Article de Roger Hagnauer paru dans La Révolution prolétarienne, n° 310, décembre 1947, p. 21-24
Nous venions de donner le « bon à tirer » pour le numéro de novembre de la R. P. – dans lequel passait l’article « Trente ans après la Révolution russe » – lorsqu’une information cueillie à la radio nous annonçait la mort de Victor Serge, emporté brutalement par une crise cardiaque, dans une rue de Mexico. Il avait cinquante-sept ans.
Le dernier article qu’il a donné à la R. P. prend la valeur d’un testament. Ce qu’il nous lègue, c’est sans doute une œuvre d’une richesse incomparable (des livres comme « l’An I de la Révolution russe », »S’il est minuit dans le siècle », « Naissance de notre Force », « Ville conquise », etc., outre leur valeur littéraire, marquent historiquement une époque de prodigieux espoirs révolutionnaires et d’irréparables déceptions dont 1918 fut le sommet) – c’est aussi une expérience humaine exceptionnelle, celle d’un jeune anarchiste individualiste qui s’est « engagé » dans une révolution prolétarienne née de la résistance à la guerre et qui – à travers le choc de cette révolution dont il a subi physiquement et moralement les douloureux effet – s’efforce à la synthèse du socialiste et de l’humain : de sa prévision d’une « économie au service de la communauté » et des idées libertaires de sa jeunesse, purifiées par les épreuves.
Nous publions aujourd’hui des lettres de Victor Serge au fils de Marcel Martinet, écrites dès que les communications purent reprendre avec le Mexique.
Marcel Martinet, Victor Serge… leur présence parmi nous nous a permis – pour reprendre une formule que Jaurès appliquait à Tolstoï – de ne pas nous laisser aveugler par les lumières brutales d’en bas et de lever les yeux vers les clartés supérieures. Ils méritent l’un et l’autre, mieux qu’un banal article nécrologique. Dans l’abdication presque totale de ce que l’on appelle improprement « l’élite intellectuelle » – les gens de gauche et d’extrême gauche au moins aussi condamnables que les autres – ces deux écrivains authentiques, en participant à notre combat, sont demeurés courageusement fidèles aux hautes valeurs morales dont le mépris transforme tout effort socialiste et révolutionnaire en une entreprise d’asservissement et de corruption. Il faudra leur consacrer, dans la R. P. comme dans notre souvenir, la place à laquelle ils ont droit.
Sur sa jeunesse et sa formation, Victor Serge nous a laissé quelques pages publiées dans « Esprit » du 1er avril 1937, sous le titre « Méditation sur l’anarchie ».
Fils d’universitaire russe exilé, menant à Bruxelles au début du siècle, « la vie anxieuse d’un émigré », il subit le rude apprentissage de la misère.
« Les mots pain, faim, argent, pas d’argent, travail, crédit, loyer, propriétaire eurent pour moi depuis toujours, un sens rudement concret, ce qui devait, je le pense, me prédisposer au matérialisme historique. »
Il en fut ainsi jusqu’à sa mort.
Une brochure de Pierre Kropotkine « Aux jeunes gens » détermine sa vocation – aussi le climat dans ces milieux d’émigrés russes, où reviennent sans cesse des histoires de prisons, de déportations, de pendaisons et la formule magique : « … quand on fera la révolution ». Refus de se mettre au service de la société bourgeoise, par des études officielles et la conquête de diplômes – Mépris du socialisme… ou plutôt de « tout ce qui grouille d’intérêts nullement socialistes, autour du mouvement ouvrier ». Mépris de tous ces gens qui s’installent une vie régulière et confortable dans la puissante organisation socialiste belge. Mépris d’un socialisme qui, hors des combines de l’électoralisme, des « ristournes » des coopératives, n’offrait à ces jeunes gens « affamés d’absolu », qu’un plat réformisme ou que la « sécheresse doctrinale » d’un Jules Guesde, construisant
« une cité future où toutes les demeures se ressembleraient, avec un Etat tout-puissant, dur aux hérétiques ».
Et c’est l’évasion dans l’anarchisme le plus extrême
« qui nous prit tout entiers, parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout, qui exigeait avant tout l’accord des actes et des paroles, un changement total dans la manière d’être ».
C’est la vie dans ces colonies anarchistes, où le typo individualiste voisine avec l’ex-officier tolstoïen, avec le plâtrier romand spécialiste de la « chaussette à clous », avec le chimiste qui prépare la révolution sociale dans de « bons laboratoires »… C’est le contact avec ces individualistes de Paris victimes d’un pauvre scientisme – né des théories mal digérées d’Yves Le Dantec – où la lutte contre la société évolue d’un végétarisme touchant et ridicule à l’illégalisme aux tragiques conséquences.
Au procès de 1913, de la « bande à Bonnot, Garnier, Callemin, etc… », Victor Serge, poursuivi comme rédacteur de « l’Anarchie », et pour s’être refusé à toute délation, sans avoir participé à aucun des attentats, défend courageusement ses idées, prend pour dégager une jeune femme (qui fut acquittée) des responsabilités qui ne lui incombaient pas et encaisse cinq ans de réclusion.
On le retrouve en Espagne, pendant l’avant-dernière guerre, participant à l’action ouvrière. En 1917, non sans périlleuses aventures, il gagne la Russie soulevée par la Révolution. Il est en 1918 dans Petrograd assiégé, combattant avec le « stylo et le fusil », chargé de missions presque désespérées, dont il ne survit que « par suite d’un certain nombre de hasards ». Notre jeunesse a été enfiévrée par les récits qui nous parvinrent en France de cette épopée de la Révolution. Je revois la petite brochure qu’Hasfeld publia : « Lénine 1917″. Je la lisais, cependant que nous discutions de l’adhésion à la IIIe Internationale. L’anarchiste individualiste avait trouvé dans ce sacrifice d’un peuple combattant, le ventre creux, pour la défense de l’usine et de la terre conquises, une possibilité d’affirmation de sa force et de sa volonté par »le renoncement à l’exaltation de sa petite révolte personnelle ». Ses paroles résonnaient en nous comme des appels toniques et fiévreux, et nous n’écoutions plus les objurgations prudentes des politiques. Hélas ! la bolchevisation avait déjà dispersé les premiers défenseurs de la Révolution russe, lorsque Hasfeld sortit « l’An I de la Révolution russe », cette œuvre qui prit place, sur notre table, à côté des livres d’Albert Mathiez sur la Révolution française et de « l’Histoire
de la Commune » de Lissagaray.
Ce combattant de la Révolution, qu’il vive à Leningrad ou à Moscou, ou « missionnaire illégal » à Berlin (il fut l’un des premiers rédacteurs de « l’Internationale Communiste »), refusa toujours de « faire carrière », moyennant capitulations de conscience. Les vieux lecteurs de la R. P. n’ont pas oublié ce que représenta pour nous « le cas Victor Serge ». La bureaucratie stalinienne ne lui épargna pas les persécutions, alors qu’on fut assuré que l’on ne pourrait le corrompre et qu’il n’était pas facile de s’en débarrasser discrètement. Nous n’étions pas encore à l’époque de
l’extermination physique des combattants d’Octobre. On utilisait des procédés plus raffinés. Victor Serge et sa famille connurent pas mal de souffrances, jusqu’à l’arrestation de Serge, le 8 mars 1933. La R. P. a publié, dans son numéro du 25 mai 1933, une profession de foi qui explique la haine des staliniens. Victor Serge précisait trois points essentiels, supérieurs à toutes les considérations de tactique :
« Défense de l’homme. Respect de l’homme. Il faut lui rendre des droits, une sécurité, une valeur. Sans cela pas de socialisme. Sans cela tout est faux, raté, vicié. Il ne faut jamais oublier qu’un être humain est un être humain. – Défense de la vérité. L’homme et les masses y ont droit. Ne consentir ni au tripatouillage de la littérature, ni à la suppression de toute information sérieuse dans la presse. – Défense de la pensée. »
Ce n’est qu’en 1936 que l’action de militants et d’hommes libres réussit à tirer Serge et sa famille de l’enfer stalinien. Face à la meute des « intellectuels révolutionnaires », convoqués en congrès aux heures d’effusions antifascistes, Magdeleine Paz en défendant Serge avait dressé, avec un courage tranquille, notre protestation contre les méthodes totalitaires des fossoyeurs de la Révolution d’Octobre.
Victor Serge sortit de Russie comme il y était entré… « avec un chandail de prisonnier ».
A Paris, il reprit la lutte et ses descriptions du « cauchemar stalinien », au temps des procès de Moscou, nous ont préparés à la lecture du témoignage de Kravchenko, dont nous n’aurions pu supporter – si Serge, Yvon, Ciliga et quelques autres n’avaient déjà dissipé les légendes – l’hallucinant réalisme. C’est peut-être à Victor Serge et à Yvon que l’on doit d’avoir libéré la lucidité d’André Gide qui s’arracha non sans peine aux séductions du communisme officiel.
Serge quitta Paris, alors que les Allemands y entraient. Il quitta la France après l’armistice, fut interné à la Martinique et réussit enfin à gagner le Mexique où il commençait seulement à jouir de quelque sécurité matérielle et morale.
En 1937, il écrivait :
« J’ai subi pour ma part dix ans de captivité, milité dans six pays; je n’ai rien, je suis tous les jours couvert de boue par une presse à grand tirage, parce que je dis la vérité. Derrière nous, une révolution victorieuse qui a mal tourné, plusieurs révolutions manquées, un si grand nombre de massacres que ça donne un peu le vertige. Et dire que ce n’est pas fini, que ce ne sera jamais fini ! »
Ce n’était pas fini, en effet… Dix ans après, la liste vertigineuse s’est considérablement allongée. Et cependant les dernières paroles de Serge sont lourdes d’espoir.
Nos jeunes nous demandent avec insistance – et comme on les comprend – de présenter quelque chose de positif. Il y a les programmes, les plans, les doctrines. Mais l’exemple d’une telle vie, d’une telle constance n’est-ce pas aussi édifiant ? Et ce « quelque chose » qui survit à toutes les occasions de désespoir ne mérite-t-il pas tous les dévouements et tous les sacrifices ?
Roger HAGNAUER.
Quatre lettres inédites de Victor Serge
23 mai 1945.
J’ai déjà répondu par carte (1) à votre carte qui m’a fait tant de plaisir en dépit de la noire nouvelle de la mort de votre père. A peine si j’osais espérer qu’il survivrait à des temps comme ceux- là – et pourtant je voulais encore attendre bien des choses du poète et de l’homme de pensée. Je craignais aussi pour vous, les jeunes paraissant les plus menacés. Reprenons le contact, donnez-moi des nouvelles des amis et camarades. Lesquels survivent, lesquels ont su garder les fidélités essentielles ? « Maintenir », disait votre père. Chambelland ne m’a pas répondu – ou sa carte se sera perdue. Que sont devenus les Charbit ? Giraud, notre commun voisin ? Monatte ? Wullens – avec lequel j’avais presque rompu parce qu’il perdait dès 39 une partie de sa belle lucidité libertaire ? Les amis de « l’Ecole Émancipée » ? Je sais que Francine Theurroc a été grandement courageuse, mais je n’ai pas son adresse. A tous, salut et confiance !
Ici j’ai trouvé Marceau avec lequel j’ai longtemps collaboré par-dessus les divergences de vues, jusqu’au moment où ce n’a plus été possible, car je suis convaincu que les idées passe-partout d’hier, qui furent bonnes puisque nous n’en eûmes pas de meilleures, sont dangereusement dépassées. Il faut faire du vrai neuf à l’âge des techniques formidables, de l’inorganisation inhumainement rationnelle dont les totalitaires nous ont donné la leçon, de l’organisation puissamment rationnelle dont les Américains donnent un tout autre exemple. Je pense que les événements les plus beaux du passé récent ne peuvent plus se répéter que sous des formes inédites, que toutes les données des problèmes ont changé. La destruction du nazisme n’apporte pas de solutions et les menaces totalitaires demeurent grandes d’un autre côté. Ce qui doit surtout être défendu maintenant c’est le principe de liberté, mais il ne peut l’être que renouvelé au sein d’économies planifiées avec des institutions démocratiques d’un type nouveau et au prix d’une intransigeance ardente envers tout mensonge totalitaire. Je crois aussi que le temps des minorités sectaires est passé, que les minorités et les individus clairvoyants ne peuvent se rendre utiles qu’en participant avec personnalité aux vastes mouvements. Je vous indique en bref ma ligne de pensée qui est aussi celle de beaucoup d’amis, surtout aux Etats-Unis où l’on a fait et fait un beau travail de renouvellement des idées.
Nous avons, ma compagne et moi et mon fils, soutenu beaucoup de luttes quelquefois périlleuses et toujours difficiles. J’ai écrit trois gros livres qui auront leur utilité, des souvenirs embrassant 1905-1941 et qu’il faudra allonger, un roman qui doit attendre, un autre roman (français) publiable dès maintenant, mais moins fort, etc. Y a-t-il en France des possibilités d’édition ? Le Mexique a été pendant ces années une étrange oasis de liberté, avec les plus beaux sites du monde, l’inclémence des tropiques, bien des révélations sur l’homme non européen et la complexité de ses problèmes. J’y ai âprement rencontré, plus puissants que nulle part, mes adversaires de toujours et il ne nous a pas été facile de tenir le coup ; mais le gouvernement mexicain a maintenu envers tous les réfugiés politiques une attitude de ferme et bienveillante hospitalité vraiment admirable.
Le proche avenir est obscur, il est inévitable qu’il le soit au cours d’une aussi violente transformation du monde, mais je crois que nous devons mûrir une confiance sans illusions, durement réaliste et que nous sommes en tout cas sur le seuil d’une ère de reconstruction qui peut justifier les plus grandes espérances : je ne déplore quant à moi que d’avoir dix ans de trop…
1er septembre 1945.
Vos impressions confirment nettement mes intuitions. Je m’étais séparé, à l’époque de la libération, de certains camarades qui professèrent alors un enthousiasme puéril, crurent à des élans de masses genre 89 ou 17 et caetera. Le monde a tellement changé que ça me paraissait exclu – et je connais bien les effets de la terreur, de la sous-alimentation, de la fatigue : ils s’appellent nervosité, cafouillage et prostration. Mais la capacité de récupération de l’homme est quelque chose de surprenant, vous savez où je l’ai observé pendant une quinzaine d’années. (Si maltraitée qu’elle ait été, la France n’a pas traversé des épreuves comparables à celles auxquelles je fais allusion ; il est vrai que, grâce à sa vieille civilisation si aimable, elle a un organisme plus délicat…) Je crois raisonnable de penser que deux ou trois bonnes récoltes, quelques échanges internationaux et le tassement des souffrances se fera, les énergies intérieures renaîtront, les hommes qui se sentent diminués – sans le vouloir admettre, ce qui est souvent fâcheux – récupéreront une vigueur fécondée par l’expérience qui donnera à la France un visage nouveau. D’ici là, pas grand-chose à espérer sinon des efforts tâtonnants, un retour à la démocratie, la reconstitution des mouvements sociaux, peut-être des changements de structure qui s’imposent tellement dans l’intérêt général qu’ils font partie de la nécessité. Il m’est arrivé d’écrire que les vrais espoirs européens se situent vers 1948. C’était à la fois une idée réfléchie et une image littéraire 1848, date d’une révolution bourgeoise confuse, titubante, manquée mais dont on s’aperçut vingt ans plus tard qu’elle avait tout de même triomphé. Il faut prévoir de même un acheminement incohérent et trébuchant vers une Europe nouvelle ; cela paraîtra rater bien des fois, mais comme la planification, la collectivisation de la production, la sécurité économique de l’individu, les institutions démocratiques, les collaborations internationales et intercontinentales répondent aujourd’hui aux nécessités techniques de la vie civilisée, une sorte de socialisme est latent partout et s’imposera – sauf catastrophes. Dans peu de temps cela se verra – et voyez déjà les élections anglaises à un moment où il n’y a plus de place pour les abdications opportunistes naturelles en un monde confortable. Tout cela se fera autrement que nos meilleurs théoriciens ne le prévoyaient et c’est pourquoi je pense en premier lieu à réviser les notions apprises – en spécifiant bien que les mises à jour n’ont rien de commun avec les abandons. J’ai vu tant de minorités intéressantes s’user et succomber finalement que je crains leurs traditions et surtout le sectarisme qui enferme les cerveaux dans un système clos et les isole inutilement du reste du monde. L’initiative des petits groupes, ferment précieux quand elle s’assure un terrain, se perdra demain si elle est coupée des grands mouvements qui en ont besoin. Voilà ce que je voulais dire. Les enfants d’Eldé, à cet égard, donnent par excellence l’exemple à ne pas suivre.
Au Mexique, il n’y a rien de vivant (idées, mouvements), mais aux E.U. c’est très différent, de bonnes publications, beaucoup d’intellectuels pensants, un formidable mouvement ouvrier fort différent de l’européen, très pratique, formant de petits états dans l’Etat, très vaguement socialisant, nullement idéaliste dans l’ensemble mais sachant fort bien défendre ses intérêts immédiats et en train de former des cadres nouveaux. (Ex. : une vaste entreprise de l’industrie automobile du temps de guerre ayant été déclarée non rentable par les capitalistes, le Syndicat des Travailleurs de l’Auto, dirigé par Walter Reuther, a aussitôt proposé de la… racheter et d’en continuer l’exploitation ! – avec le concours de l’Etat bien entendu). Le trade-unionisme américain est si profondément différent du syndicalisme européen qu’il faudrait un gros travail pour le décrire. De dures épreuves l’attendent, mais il me semble en pleine progression sous tous les rapports.
11 Janvier 1946.
Vous me parlez de revues intéressantes. Lefeuvre a cessé bizarrement de m’écrire – ou ses lettres se sont égarées… J’aimerais recevoir ses publications. J’en ai reçu d’autres et j’ai pu enfin me rendre bien compte d’une foule de choses. Mon pessimisme général pour l’immédiat s’est trouvé rudement confirmé… J’ai constaté aussi que l’ensemble d’idées auquel je suis arrivé est latent dans beaucoup de têtes, mais sous des formes incohérentes et même vagissantes… J’ai surtout constaté qu’il y a un état d’esprit presque général de capitulation – démission – réserve – de conscience devant le totalitarisme dont j’imagine que la pression est colossale (tout en m’étonnant du manque de courage et de clairvoyance qu’elle rencontre. N’aurions-nous qu’une dizaine d’hommes de la trempe de votre père toute l’ambiance s’en ressentirait !). C’est le même phénomène psychologique que celui qui se produisit au début devant le nazisme et c’est bien la chose la plus inquiétante. Je vois de très honnêtes gens fausser délibérément les vérités essentielles et chercher mille subterfuges idéalistes et politiques pour s’aveugler eux-mêmes. Tout cela finira par coûter cher. Nous vivons dans le transitoire, ce serait folie que de croire les catastrophes épuisées et je reste persuadé que rien ne les aggrave et ne les facilite comme le manque de courage, d’abord du courage de voir clair.
Vous avez encore un hiver dur, à la russe de tant d’années, nous y pensons ici d’autant plus que le Mexique jouit d’un perpétuel été, puissamment ensoleillé. Vous avez su, je pense, la mort à Paris de mon vieil ami et adversaire Boris Voline, le libertaire intrépide, l’animateur autrefois du mouvement Makhno. Vers 65 ans, de suites de privations, juste au moment où il allait recevoir de quoi se remettre. En 41, je lui proposais le Mexique et il refusa, tenant qu’il devait rester là où les événements seraient les plus intéressants et que père de plusieurs soldats français, on ne l’internerait pas… Il ne le fut pas en effet, mais la misère matérielle a suffi. Un vrai grand caractère d’autrefois.
Je me rends compte que mes premières lettres à vous et quelques amis de France étaient pénétrées d’un optimisme injustifié. Pour que du nouveau puisse germer, il faut un terrain meilleur – que nous aurons peut-être quand les privations seront finies et quelques expériences amères faites…
20 avril 1946.
Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps par suite d’un surcroît de préoccupations et de malaises physiques (cette sacrée altitude !). Mais je sais que vous avez établi le contact avec le Comité de solidarité de N.-Y. J’espère que vous recevez aussi des publications anglaises qui vous tiennent au courant des idées dans cet hémisphère. J’ai reçu un numéro de « Maintenant » où j’ai eu le plaisir de trouver des poèmes de votre père… Il m’est arrivé d’entrevoir Alfred et Marguerite (2), fermes et fidèles à leur passé, demeurés si droits en plus de vingt ans que je les rencontre de loin en loin… Jean Guéhenno est venu donner des conférences à Mexico, si vous avez des projets de voyage vous pourriez le voir de ma part, avec la certitude de trouver un homme sincèrement idéaliste et bien disposé.
Mes affaires personnelles vont sensiblement mieux, j’ai des propositions d’éditeurs de divers pays, des livres en fabrication, des tas de choses commencées, j’ai même envoyé à Paris un manuscrit pour compléter un livre qui doit paraître chez G. Cela n’amoindrit pas encore les difficultés de l’immédiat, qui n’ont jamais été plus embêtantes.
Des publications que j’ai reçues de France me confirment dans l’impression d’une indécision plus que pénible et d’un vasouillage idéologique plein de perplexité. Ce n’est certes pas en fermant les yeux sur les problèmes les plus graves qu’on les résoudra ; et la disposition à s’accommoder d’une puissance montante, quand celle-ci est implacable et talonnée par sa propre faiblesse intérieure, ne peut mener qu’à des complications coûteuses… Les solutions de la lucidité et de la fermeté me paraissent toujours les meilleures. On ne saurait imaginer ni accommodement ni moyens avec un totalitarisme qui n’obéit qu’à ses propres nécessités.
Dans ces parties du monde, aux Amériques, la grande politique reflète bien des tendances analogues, mais je les crois plus superficielles que réelles. On voit très clair, on publie sans cesse une information abondante et terrifiante sans la moindre agitation visible. La vue d’ensemble qui s’impose est celle d’un conflit ouvert, durable, qui ne permet d’entrevoir que deux solutions schématiques : ou un changement de régime à M. ou un état de crise permanent. avec au bout, à une échéance maximum de quelques années, des complications catastrophiques. D’ici là, la pauvre Europe ne connaîtra ni reconstruction véritable ni paix intérieure, tout restera en suspens.
Vous savez sans doute que les social-démocrates berlinois qui se sont prononcés en majorité contre la fusion avec le P.C. ont été envoyés en grand nombre au camp de concentration de Buchenwald. Le « N.-Y. Times » a publié des dépêches sur l’impossibilité de s’entendre avec Vienne et même évoqué la perspective d’une minuscule Autriche indépendante avec Salzburg pour capitale, vu l’intention irréductible des Russes de demeurer à Vienne. La Hongrie est affamée par une inflation telle que le dollar doit valoir entre un et deux militons de pengoes (il en valait un il y a quinze jours…).
Il s’est confirmé qu’une profonde crise du pouvoir se produisait en Russie en novembre et décembre caractérisée par la fuite des grands personnages devant les responsabilités, le banditisme, les troubles, les revendications à haute voix. Le Chef a jeté du lest, fait relâcher les manifestants incarcérés, fait baisser les prix des vivres et finalement l’appareil policier a repris le dessus, mais cela n’arrange rien, évidemment.
L’affaire de l’espionnage russe au Canada a eu un retentissement extraordinaire et il ne faudrait pas s’étonner de voir des affaires du même genre surgir ailleurs… On a publié à N.-Y. que le F.B.I. (police secrète) tient en mains une vaste documentation, mettant en cause des communistes américains, sur de sombres intrigues tramées autour de l’assassin de L. Trotski, qu’il s’agirait de faire évader ou disparaître. Les intellectuels libéraux des E.U., ceux qui ont fait preuve d’une complaisance idiote à l’égard du totalitarisme, commencent à se réorienter. Ailleurs, Norman Thomas a publié au nom du P.S. américain une remarquable brochure intitulée « Russie, Promesses et Accomplissements », dont le vrai thème est l’incompatibilité entre totalitarisme et socialisme. Des intellectuels américains et britanniques (Wells, Koestler, Matthew Wall, de l’A.F.L., Dorothy Thompson, James T. Farrel, George N. Schuster, Harry Gideonse, A. Philipp Randolph, William Rose Benet, Oswald Garrisson Willard et autres) ont publiquement posé la question du « complot Hess-L.T. », inventé aux procès de Moscou par Vychinski. Presque tous les documents secrets du nazis- me étant entre les mains des allies, il est désormais facile· de constater que les accusations des procès de 36-38 contre les vieux bolcheviks étaient forgées. Des messages ont été adressés dans ce sens à la cour de Nuremberg. Celle-ci ne fera rien bien sûr, mais la question sera quand même vidée. John Dewey et Suz. Lafollette se sont abstenus, estimant qu’il y a chose jugée et que les conclusions de la Commission qui innocenta formellement L. T. n’ont pas à être remises en question. La biographie (incomplète) de S. par L. T. va paraître chez Harpers, après avoir été mise sous le boisseau pendant plusieurs années.
J’ignore si ce bref tour d’horizon vous apprendra quelque chose, dites-le moi.
(l) Ces lettres ont été adressées à notre ami Daniel Martinet.
(2) Il s’agit de nos amis Alfred et Marguerite Rosmer.
Pour la réconciliation des victimes
Ce que je voudrais préconiser en même temps que la lucidité et l’action audacieuse, c’est la réconciliation des victimes. Rien n’est plus naturel que la rancune, au lendemain de si vastes tueries, mais rien aussi n’amoindrit et ne divise davantage l’homme européen contre lui-même. La réconciliation des victimes exige un grand effort moral et c’est ce qui la rendra féconde. Tous les peuples ont été broyés par d’infernales machineries qui les dominaient ; pour guérir de ce bloc psychologique il faut qu’ils se refassent une âme fraternelle en vue d’un avenir commun.
Victor SERGE
(déclarations à Combat du 16-11-47)