Article de Nora Benabdellah paru dans Saout Echaab, n° 191, du 1er au 15 novembre 1990, p. 17
Depuis l’indépendance, les femmes de notre pays ont toujours été présentes dans les luttes sociales, beaucoup moins dans les luttes politiques. Cette particularité a existé y compris dans les périodes de reflux démocratique
Elles ont été, de nombreuses fois, les premières à intervenir dans les assemblées générales à intervenir autour de problèmes professionnels. Elles ont été souvent à l’avant-garde des luttes pour l’eau, pour l’assainissement du quartier ou pour le logement.
Cette présence sur le terrain des luttes s’est faite à la fois à travers des organisations de masse avant l’article 120, et à travers des cadres « indépendants » dans certaines entreprises ou universités, ateliers de réflexion sur les femmes. Avant octobre 88, la multiplicité des initiatives et des luttes – solidarité avec le peuple palestinien en mars 88, mouvement pétitionnaire contre le code de la famille, contre la législation touchant à la maternité, la célébration du 8 mars devenue une tradition, les actions autour de l’eau, de la sécurité, du transport etc. – montraient le besoin de plus en plus grand chez les femmes de s’organiser, surtout devant le discrédit des organisations de masse officielles, en particulier l’UNFA.
Ensuite Octobre a été un véritable catalyseur dans les luttes des femmes et dans leur évolution, les femmes touchées dans leur chair durant ces douloureux événements ont réagi de façon spectaculaire : marche de protestation contre la répression, meeting-témoignages, pétitions, délégation des mères et parents des victimes pour la libération des prisonniers, etc.
Cette période voit un véritable foisonnement d’associations, de collectifs de femmes, de sections féminines.
Une vingtaine voit le jour officiellement et participe à la première rencontre nationale de décembre 89. Ce foisonnement qui dépasse le cadre des grandes villes a certainement pesé dans le fait que le mouvement des fondamentalistes modère son discours sur les femmes et offre également des cadres d’organisation : « association féminine Irshad Wa Islah », sections féminines du FIS. D’autres partis ont également aujourd’hui des sections féminines ou des collectifs chargés de la question.
Tous ces cadres correspondent, à notre sens, à la fois au fait que la question féminine est devenue un enjeu politique et idéologique important et à l’aspiration plus grande des femmes à s’organiser. Le mouvement féminin est pluriel, une grande richesse apparaît dans les préoccupations, cependant trois visions dominent et sont à la base des démarches adoptées sur différentes questions et qui différencient les organisations féminines :
– pour les unes, l’égalité entre femmes et hommes ne se fera que dans une société plus juste, ce n’est donc pas une lutte contre les hommes mais une lutte pour une société humaniste où chaque être a sa place, sa dignité. Cette milité ne peut être acquise que par la lutte de la grande masse des femmes et tous ceux épris d’humanisme et de justice sociale.
– pour les autres, la question féminine est posée en opposition à l’homme, elles se proposent d’agir donc contre les manifestations apparentes de la discrimination contre les femmes (mentalités, textes juridiques etc.).
– pour d’autres encore c’est la vision fondamentaliste des droits des femmes : oui au travail féminin, entendre spécifique aux femmes, en hidjab, dans un milieu strictement féminin.
Deux aspects méritent d’être soulignés : le premier est que la confrontation de ces visions sur le terrain a permis et permet des décantations importantes dans le mouvement. Le deuxième est que c’est la vision « fondamentaliste » qui touche la grande masse des femmes des couches populaires n’ayant pas eu accès à l’instruction ou au travail.
Se pose alors le problème de l’unité du mouvement féminin, ressentie comme un besoin par les femmes dans et en dehors des associations. Des efforts sont faits dans le sens d’une meilleure coordination de l’action des associations et des collectifs à l’échelle nationale. Trois rencontres, ainsi que des actions communes ont été organisées pour agir contre la violence visant les femmes et pour un véritable droit de vote.
Cependant des manifestations de sectarisme et d’hégémonisme continuent à freiner ces efforts. Ces phénomènes sont liés au lait que, parmi les femmes les plus actives au sein des associations, il y a des militantes de partis et le rapport d’indépendance de ces structures est ainsi remis en question. Cette vérité ne peut être clamée comme une généralité creuse, il faut lui donner corps : les militantes de parti doivent enrichir le mouvement féminin sans se substituer aux femmes et en faisant chaque pas avec elles. C’est cela qui permettra une réelle expression des femmes.
L’hégémonie s’exprime aussi à travers une volonté de structurer rapidement, par le haut (donc artificiellement) le mouvement naissant. Ces efforts de structuration s’opposent à la volonté de mettre en pratique à travers des actions communes la plateforme unitaire adoptée en 89. L’exemple du 8 mars 90 à Alger est indicatif de ces problèmes. Cette occasion a été une sorte de large et important « rassemblement » qui a pris des formes diverses avec des mots d’ordre différents. Cette diversité a permis à des catégories différentes de femmes de fêter le 8 mars dans la forme de leur choix. Cependant, beaucoup de femmes ont perçu ces initiatives différentes comme une division dans le mouvement. L’union du mouvement féminin dans toutes ses composantes se résume-t-il dans leur regroupement dans une même activité ou dans une même structure ? Le mouvement étant pluriel, les formes et les mots d’ordre ne peuvent être identiques. Seul le développement de ce mouvement pluriel pourra aboutir à l’édification d’un large front parmi les femmes.
Actuellement, le mouvement s’articule sur plusieurs axes :
1) le code de la famille que le mouvement considère unanimement comme discriminatoire et anticonstitutionnel, mais qui engendre trois formes de revendications : son abrogation immédiate et son remplacement par des lois civiles, ou bien son abrogation immédiate et son remplacement par la chariâa ou enfin son abrogation à terme, mais, tenant compte des réalités, avec amendements immédiats de certaines dispositions. Plusieurs actions ont été organisées sur cette question.
2) le droit au travail que est de plus en plus menacé compte tenu de la crise qui fait reculer dans les consciences la nécessité de la femme au travail.
3) le droit à l’instruction, lui aussi menacé. Les femmes dénoncent et luttent contre l’utilisation de l’école comme lieu de formation idéologique déformant et dévalorisant l’image de la femme. Elles dénoncent la discrimination liée au sexe dans la scolarité, dans la pratique sportive. Ségrégation dans l’orientation scolaire et professionnelle. Elles luttent pour une école moderne ouverte à tous les enfants, où la science, la réflexion et les valeurs humaines ont leur place.
4) la lutte contre l’intolérance et l’insécurité dont elles ont été les premières victimes.
5) la situation sociale des femmes qui se dégrade avec la dégradation insupportable du niveau de vie des familles.
6) les aspects culturels comme les ciné-clubs féminins, la circulation de cassettes vidéo, poésie etc.
A l’approche d’échéances telles que les élections législatives, le mouvement féminin pèsera-t-il suffisamment sur l’opinion et la mobilisation des femmes en faveur des aspirations de justice sociale, d’humanisme et de progrès autour du mot d’ordre une femme – une voix, un homme – une voix ?
Nora BENABDELLAH