Textes parus dans Lutter !, n° 14, décembre 1985, p. 2-3
1983 : La marche des jeunes beurs des Minguettes.
1984 : Les rouleurs de « Convergence ».
1985 : Deux marches concurrentes.
Que se passe-t-il chez les beurs et chez les militants anti-racistes ?
Un jeune, actif dans le « Collectif pour une arrivée unitaire », témoigne.
L’an dernier, le 1er décembre, arrivaient à Paris les cinq groupes de mobylettes qui avaient sillonné la France durant tout le mois de novembre pour scander l’égalité, « Convergence 84 » s’était donné comme tâche de se battre contre tout repli, qu’il vienne des Dupont-la-joie ou des communautés minoritaires, et de défendre le mélange et la possibilité pour chacun de vivre son identité. Le 1er décembre toutes celles et tous ceux qui s’étaient battus durant ce mois afin d’entendre leurs revendications criées à la face de la société française en furent pour leurs frais. Le discours final imposé par Farida Belghoul à bon nombre de convergeurs ne fut en fait qu’une dénonciation sans discernement des milieux anti-racistes ; aucune perspective, aucune suite n’étaient avancées. Seulement un constat : celui de l’isolement des jeunes des cités. Derrière ces paroles, pour beaucoup démobilisatrices, nous pouvions déjà sentir le repli repointer son nez, et les conflits actuels germer. Ce même 1er décembre 1984 fut également la date d’apparition d’un badge en forme de main qui connut le succès que l’on sait. Pendant un an les « potes » de SOS vont réussir là où Convergence avait échoué : à banaliser l’anti-racisme, à se faire connaître, par le grand public, grâce aux opérations médiatiques. D’entrée, ils auront l’appui de personnalités telles que Bernard-Henri Lévy ou Marek Halter, et le soutien d’hommes politiques, du RPR à l’extrême-gauche. Les jeunes socialistes sont également présents dans SOS …
UNE VOLONTÉ HÉGÉMONIQUE
Très vite cette association va jouer les bulldozers dans le monde anti-raciste. Les concertations avec les mouvements associatifs et beurs sont pratiquement nulles. Christian Delorme, un des initiateurs de la première marche, qui avait vu SOS d’un œil positif dans les premiers temps, comprend très vite les dangers d’une telle évolution : « SOS a désormais des effets négatifs sur la communauté maghrébine », elle monopolise « la lutte antiraciste, et cela au mépris des réalités concrètes de toutes les associations de la jeunesse maghrébine ». Outre sa pratique douteuse, SOS aura parfois des prises de position ambiguës, apparaissant souvent pro-gouvernementale. Longtemps elle fermera les yeux sur les mesures contre le regroupement familial de Dufoix, et les camps de rétention. C’est l’antiracisme tranquille, avec un seul ennemi : Le Pen. A l’extérieur elle mène une grande bataille contre l’apartheid, ce qui est à son honneur, mais refuse de prendre parti pour le peuple kanak, prétextant que ce n’est pas ses affaires. De même, son anti-racisme apparaîtra sélectif aux jeunes beurs, qui ont souvent fait de la cause palestinienne un symbole, lorsque SOS appellera à manifester pour les Juifs d’URSS, au côté d’organisations juives, de la LICRA et de personnalités de droite, mais refusera de prendre ouvertement position contre le raid de Tunis. Par ailleurs, il faut savoir que la seule organisation présente en tant que telle au sein de SOS est l’Union des Étudiants Juifs de France, ce qui alimente les accusations de sionisme portées contre sa direction.
Tous ces problèmes, nous les retrouverons lorsque, en ce mois de novembre 85, ce ne seront pas une mais deux marches concurrentes qui traverseront la France, chacune se revendiquant des deux précédentes, chacune demandant aux anti-racistes de l’accueillir et d’organiser le soutien, provoquant la plus grande confusion, et finalement, dans la plupart des villes traversées, la démobilisation.
DEUX MARCHES
Le projet d’une « Marche pour les Droits civiques » aujourd’hui appelée « 3ème marche pour l’égalité », a été lancé par le Collectif jeune de la Région parisienne. Ce collectif est composé de jeunes de banlieue, pour la plupart issus de l’immigration. Ils veulent clairement poser des revendications telles que le droit de vote et le regroupement familial. Mais très vite vont se rallier à eux des gens qui se veulent les leaders du mouvement beur, et qui craignaient pour leur notoriété devant la montée de SOS. Ainsi nous voyons apparaître ouvertement sur la scène une association nommée France Plus, qui a été dans un premier temps financée par le PS, afin que ce dernier puisse présenter des candidats beurs sur ses listes. Le PS espérait ainsi profiter du formidable potentiel de voix que représentaient les jeunes issus de l’immigration. Seulement, peu à peu, les gens de France Plus se sont mis à parler de listes beurs, où le politique laisserait la place au repli communautaire maghrébin. Au même moment Farida Belghoul réapparaissait sur la grande scène de l’anti-racisme, en appelant les jeunes à se mobiliser contre SOS-Racisme afin de développer l’autonomie des jeunes maghrébins. L’ennemi principal ce n’était plus Fabius, Chirac ou même Le Pen, mais SOS…
La Charte de cette « Marche pour les Droits civiques » est, à la base, satisfaisante : elle réclame le « droit de vote pour les immigrés », le « statut autonome de la femme immigrée », et de nombreuses autres mesures sur le logement, l’éducation, la justice, la culture. Elle condamne toute politique discriminatoire dite des « quotas », etc.
LE REFUS D’UNE DIVISION QUI DÉMOBILISE
La marche de SOS-Racisme, elle, se veut une marche internationale. Alors que deux groupes de rouleurs sillonnent la France, deux autres groupes partent l’un d’Italie, l’autre de Scandinavie, pour se rejoindre tous à Paris (initialement) le 14 décembre. Leur Charte avance cinq principes dont le « Droit pour chacun de s’exprimer librement, c’est-à-dire de voter ».
Dès le départ, entre les deux marches, les dés sont pipés. Les tentatives faites pour un rapprochement échouent dès le 12 octobre, entre ceux qui veulent jouer aux mastodontes SOS – et ceux qui, de façon plus ou moins explicite, sont favorables au repli communautaire.
La division allait avoir un effet désastreux sur la mobilisation, et conduire chacune des deux initiatives à un plus ou moins grand échec.
Une partie du Collectif jeune refusera cette dynamique de division, mais ne sera pas suivie, battue de façon peu démocratique. Fallait-il choisir entre magouilles et magouilles ? Fallait-il accepter ce gâchis et démobiliser des milliers de gens sincères, aussi bien dans les associations que dans certains comités Stop Racisme ? Une fois de plus, se sont les jeunes des cités qui auraient fait les frais d’une telle division, faite sur leur dos.
Très vite un collectif impulsé par des membres du Collectif Jeune et des militants d’associations va tenter de recoller les morceaux, en proposant une date médiane entre l’arrivée de la marche pour l’Égalité (le 30 novembre) et celle de SOS (le 14 décembre) : ce sera le 7 décembre, comme cadre d’une manifestation unitaire où les représentants de chaque marche s’expliqueraient et exposeraient leurs revendications.
Les unitaires, après avoir reçu le soutien de plusieurs centaines d’associations de province et de la région parisienne, proposent de reprendre le contenu des deux marches, dont les revendications n’étaient pas loin d’être similaires. SOS, du fait du peu de succès que sa propre marche rencontre à cause de la division, se rallie à la démarche du collectif unitaire. Elle comprend enfin qu’elle est obligée de compter avec les autres associations. Son discours a d’ailleurs sensiblement évolué vers des positions plus radicales, ce qui ne manquera pas de poser quelques problèmes au Parti Socialiste. Malheureusement, les marcheurs des droits civiques, qui font certes le ménage en vidant France Plus à Lyon, refusent de rejoindre le collectif unitaire. Même si Farida s’est retirée à Montpellier, son empreinte pèse sur cette marche : la dynamique du repli, du mépris pour les militants anti-racistes, de l’isolement, le refus de collaborer avec des « sionistes ». Les jeunes beurs des comités Stop Racisme et les unitaires du Collectif jeune étant assimilés à des « traitres ». L’unité des marcheurs n’aura pas été possible. Les unitaires du Collectif jeune, les associations qui les ont rejoints, continueront donc à préparer la journée dont ils ont eu l’initiative : celle du 7 décembre. Ils se battront jusqu’au bout afin que les associations présentes ce jour-là ne se laissent pas écraser par SOS. Et, jusqu’au bout, une place sera réservée à l’autre marche, dans la manifestation, et à la tribune.
Après le 7 décembre il faudra tirer des leçons de ces divisions et éviter les pièges tendus par les ambitieux en mal de pouvoir.
Il serait nécessaire que les membres des associations qui font un travail réel sur le terrain, qui sont représentatifs du mouvement jeune de banlieue, tels « SOS ça bouge » à Bondy, « Vivons ensemble » à Mantes, et bien d’autres en province, se coordonnent et lancent ensemble les futures grandes initiatives.
Sinon, l’année prochaine, il n’y aura pas deux marches. mais, qui sait ?, plus de dix marches qui ne représenteront qu’elles-mêmes !
E. Loeizig, 25.11.85
L’U.T.C.L. ET LES DEUX MARCHES
Confronté(e)s à la division cette année entre deux marches concurrentes, et à ses effets néfastes pour la mobilisation antiraciste et pour l’égalité des Droits, nous avons tout fait pour que, dans le respect de l’autonomie de chacun, une unité puisse se réaliser moins dans une arrivée commune à Paris. Ainsi soutenons-nous activement le Collectif pour une Marche unitaire. Confrontés finalement à la division, et notamment au refus des organisateurs de la marche dite « pour les Droits civiques » rebaptisée en cours de route « pour l’Égalité des Droits », nous avons pris une position cohérente avec notre volonté d’une unité anti-raciste, dans le respect de l’auto-organisation de chacun. L’UTCL appelle et sera présente aux deux arrivées, celle du 30, et celle, unitaire, du 7. Et cela sans approuver la logique de repli qui nous semble exister dans la première, ni la volonté hégémonique de l’une des organisations appelant à la journée du 7, SOS-Racisme. Simplement, pour préparer un avenir plus uni, dans les meilleures conditions.
Clash
Aux prochaines échéances de mars 86, la classe politique va probablement réussir le tour de force de placer au centre des enjeux électoraux l’immigration, esquivant ainsi les vraies raisons de la crise du système capitaliste. Des millions de travailleurs, de jeunes, seront officiellement désignés comme cibles. Des cibles d’autant plus faciles qu’elles ne votent pas et que l’on parle en leur nom.
Les thèses racistes du Front National pénètrent aujourd’hui les partis « démocratiques ». A droite, mais aussi à gauche, chacun – certes à sa manière – reprend comme un fait acquis l’équation immigrés/insécurité. Le PS et le PC désignent les travailleurs clandestins, pratiquent la ségrégation dans le logement. La droite, dans son ensemble, rêve d’un apartheid à la française. Mieux : autour de l’immigration, peut s’ébaucher un nouvel aspect du consensus politique : le débat Fabius-Chirac a démontré l’ampleur de l’unité contre l’immigration.
Plus grave encore : les opérations d’État-majors politiciens se font l’écho, en l’amplifiant, d’une remontée des forces conservatrices et réactionnaires dans une société où le repli domine actuellement.
Dans une telle situation, la division des forces antiracistes ne pourrait avoir que des conséquences néfastes. Il ne s’agit pas de nier les différences, voire les divergences, pouvant exister : unité ne signifie pas uniformité. Nous pensons que ce qui unit les anti-racistes peut et doit être plus fort que ce qui les sépare: la majorité des associations et des forces antiracistes se retrouve d’accord sur l’essentiel, non pas seulement sur des valeurs humanistes justes mais insuffisantes mais bien sur des revendications et des problèmes concrets. Se retrouver unis autour de questions aussi importantes que le droit de vote, le refus de toutes les discriminations, le droit au regroupement familial, la lutte contre les crimes racistes, peut donner à tous ceux qui refusent le racisme un cadre suffisamment précis et large pour que chacun, avec son identité, son histoire, l’auto-organisation de ses forces, puisse interpeller la société et conquérir de nouveaux droits. Cette logique, qui est l’inverse de la simple assimilation à une société niant les différences, est également le contraire d’une politique de repli communautaire. Cette logique d’ouverture, multi-culturelle, s’adressant aux mouvements sociaux et leur donnant une nouvelle vigueur, est une logique d’avenir : il n’est de l’intérêt de personne de vouloir une société figée, incapable d’évoluer. Les Communistes Libertaires agissent pour que ce soient les travailleurs, les jeunes, l’immense majorité qui décident. Sans exclusives.
Notre recherche de l’unité vaut sur tous les terrains. C’est pourquoi nous continuerons à tout faire pour contribuer à unifier les forces anti-racistes. Ce n’est pas la voie la plus facile: une telle dynamique ne peut se faire que pas à pas. Mais encore une fois, c’est la seule démarche qui peut sortir des millions de travailleurs immigrés, de jeunes de la 2e génération, et plus largement tous les anti-capitalistes, de l’impasse actuelle.
Car l’avenir se décidera et se construira ensemble.
« LUTTER ! », décembre 85