on ne sortira de cette situation qu’en clamant bien haut la vérité, en condamnant les uns et les autres au nom de notre conception syndicaliste, en préparant ainsi la renaissance d’un véritable mouvement ouvrier autonome, s’il est encore temps.

Dès le premier article de cette enquête Paul Fraisse pressent tout le danger de sa fausse position :

« Esprit consacre un nouveau numéro au péril « fasciste ». Dès le sommaire nos lecteurs auront constaté qu’il est entièrement orienté contre le danger fasciste polarisé sur une réaction de droite. Serions-nous assez aveugles pour oublier qu’il peut aussi exister un fascisme de gauche ? N’y a-t-il pas deux fascismes que nous devrions rejeter simultanément ? »

Après avoir ainsi fort bien défini le problème Fraisse conclut à aller au plus pressé face au danger immédiat (qui pour lui est gaulliste) il néglige un danger infiniment plus fatal à la personne humaine et à l’avenir même de notre civilisation. On peut dire, sans grande exagération, que le triomphe du stalinisme, appuyé sur les masses, pour les mieux écraser, constituerait la tyrannie la plus exécrable et la plus durable, car fondée sur une économie pharaonique et planifiée infiniment plus viable que le vieux capitalisme empêtré dans ses contradictions et ses crises périodiques.

Il est curieux de constater à quel degré d’opportunisme leur désir de choisir entre deux périls entre les personnalistes :

« Ne ferons-nous pas, dit Fraisse, pour autant le lit du communisme ? Quand le danger est là, à moins de s’évader dans l’intemporalité du Yogui (ce qui ne peut être qu’une vocation, mais ne doit pas être une démission), on ne choisit pas ses alliés. Churchill et Staline ont-ils hésité à s’unir devant l’agression hitlérienne ? Mais ils nous ont montré l’un et l’autre que l’alliance ne signifie pas l’abandon des buts propres à chacun. »

Cette alliance avec le diable a de quoi tenter les plus machiavéliques de nos politiciens, encore que Fraisse pouvait corser le tableau en nous parlant de l’alliance Hitler-Molotov de 1939 !

Et pour finir avec cet article opportuniste :

« Tiendrions-nous ce langage en Roumanie ? Mais nous sommes en France, fin 1947, au seuil d’une aunée décisive pour notre liberté ! »

Voilà une fameuse position de repli pour un personnaliste, en cas de victoire stalinienne, comme en Roumanie.

C’est un avis semblable que nous donne Jean-Marie Domenach, dans l’article suivant :

« Une opposition purement politique est aujourd’hui impensable. Petkov et Maniu étaient des saboteurs ; les chefs communistes le seront peut-être demain en France… »

Une telle interprétation de l’histoire laisse rêveur. Les staliniens n’en demandent pas plus aux intellectuels de gauche : assimiler au sabotage la résistance au totalitarisme, c’est ce qu’on a bien vu à l’occasion des procès de Moscou.


Mais c’est surtout sous la plume de J.-W. Lapierre dans l’article intitulé : « Les chemins de la mystification » qu’on voit le berger personnaliste hurler avec les loups du Kremlin. Son analyse du R.P.F. rappelle en presque tous les points celle du nazisme et du mussolinisme par Daniel Guérin, dans Fascisme et grand capital. On ne peut que souscrire à cette critique du « néo-fascisme » qui s’appuie, le cas échéant, sur les cadres actuels du capitalisme, sur la police et sur l’armée. Mais c’est faire la partie trop belle aux gens du R.P.F. que de ne pas mettre dans le même sac qu’eux les staliniens.

Le corporatisme gaulliste paraîtra peut-être une idyllique conception humanitaire si le malheur veut qu’un jour triomphe en France le totalitarisme stalinien. La classe ouvrière connaîtra la même oppression (avec en plus la mauvaise conscience d’avoir favorisé directement l’arrivée au pouvoir des nouveaux maîtres) ; les classes moyennes seront bernées par Staline comme par de Gaulle. Mais si Staline triomphe, il y aura plus de sang versé pour rien, plus de gens dans les camps de concentration ; et surtout la tyrannie sera plus durable car assise sur une infrastructure économique infiniment plus habile et mieux agencée que celle du génial général.

La guerre ne sera évitée ni dans un cas ni dans l’autre. Mais le triomphe des Russes s’accompagnerait plus sûrement d’un ravage quasi total du continent européen et de sa vieille civilisation.

Bien entendu nous pensons, comme J.-W. Lapierre, que l’antibolchévisme reste le grand cheval de bataille des fascistes de droite. Il est bien normal que les tenants du capitalisme privé luttent à mort contre leur concurrent étatiste pour la conquête du monde.

Demandez donc aux émigrés de la Révolution française ce qu’ils pensaient de l’ogre de Corse ? Cela n’a pas rendu tous les anciens Jacobins bonapartistes.

Pour J.-W. Lapierre il semble ne faire aucun doute que le stalinisme soit l’expression (certes outrée et dégénérée) de la dictature du prolétariat, alors qu’il ne s’agit là que d’une nouvelle forme d’oppression du prolétariat, d’autant plus virulente qu’elle est plus jeune, combative et militante.

En lisant ce numéro d’Esprit, on croit revivre les propos de ces « sympathisants » communistes de 1936, qui acceptaient toujours une critique de détail sur le régime de l’U.R.S.S., bien assez bon pour des moujiks (et de quelconques roumano-bulgares), mais restaient « sympathisants » quand même, car ils étaient intimement persuadés que chez nous le communisme serait tout autre chose. Alors qu’en fait nous savons bien que si le stalinisme triomphait en France et en Occident nous tomberions de plus haut que les Russes, mais la chute n’en serait que plus verticale.


Il n’est pas niable qu’un fascisme américain puisse naître demain, mais quand on voit J. Rovan assimiler les séances du  »Comité d’enquête sur les activités non américaines » à un véritable fascisme en préparation, qu’il soit permis de dire : Que se passe-t-il d’autre en U.R.S.S. depuis près de 20 ans, et sur une échelle infiniment plus vaste dans le bourrage de crâne et la coercition ? Pourquoi omettez-vous d’en parler ? L’ignorez-vous ou votre personnalisme s’accommode-t-il de tels procédés en Russie, mais pas aux U.S.A. ? Au lieu de coller l’étiquette fasciste dans le dos de l’oncle Sam, parlons plus simplement de l’impérialisme américain.

La planification (avec ce qu’elle suppose en Russie de formes oppressives et de gabegie) apporte-elle un correctif suffisant et tel qu’on puisse crier : « Haro sur le baudet capitaliste ! » et passer sous silence les ruades de l’âne rouge ?

C’est ainsi par exemple que Marcel Ferney, muet sur le pacte germano-russe, s’étend avec complaisance sur le conflit grec et sur les liaisons des Alliés avec Mihailovitch (l’adversaire bourgeois de Tito) dont le double jeu ne fait certes aucun doute.

Si je comprends bien la pensée de l’équipe personnaliste (avec peut-être plus de nuances en ce qui concerne François Goguel), elle est obnubilée par la mystique d’une unité ouvrière à tout prix et par une perpétuelle confusion entre ce qu’a été pour nous tous la Russie en 1917 et ce qu’elle est en 1947. Elle laisse à l’homme du Kremlin le soin d’instituer le planisme universel et totalitaire, en réservant son espoir d’humanisation du régime pour demain, « au-delà du totalitarisme ». Avec de tels principes idéalistes, on peut fonder des espérances à longue portée sur n’importe quel régime oppressif, puisque, ici bas, rien n’est éternel. Mais c’est une piètre consolation pour les malheureux mortels que nous sommes.

J’ai souvent au cours des années qui viennent de s’écouler mis en doute le bien-fondé de notre position syndicaliste, que l’on peut définir : Au-dessus de la mêlée politique, toujours en pleine mêlée sociale. Ni avec la réaction capitaliste ni avec la réaction étatiste russe.

J’ai parfois cru que notre attitude de refus aux grandes idéologies du temps présent masquait une carence et que, dépassés par les événements, nous étions bons à être remisés au musée de l’histoire. C’était une erreur de ma part et une enquête comme celle d’Esprit sur le fascisme indique assez clairement où mène une prise de position unilatérale en face des éternels ennemis de l’homme : les puissances d’argent et la toute-puissance de l’Etat.

Notre position à nous, matérialistes, respecte plus les forces spirituelles du monde que celle de ces chrétiens les plus libres et les mieux intentionnés.

La naïveté de la position actuelle d’Esprit est redoutable. Elle fait de ces spiritualistes les fourriers du fascisme stalinien. Et si celui-ci devait triompher à l’occasion d’un conflit armé, on imagine trop bien l’attitude d’ « opposition loyale » de l’équipe des amis d’Emmanuel Mounier à l’impérialisme des étatistes : elle servirait une fois de plus innocemment le stalinisme… jusqu’au jour où on la liquiderait (au moins dans ses meilleurs éléments).

J.-D. MARTINET.


(1) Esprit, numéro spécial sur le nouveau fascisme, décembre 1947.

2 réponses sur « Jean-Daniel Martinet : Une nouvelle mystification. La revue « Esprit » au secours de l’impérialisme stalinien »

« J’ai parfois cru que notre attitude de refus aux grandes idéologies du temps présent masquait une carence et que, dépassés par les événements, nous étions bons à être remisés au musée de l’histoire. C’était une erreur de ma part… » 😉

Tout ressemblance avec la situation actuelle ne saurait être que fortuite 😉

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