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George Orwell : Grandeur et décadence du roman policier anglais

Article de George Orwell paru dans Fontaine, n° 37-40, janvier 1944, p. 69-75


C’EST de 1920 à 1940 que fut lu et écrit le plus grand nombre de romans policiers et c’est précisément durant cette période que le roman policier en tant que genre littéraire devint décadent. Au cours de ces années inquiètes et utiles, les « crime stories » comme on les appelait (en désignant ainsi le roman détective proprement dit aussi bien que le « thriller » où l’auteur utilise la formule grand-guignolesque) constituaient en Angleterre un palliatif universel au même titre que le thé, l’aspirine, les cigarettes et la radio. Ces ouvrages parurent en quantité industrielle et l’on ne peut qu’être surpris de compter parmi leurs auteurs des professeurs d’économie politique et des prêtres tant catholiques qu’anglicans. L’amateur que jamais l’idée d’écrire un roman n’avait effleuré se sentait de taille à taquiner le roman policier qui n’exige que de très vagues connaissances de toxicologie et un alibi plausible derrière lequel dissimuler le coupable. Bientôt pourtant le roman policier tendait à se compliquer : il demandait à l’auteur plus d’ingéniosité car il fallait satisfaire chez le lecteur un appétit de violence et une soif de sang toujours croissants. Les crimes devinrent plus sensationnels et plus difficiles à déceler. Mais il n’en reste pas moins que dans cette multitude d’ouvrages l’on n’en trouve point ou presque qui vaille la peine d’être relus.

Il n’en fut pas toujours ainsi. La littérature distrayante n’est pas forcément de la mauvaise littérature. Entre 1880 et 1920 nous avons eu, en Angleterre, trois spécialistes du roman détective qui firent preuve de qualités artistiques indéniables. Conan Doyle appartenait bien entendu à cette trinité et, avec lui, deux écrivains qui ne le valent pas mais que l’on ne doit pas mépriser : Ernest Bramah et R. Austin Freeman. Les « Mémoires » et les « Aventures de Sherlock Holmes », Max Carrados » et les « Yeux de Max Carrados » de Bramah, « L’Oeil d’Osiris » et « L’Os qui chante » de Freeman sont, avec les deux ou trois nouvelles d’Edgar Allan Poe dont ils s’inspirent, les classiques de la littérature détective anglaise. L’on retrouve dans chacun de ces ouvrages des qualités de style, et mieux encore une atmosphère auxquelles les auteurs contemporain, ne nous ont guère habitués (Dorothy Sayers, par exemple, ou Agatha Christie ou Freeman Wills Croft). Il vaut la peine d’en rechercher les raisons.

Aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle après son entrée en scène, Sherlock Holmes reste l’un des personnages les plus populaires du roman anglais. Son physique mince et athlétique, son nez en bec d’oiseau, sa robe de chambre fripée, les pièces encombrées de son appartement de Baker Street avec leurs recoins et leur éprouvettes, le violon, le tabac dans la pantoufle hindoue, les traces de balles sur les murs, tout cela fait partie du mobilier intellectuel de l’Anglais qui connaît ses auteurs. D’autre part, les exploits de Sherlock Holmes ont été traduits en une vingtaine de langues, du Norvégien au Japonais. Les deux autres écrivains dont j’ai parlé, Ernest Bramah et R. Austin Freeman, n’atteignirent jamais un aussi vaste public, mais tous deux ont su créer des types inoubliables. Le Docteur Thorndyke de Freeman est le détective de laboratoire, l’expert médico-légal qui résout l’énigme à coups de microscope et d’appareil photographique. Quant au Max Carrados d’Ernest Bramah, il est aveugle. La cécité ayant hypertrophié ses autres sens, il n’en devient que plus fort. Si nous cherchons à déterminer les raisons pour lesquelles ces trois auteurs nous attirent, nous sommes amenés à faire une première constatation d’ordre purement technique, qui met en relief les faiblesses du roman policier contemporain et de toutes les nouvelles anglaises de ces vingt dernières années.

L’on découvre que la « détective story » de la bonne époque (de Poe à Freeman) en infiniment plus fournie que le roman moderne. Le dialogue est plus étoffé, les digressions sont plus fréquentes. Si les contes de Conan Doyle ou de Poe avaient été écrits hier, l’on doute fort qu’un éditeur en eût voulu. Ils sont trop longs pour les revues ramassées d’aujourd’hui et leurs interminables entrées en matière vont à l’encontre de la marotte actuelle de l’ « économie ».

C’est cependant d’une accumulation de détails à première vue superflus que Conan Doyle, comme Dickens avant lui, tire ses effets les plus frappants. Si l’on se livre à un examen des ouvrages de la série Sherlock Holmes, l’on s’aperçoit que les excentricités et la perspicacité de ce personnage se manifestent surtout durant les épisodes qui ne rentrent pas intégralement dans la trame du roman. Holmes brille surtout par sa méthode de « raisonnement par déduction » qui stupéfie le bon docteur Watson et dont nous trouvons un exemple au début du « Blue Carbuncle ». Il suffit à Holmes d’examiner un chapeau melon trouvé dans la rue pour qu’il donne une description minutieuse — et, comme la suite le prouve, exacte — de son propriétaire. L’incident du chapeau n’a pourtant que des rapports très vagues avec l’événement principal ; plusieurs épisodes sont précédés de conversations qui remplissent jusqu’à six ou sept pages et ne prétendent pas être autre chose que de la digression pure et simple. C’est surtout par le truchement de ces conversations que sont démontrés le génie de Holmes et la naïveté de Watson.

Ernest Bramah et R. Austin Freeman travaillent eux aussi avec ce même mépris de l’économie. Si leurs récits sont des œuvres littéraires et non de simples « puzzles » c’est beaucoup grâce aux digressions que l’on y trouve.

Le roman policier des bonnes années n’est pas nécessairement échafaudé sur un mystère et il se laisse lire même s’il ne se termine pas par une surprise ou une révélation sensationnelles. Ce qui nous agace le plus chez l’écrivain de « détective stories » modernes c’est l’effort constant, douloureux presque, auquel il se livre pour cacher l’identité du coupable – formule d’autant plus agaçante que le lecteur, en se blasant, finit par trouver les procédés de dissimulation grotesques. Au contraire, dans bon nombre de nouvelles de Conan Doyle et dans le célèbre conte de Poe, « The Purloined Letter », l’auteur du crime est connu dès le début. Comment le coupable manœuvre-t-il, comment sera-t-il enfin livré à la justice ? Toute la question est là. Austin Freeman pousse parfois l’audace jusqu’à décrire d’abord le crime par le menu détail, puis se borne à expliquer la manière dont l’énigme a été résolue. Dans les romans de la première heure, le crime n’est donc pas forcément sensationnel ou ingénieusement conçu. Dans le roman policier moderne l’incident-clef est presque toujours un assassinat (la formule ne varie guère : un cadavre, une douzaine de suspects, ayant chacun leur alibi étanche) ; mais chez les précurseurs il est souvent question d’humbles méfaits, le coupable n’est peut-être qu’un filou de troisième zone. Peut-être découvre-t-on même qu’il n’y a ni coupable ni crime. Nombreux sont les mystère sondés par Holmes qui placés en pleine lumière ne sont que des trompe-l’œil. Bramah écrivit dix ou vingt contes, dont deux ou trois seulement ont trait à des assassinats. Les auteurs peuvent se payer ce luxe car le succès de leur ouvrage ne dépend pas de la découverte du criminel mais bien de l’intérêt que présente pour le lecteur un exposé des méthodes de détection chères à Holmes, Thorndyke ou Carrados. Ces personnages exaltent l’imagination et le lecteur, s’il réagit comme on entend le faire réagir, fait d’eux des géants intellectuels.

Il nous est possible maintenant d’établir une distinction fondamentale entre les deux écoles du roman policier — l’ancienne et l’actuelle.

Les précurseurs croyaient en leurs propres personnages. Ils faisaient de leurs détectives des êtres exceptionnellement doués, des demi-dieux pour lesquels ils éprouvaient une admiration sans bornes. De nos jours, dans notre décor de guerres mondiales, de chômage universel, de famines, d’épidémies et de totalitarisme, le crime a beaucoup perdu de sa saveur ; nous sommes par trop conscients de ses causes sociales et économiques pour faire du simple policier un bienfaiteur de l’humanité. Il ne nous est pas facile non plus de considérer comme un but en soi la gymnastique de l’esprit que nous impose ce genre d’ouvrage. Assis dans l’obscurité qui l’accompagne partout, le Dupin de Poe exerce ses facultés mentales sans songer un instant à l’action ; de ce fait, il ne provoque pas chez nous toute l’admiration que lui voue Poe. « Le mystère de Marie Roget », exemple typique de pure acrobatie de l’esprit, exigeant du lecteur l’agilité d’un démêleur de mots croisés, ne pouvait voir le jour qu’a une époque de loisirs. Dans les histoires de Sherlock Holmes l’on surprend l’auteur tirant un évident plaisir de ces jonglerie qui paraissent se détacher complètement de la trame. Il en est de même pour « Silver Blaze », « Le Rite de Musgrave », « The Dancing Men », ou cet épisode qui permet à Holmes de déduire l’histoire d’un passant de son apparence extérieure ou d’ébahir Watson en devinant ses pensées du moment. Pourtant, l’oeuvre que ces détectives s’efforçaient d’accomplir revêtait aux yeux de leurs créateurs une importance évidente. Durant les paisibles années de la dernière fin de siècle, la Société pouvait passer pour composée essentiellement de bonnes gens dont le criminel seul troublait la quiétude. Aux yeux de ses contemporains, le docteur Moriarty était un personnage aussi démoniaque qu’Hitler de nos jours. Le vainqueur de Moriarty devenait un chevalier errant ou un héros national. Et Conan Doyle, lorsqu’il fait passer Holmes de vie à trépas, à la fin des « Mémoires » (1), inspire à Watson les mots d’adieu de Platon à Socrate, ceci sans nulle crainte du ridicule.

Parmi les modernes, il en est deux seulement qui nous paraissent croire à leurs détectives : ce sont G. K. Chesterton et Edgar Wallace. Leurs motifs n’étaient pourtant pas aussi désintéressés que ceux de Doyle ou de Freeman. Wallace, écrivain extraordinairement prolifique et doué, dans le genre morbide, était inspiré par une forme de sadisme particulière que nous n’avons pas le temps d’analyser ici. Le héros de Chesterton, le Père Brown, est un prêtre catholique dont Chesterton se sert comme d’un instrument de propagande religieuse. Dans les autres romans policiers, du moins dans tous ceux que j’ai lus, je constate soit un côté burlesque, soit un effort peu convaincant de la part de l’auteur de créer une atmosphère de terreur autour de crimes qu’il a lui-même de la peine à trouver horribles. Et puis, pour arriver à leurs fins, les détectives du roman contemporain comptent avant tout sur la chance et sur l’intuition. Ils sont moins intellectuels que les héros de Poe, Doyle, Freeman ou Bramah. Il est clair que Holmes, Thorndyke, et d’autres encore, sont chacun dans l’esprit des précurseurs, le prototype de l’homme de science, mieux, de l’omniscient, qui doit tout à la logique et rien au hasard. Le père Brown de Chesterton possède, à peu de choses près, les pouvoirs du magicien. Holmes est un rationaliste du XIXème siècle. En créant ce personnage Conan Doyle ne faisait que reproduire fidèlement l’image que ses contemporains se faisaient du savant.

Le détective du siècle passé est invariablement célibataire. Il faut voir là une preuve de plus de sa supériorité. Le détective moderne a, lui aussi, un goût marqué pour le célibat (il est vrai que dans un roman policier une épouse complique beaucoup les choses) ; pourtant le célibat de Holmes et de Thorndyke a ceci de particulier qu’il est monastique. Il est dit carrément de ces deux individus qu’ils ne portent aucun intérêt au sexe opposé. Le sage, estime-t-on, ne doit pas être marié ; tout comme le Saint doit pratiquer le célibat. Le sage doit avoir à portée de la main un personnage complémentaire : le sot. Par contraste, le sot rehausse les qualités du sage. Tel est le rôle réservé au préfet de police dont Dupin résout le problème dans « The Purloined Letter ». Jarvis, le sot qui seconde le Docteur Thorndyke manque d’ampleur, mais M. Carlyle, l’ami de Max Carrados, est un type bien campé. Quant à Watson dont l’imbécillité est presque chronique, il est un personnage plus vivant encore que Holmes lui-même. C’est à dessein et non par accident que les premiers détectives sont des amateurs et non des fonctionnaires de la police. C’est Edgar Wallace qui devait lancer le mode du policier professionnel de Scotland Yard. Le respect de l’amateur est un trait caractéristiquement britannique. L’on trouve chez Sherlock Holmes une certaine ressemblance avec un de ces contemporains : Raffles, le voleur-gentilhomme, équivalent anglais d’Arsène Lupin. Pourtant le rôle officieux que joue le limier de la première heure sert encore une fois à faire ressortir ses dons supérieurs. Dans les premiers Sherlock Holmes et dans certaines aventures du Dr Thorndyke, la police se montre nettement hostile à l’égard des enquêteurs du dehors. Les professionnels se trompent régulièrement et n’hésitent pas à accuser les innocents. Le génie analytique de Holmes, les connaissances encyclopédiques de Thorndyke n’en brillent que d’un éclat plus vif, comparés à la plate routine des organisations officielles.

Dans cette brève étude je n’ai pu parler un peu longuement que d’un seul groupe d’écrivains et j’ai dû passer sous silence les auteurs étrangers, les romanciers américains à l’exception de Poe. Depuis 1920, la production de romans policiers a été énorme et la guerre ne l’a pas ralentie ; cependant, pour des raisons que je me suis efforcé de souligner, la baguette du magicien d’autrefois a perdu ses pouvoirs. L’on trouve dans le roman moderne une plus grande ingéniosité, mais l’auteur semble incapable de créer une « atmosphère ». Parmi les modernes, il faut sans doute placer en tête de liste le sombre Edgar Wallace, plus enclin à terroriser son lecteur qu’à le guider dans le maquis des problèmes complexes. Il faut mentionner aussi Agatha Christie qui manie élégamment le dialogue et trace avec art les fausses pistes. Les nouvelles tant vantées de Dorothy Sayers n’auraient probablement guère attiré l’attention si l’auteur n’avait eu l’astuce de faire de son détective le fils d’un Duc. Quant à l’oeuvre des autres contemporains, de Freeman Wills Croft, de G.D.H. et Margaret Cole, de Ngaio Marsh ou de Philip Macdonald, elle n’a guère plus de rapports avec la littérature que le mot croisé.

L’on imagine aisément que le roman conçu comme pur exercice intellectuel — « Le Scarabée d’Or », par exemple – puisse renaître un jour. Mais il est peu probable qu’il reparaisse sous la forme d’un roman policier. J’ai delà signalé, et le fait me parait significatif, que les meilleurs auteurs de romans policiers ont pu tirer parti de méfaits sans envergure. Comment croire que le jeu des Gendarmes et des Voleurs puisse inspirer encore des écrivains du calibre de Conan Doyles sans parler de Poe. Le roman policier tel que nous l’avons connu appartient au XIXème siècle, et surtout à la fin du XIXème siècle. Il appartient au Londres de 1880 et de 1890, au Londres triste et mystérieux où, dans la lumière tremblotante des réverbères à gaz glissaient des chapeaux melons à la calotte surélevée, où les grelots des hansom cabs tintaient dans d’éternels brouillards ; il appartient à cette époque où l’opinion anglaise était plus profondément remuée par les exploits de Jack The Ripper (2) que par les problèmes de la « Home Rule » d’Irlande ou par la batailla de Majuba ?

George ORWELL

Traduit par Fernand AUBERJONOIS.


1) Doyle avait eu l’intention de terminer, avec les « Mémoires » sa série Sherlock Holmes ; pourtant ses lecteurs protestèrent avec une telle vigueur qu’il se sentit obligé de poursuivre. De toutes les parties du monde les lettres affluèrent et, dit-on, certains de leurs auteurs menacèrent Doyle de lui faire un mauvais parti s’il ne reprenait pas les aventures de Holmes. Ainsi les « Mémoires » furent-ils suivis de plusieurs volumes. Les premiers restent pourtant les meilleurs.

2) Équivalent londonien de Landru, qui sévit à l’époque dans la capitale anglaise et sema l’épouvante dans le pays tout entier.

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