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Louis Bercher : Magdeleine Paz (Magdeleine Marx). – Frère Noir (Flammarion, éditeur)

Article de Louis Bercher alias J. Péra paru dans La Révolution prolétarienne, n° 112, 5 décembre 1930, p. 27-28


Un livre sur la condition des nègres en Amérique. Un très beau livre. Des chiffres, des faits, du cœur et du discernement.

Certes, nous savions tous que les noirs d’Amérique étaient méprisés des blancs et parfois mis à mort par eux. Mais nous avons ça dans un coin de notre conscience, un peu comme les anneaux de Saturne. Comme le livre de Magdeleine Paz nous fait réaliser ce drame actuel et séculaire !

Dans la démocratie américaine, le nègre n’a en fait aucun droit politique, aucune défense judiciaire, presque aucun droit syndical, presque aucun droit au travail. Il est exclu des métiers « qualifiés ». Il est, dit Magdeleine Paz, le « prolétaire des prolétaires ». Mais je n’aime pas cette expression. On peut être domestique de domestiques, mais non prolétaire de prolétaires. Le mot prolétaire désigne quelque chose d’absolu. Est prolétaire l’exproprié ou le descendant d’exproprié qui se loue à autrui. L’exproprié blanc, s’il se loue plus cher que le noir, ne cesse pas pour cela d’être un prolétaire. Tout ce qu’on peut dire c’est que les noirs forment la partie la plus déshéritée du prolétariat américain.

Et cette assertion, exacte « en gros », l’est encore quand on regarde les choses de plus près. Car s’il est vrai qu’il commence à exister une bourgeoisie nègre, elle est peu nombreuse, nous apprend Magdeleine Paz. Trop peu nombreuse pour avoir son idéologie propre. Et peu riche. Trop peu riche pour être solidaire de la grande bourgeoisie blanche ; trop peu riche donc pour pouvoir adopter, comme l’a fait la petite bourgeoisie blanche, l’idéologie de cette grande bourgeoisie impérialiste. Ainsi c’est le prolétariat qui est la classe déterminante, la classe motrice chez les millions de nègres de l’immense Amérique.

C’est pourquoi Magdeleine Paz n’a pas besoin de nous nommer les auteurs des si émouvantes et toutes prolétariennes poésies qu’elle a eu la bonne idée de nous traduire :

Si nous devons mourir,
Que ce ne soit pas comme des porcs,
Pourchassés et parqués dans quelque obscur endroit,
…. Si nous n’avons plus que la tombe,
Mourons comme des hommes, face à la meute,
Pressés contre le mur,
Agonisants,
Mais rendant coup pour coup.

Et :

Moi aussi, je chante l’Amérique,
Je suis le frère noir,
Et ils m’envoient manger à la cuisine
Quand il y a du monde
Mais moi, je ris,

Je mange.
Et deviens fort.
Demain
Je m’assoirai à la table
Lorsqu’il y aura des invités,
Et personne n’osera me dire alors :
Va-t-en manger à la cuisine,
Alors ils seront bien forcés de voir que je suis beau,
Ils auront honte.
Moi aussi, je suis l’Amérique.

Ces cris-là, ces cris de prolétaires battus et révoltés ne sont d’un homme. Ils sont de toute l’Amérique noire !

Mais alors, si la question de classe est si claire, comment se fait-il que le prolétariat américain blanc et ses organisations soient si peu solidaires des camarades noirs ?

Ceci, c’est une autre question ! Et il est certain qu’on ne l’épuise pas en déclarant que l’American Federation of Labor est composée de gens corrompus et d’aristocrates ouvriers. Très prudemment Magdeleine Paz évite le fond de cette question. Mais elle signale qu’il a toujours existé dans le mouvement ouvrier américain un courant sain favorable à la fraternité des prolétaires sans distinction de couleur de peau. C’est l’Association Internationale des Travailleurs organisant en 1871 des cortèges ouvriers où blancs et nègres étaient mêlés. C’est le mouvement des I.W.W. C’est aujourd’hui le mouvement de l’Association pour l’avancement des Peuples de couleur. Mais comment Magdeleine Paz ne nous parle-t-elle pas des efforts de fraternité sur la base syndicale poursuivis par la Trade-Union Educational League, par Labor Age, par New Masses ?

Que sont les conclusions du livre ? Prudentes.

Très résumées, les voici :

« Dépouillé de son aspect strictement racial, le problème noir devient une pure et simple question ouvrière.

« En l’état actuel des choses… le prolétariat noir ne s’est pas encore dissous dans le prolétariat américain. Il mène sa lutte séparément, l’accès au sein de la classe ouvrière ne lui est guère ouvert qu’en qualité de briseur de grèves. Mais le temps travaille pour lui. Aveugles aujourd’hui les ouvriers américains ne manqueront pas de s’apercevoir qu’ils sont en partie responsables de la facilité avec laquelle les patrons trouvent des nègres pour les remplacer en temps de grève. Quand la communauté de leurs intérêts sera clairement perçue par les deux prolétariats, lorsque les portes de tous les syndicats seront largement ouvertes aux noirs, on découvrira que si le préjugé de caste existe quelquefois chez l’ouvrier, le préjugé de race ne compte que pour peu de chose dans ses préoccupations et ses motifs d’action. Le jour où les deux mouvements seront assez solidement réunis pour n’en former qu’un seul, le colosse blanc pourra trembler.

« Mais n’oublions pas que la race est opprimée en tant que race. Et qu’il est légitime qu’elle combatte en tant que race. Or, la lutte strictement raciale n’aura de force et de portée que dans la mesure où des contacts solides et décisifs entre les noirs du monde entier se seront établis…

« Ainsi le problème devient à la fois horizontal et vertical. Lutte de classes : problème vertical. Extension mondiale de la conscience de la race : problème horizontal. Pour être vraiment effectif, l’affranchissement des noirs doit poursuivre une démarche double. Solidarité avec les frères blancs des usines. Solidarité avec les frères noirs du monde. »

On ne peut pas ne pas souscrire à ces conclusions excellentes.

Mais je crois que Magdeleine Paz surestime la question de race. Il faut pourtant se demander, dit-elle quelque part, « où conduit le racialisme » ! Eh bien, la notion de race ne conduit qu’à des phantasmes. Il n’y
a pas de race noire, camarade Paz, ou bien il y a mille races noires. De même qu’on peut également dire qu’il n’y a pas de race blanche ou qu’il y a cent races blanches (Germains, Latins, etc.). Il y a tous les intermédiaires entre l’homme le plus noir, le moins noir qu’on appelle – on se demande vraiment pourquoi — « jaune » et le « blanc ». (Un de mes amis, joli brun d’origine niçoise se vit bel et bien interdire en Amérique l’accès des wagons pour blancs !) Et si, faisant foin du caractère couleur réellement trop fluent, vous vous rabattez sur les caractères « anthropologiques » jugés plus sérieux, car plus abscons (volume du crâne, angles faciaux, cheveux lisses ou crépus, bride palpébrale, dimensions des petites lèvres, stéatopygie) ; un examen un peu sérieux a vite fait de montrer que ces caractères sont aussi vains que le premier. Quel que soit la caractère considéré on le retrouve à tous les degrés, dans toutes les races ! Quoique souvent un peu sot, le livre de M. Jean Finot, « Le Préjugé des Races », est très démonstratif à ce sujet.

Il n’y a pas de races humaines.

Il n’y a que le genre humain et des individus.

Par conséquent, camarade Paz, le deuxième élément du problème noir américain tel que vous le posez, l’élément « horizontal » de ce problème, (« l’extension mondiale de la conscience de la race ») se ramène à l’extension de la solidarité prolétarienne. Les noirs d’Amérique ne peuvent pas s’unir à ceux d’Abyssinie ou de Ceylan sur le terrain de race, mais ils le peuvent en tant que victimes diverses du même impérialisme. La solution du problème est que les prolétaires noirs d’Amérique soient solidaires non seulement des prolétaires blancs américains (et par eux des blancs de partout) mais encore des exploités noirs du monde entier. C’est-à-dire qu’il faut que « les prolétaires de tous les pays s’unissent » ! Karl Marx voyait juste et ne s’occupait pas de couleurs de peau !

… Maintenant, on peut se demander ce que sera longtemps après la révolution cette humanité unie. Vous parlez quelque part d’un « métissage général ». C’est l’éventualité la plus probable. Je ne vois pas comment des hommes pourraient s’unir économiquement sans se fondre biologiquement.

Est-ce triste ? Allons donc ! Il n’y aura rien de changé. Nous Européens, nous sommes tous des, métis de toutes les « races » d’Europe ; les hommes d’après-demain seront des métis de toutes les races de la terre. L’homme est un. Des différences de conditions de vie et de résidence sévissant pendant des siècles ont fait croire qu’il était multiple. L’unification du monde et l’uniformisation des conditions de vie que la révolution porte en ses flancs ramèneront à l’unité du type humain.

Si ceux qui ont la phobie de la couleur s’attristent, qu’ils se consolent en se disant que la « race blanche » étant actuellement la plus nombreuse, il y a peut-être des chances pour que l’humanité future se rapproche plus du « blanc » que du « coloré ». Mais, moi, je m’en fiche.

J. PÉRA.

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