Entretien paru dans les Cahiers du féminisme, n° 39, printemps 1987, p. 30-31
Nassima est algérienne… Femme, travailleuse, féministe… Elle nous a parlé de la réalité de la vie pour les femmes.
• Y a-t-il un mouvement des femmes en Algérie ?
Non, absolument pas ! Et militer là-bas ne signifie pas du tout la même chose qu’en France ! Tout d’abord, on n’a pas le droit de militer en dehors des organisations officielles, sous peine de prison. Pas question de créer au grand jour un mouvement des femmes ou de se proclamer féministe. C’est complètement impossible !
Mais des femmes essaient quand même de se regrouper, de débattre, par le biais d’activités diverses telles que le cinéma, le théâtre, la littérature, etc. Elle ne forment donc pas un groupe structuré et organisé à proprement parler, mais ont un socle commun d’idées : droit à la scolarisation et au travail, droit à la rue, liberté du choix du mari, non au port du voile, suppression du Code de la famille, non à la violence et à l’intimidation quotidiennes dont sont victimes toutes les femmes. C’est à partir de ce socle que chacune travaille dans son coin et qu’elles essaient de coordonner leurs actions.
A part cela, il y a bien sûr l’organisation officielle UNFA (Union nationale des femmes algériennes). Mais elle n’a plus aucun crédit dans la population, de moins en moins de femmes y vont et ses activités n’ont rien de féministe !
• Quelle est la place des femmes dans le monde du travail ?
La majorité des femmes est analphabète et reste à la maison. Seules 8 % travaillent, mais même elles sont extrêmement dures à toucher. La proportion des femmes qui travaillent ou étudient est bien sûr plus importantes dans les grandes villes. Les femmes qui travaillent gagnent exactement le même salaire que les hommes à travail égal. Par contre, le système de sélection à l’école défavorise les filles qui ont en plus beaucoup de mal à travailler car elles doivent aussi s’occuper de la maison. Il leur est de même très difficile de trouver un emploi car elles sont tenues de travailler très près de chez elles. Pour beaucoup, le fait d’aller travailler n’est pas vécu comme un droit mais comme une obligation parce que les hommes de la maison ne gagnent pas suffisamment pour nourrir tout le monde. Mais cela commence à évoluer différemment chez les jeunes.
• Les femmes peuvent-elles circuler librement ?
Il n’y a pas vraiment de loi, mais un consensus social extrêmement fort qui interdit totalement aux femmes de sortir dans la rue après 18 heures ainsi que durant tout le week-end. Cette interdiction est si forte qu’aucune femme ne la transgresse. D’ailleurs, il y a peu de femmes dans la rue, seulement celles qui travaillent ou étudient. On va a un endroit précis, on ne se promène pas. Il y a une agression énorme, difficilement soutenable. Une femme qui travaille est très mal vue. De même, les femmes ne peuvent pas aller n’importe où. Des lieux leur sont plus particulièrement réservés, comme certains salons de thé.
Les femmes ne portent pratiquement plus le voile traditionnel. Mais maintenant, avec la montée de l’intégrisme, beaucoup de jeunes portent le hidjab, c’est-à-dire l’équivalent du tchador ! Les gens ont besoin d’un idéal, leur quotidien ne les satisfait pas. Alors, ils s’accrochent à l’islam sans savoir vraiment ce que c’est. Le phénomène est particulièrement fort dans les quartiers les plus défavorisés. Mais lorsque je discute un peu à fond avec des jeunes filles, je m’aperçois qu’elles ne savent pas ce qu’il y a exactement dans l’islam, en particulier ce qui concerne la répression des femmes. Elles sont choquées quand elles l’apprennent et se posent des questions. Il faudrait faire un travail d’explication en profondeur pour enrayer le phénomène. Or, le gouvernement ne fait pas ça. Il commence à donner un coup de frein car la montée de l’intégrisme représente un danger pour lui aussi. Mais il le fait à coup de répression et également en prenant en charge les activités religieuses (dans les programmes télé par exemple).
♦ Quelle est la place de la femme dans la famille ?
La famille a un poids énorme. Lorsque tu te maries, tu vas vivre dans la famille de ton mari. Il y a une très grave crise du logement en Algérie et les gens vivent entassés dans les appartements. La femme se retrouve alors sous l’autorité de son mari, du beau-père, des frères, des oncles… C’est écrasant ! Même celles qui travaillent ou font des études se retrouvent sous le joug familial dès qu’elles franchissent la porte de la maison. Les célibataires, bien sûr, n’ont pas le droit à un logement indépendant.
Les femmes n’ont aucune identité propre. Elles n’acquièrent un statut que lorsqu’elles se marient. Elles restent mineures toute leur vie. Le mari a toujours le droit de répudier sa femme, et le Code de la famille autorise la polygamie (quatre femmes). Par ailleurs, les femmes n’ont toujours droit qu’à une infime partie de l’héritage.
La contraception n’était permise qu’aux femmes mariées. Actuellement, le gouvernement a autorisé la vente de pilules en pharmacie, ainsi que la distribution en PMI, même aux femmes célibataires. Mais beaucoup de pharmaciens refusent toujours de la vendre aux femmes non mariées.
♦ Et du côté des jeunes femmes ?
Les jeunes femmes n’acceptent plus les choses telles quelles. Elles commencent à considérer le travail davantage comme un droit, la majorité d’entre elles ne porte plus le voile traditionnel.
Il est extrêmement difficile de se révolter contre l’ordre familial. Mais de plus en plus de jeunes filles refusent d’épouser un homme si elles sont obligées d’aller vivre dans sa famille. Il est beaucoup plus facile de faire évoluer les choses si l’on vit à deux. Au sein de la famille, ce n’est même pas pensable. Et les femmes veulent maintenant choisir leur mari. Beaucoup arrivent à vingt-cinq, trente ans en étant célibataires.
Si la crise du logement se résorbait, l’évolution irait plus vite. Là, il est presque impossible de se révolter. Où peut aller une femme qui rompt les relations avec son mari ou sa famille ? Rien n’existe : ni lieux publics, ni foyers de femmes, pas question de se faire héberger chez une copine ! Et même la rue est interdite aux femmes. Dans ces conditions, il n’est pas question de se battre frontalement.
D’autant qu’il y a un second problème, c’est celui de la répression. Il est interdit de militer en dehors des organisations de masse officielles. Cela vaut aussi pour un groupe femmes ! C’est une entrave énorme, bien sûr, cela empêche les femmes de se réunir entre elles, de créer des lieux pour elles.
Mais je suis optimiste, les choses bougent tout de même. D’autre part, la crise économique est de plus en plus forte, elle touche tous les secteurs. Cette année, les jeunes lycéens se sont révoltés, sur des thèmes identiques à ceux mis en avant en France contre la sélection accrue et le manque de débouchés. Ils ont été rejoints par les étudiants et la population, leur révolte a été massive.
Je pense que progressivement, ce sont toutes les couches exploitées qui seront touchées. Et les femmes ont toute leur place dans cette mutation
Propos recueillis par Françoise Foucault