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Anton Ciliga : Novembre 1930. Dans l’Isolateur politique de Verkhné-Ouralsk

Texte d’Anton Ciliga paru dans Inprecor, n° 430-431, décembre 1998, p. 11-12

Témoignage de Anton Ciliga*

L’immense majorité des détenus communistes étaient trotskistes : cent vingt sur un total de cent quarante. Il y avait aussi un zinovieviste qui n’avait pas capitulé, seize ou dix-sept membres du groupe du « centralisme démocratique » (extrême gauche) et deux ou trois partisans du « groupe ouvrier » de Miasnikov. Chez les non-communistes il y avait trois groupes essentiels, forts d’une douzaine de membres chacun : les social-démocrates menchéviks russes, les social-démocrates géorgiens et les anarchistes. Il y avait, en outre, cinq socialistes-révolutionnaires de gauche, quelques socialistes-révolutionnaires de droite, quelques socialistes arméniens du groupe « dachnaktsoutioun » et un maximaliste. Il y avait enfin quelques sionistes.

Telle était la division en partis traditionnels, mais en réalité chacun de ces partis comprenait des sous-groupes de diverses nuances ou même des fractions dues à des scissions profondes. Le lecteur s’exclamera peut-être : vingt groupes et sous-groupes pour deux cents détenus ! Mais il ne faut pas oublier qu’il ne s’agissait pas de détenus ordinaires, mais des représentants de toutes les tendances de gauche d’une immense société, d’un vrai parlement illégal de la Russie ! Les problèmes brûlants posés par la révolution et en particulier par le plan quinquennal à son étape présente produisaient les plus profonds remous dans ce milieu, y créaient un état de crise idéologique favorable à l’extrême morcellement des tendances politiques. Ce ne fut que plus tard, lorsque les résultats sociaux et économiques du plan quinquennal se furent clairement révélés, qu’un nouveau regroupement politique put avoir lieu dans l’isolateur.

Cinq années de prison et d’exil m’ont lié intimement à l’opposition, qu’elle soit communiste, socialiste ou anarchiste, et je voudrais que ce livre serve non seulement d’information, mais réveille aussi la conscience de la démocratie et du mouvement ouvrier d’Occident en faveur des victimes. Mais il est néanmoins de mon devoir de donner un tableau sincère et objectif de cette opposition soviétique, dans ce qu’elle a de bon aussi bien que dans ce qu’elle a de mauvais.

Les groupements politiques de la prison ne représentaient pas seulement des tendances idéologiques, mais constituaient aussi de vraies organisations, avec leurs comités, leurs journaux manuscrits, avec leurs chefs reconnus – qui se trouvaient soit en prison ou en exil, soit à l’étranger. Le système de répression en usage, qui comportait de fréquents transferts d’une prison à une autre, assurait mieux que toute correspondance clandestine le contact entre les membres d’un même groupement.

Ce qui m’intéressait avant tout, c’était l’opposition trotskiste dont je faisais alors partie et qui est aujourd’hui encore le groupe d’opposition le plus influent en Russie. Or, l’isolateur de Verkhné-Ouralsk abritait presque tous les membres les plus actifs de la fraction trotskiste.

L’organisation des détenus trotskistes se dénommait le « Collectif des bolcheviks léninistes de Verkhné-Ouralsk ». Elle se divisait en gauche, centre et droite. Cette division en trois fractions subsista pendant les trois années de mon séjour, quoique la composition des fractions et même leur idéologie aient subi certaines fluctuations.

La vie politique en prison

A mon arrivée à Verkhné-Ouralsk, je trouvais trois programmes et deux journaux trotskistes.

1. « Le programme des Trois », établi par trois professeurs rouges : E. Solntsev, G. Iakovine, G. Stopalov. Il reflétait les opinions de la fraction de droite, la plus forte fraction trotskiste à cette époque ;

2. « Le programme des Deux », écrit par le gendre de Trotsky, Man-Nivelson et par Aron Papermeister, était le credo du petit groupe du centre ;

3. « Les thèses des bolcheviks militants » émanaient de la fraction de gauche (Pouchas, Kamenetski, Kvatchadzé, Bielenki).

C’étaient là des documents de dimensions considérables qui comprenaient cinq à huit sections différentes (situation internationale, industrie, agriculture, les classes en U.R.S.S., le parti, la question ouvrière, les tâches de l’opposition, etc.).

Le programme de la droite traitait d’une façon particulièrement élaborée de l’économie, celui de la gauche contenait de bons chapitres sur le parti et la question ouvrière.

La droite et le centre éditaient ensemble la Pravda en prison (La Vérité en prison), la gauche Le Bolchevik militant. Ces journaux paraissaient une fois par mois ou tous les deux mois. Chaque numéro comprenait de dix à vingt articles sous forme de cahiers préparés. Le « numéro », c’est-à-dire le paquet contenant les dix ou vingt cahiers, allait de salle en salle et les détenus lisaient les cahiers à tour de rôle. Les journaux paraissaient en trois exemplaires, à raison d’un exemplaire pour chaque aile de la prison.

En 1930, la discussion chez les trotskistes portait surtout sur l’attitude à prendre envers les « dirigeants du parti », c’est-à-dire envers Staline, ainsi qu’en vers sa nouvelle « politique de gauche ».

La fraction de droite estimait que le plan quinquennal, malgré toutes ses déviations de droite ou d’extrême-gauche, répondait aux desiderata essentiels de l’opposition ; il fallait donc soutenir la politique officielle tout en critiquant les méthodes.

La fraction des « bolcheviks militants » faisait beaucoup de bruit en prenant une position diamétralement opposée à celle des droites. Son idée essentielle était que la réforme devait être faite « par en bas », qu’il fallait escompter une scission dans le parti, qu’il fallait s’appuyer sur la classe ouvrière. L’hostilité que la fraction affichait envers Staline contrastait avec l’attitude des professeurs rouges de la droite et lui attirait les sympathies des ouvriers et de la jeunesse. Le point faible de son programme était le caractère sommaire du jugement qu’elle portait sur l’économie du plan quinquennal. On s’était cramponné à un mot de Trotsky qui n’avait qu’une valeur polémique : « le plan quinquennal n’est qu’un édifice de chiffres » et on déclarait que toute l’industrialisation stalinienne n’était qu’un bluff. Quant à la politique internationale, la fraction de gauche niait non seulement l’existence d’une conjoncture favorable à la révolution, mais même – pour dénigrer Staline – l’existence de la crise économique mondiale. (…)

En fin de compte trois résolutions différentes furent soumises au vote. La première reconnaissait, malgré les nombreuses « déviations bureaucratiques », le caractère ouvrier de l’État, car il y subsistait « des vestiges de la dictature du prolétariat », tels que la nationalisation de la propriété privée et la répression contre la bourgeoisie.

Les « négateurs » de la dictature du prolétariat en U.R.S.S. présentèrent deux résolutions distinctes. Les uns trouvaient qu’il n’y avait plus de dictature prolétarienne en U.R.S.S., mais que « les fondements économiques de la Révolution d’octobre subsistaient ». Ils en concluaient qu’il fallait faire « une révolution politique » doublée d’une « profonde réforme de l’économie ».

Les autres « négateurs » – dont j’étais – croyaient que non seulement l’ordre politique, mais aussi l’ordre social et économique étaient étrangers et hostiles au prolétariat. Aussi envisagions-nous une révolution non seulement politique, mais aussi sociale qui ouvrirait la voie au développement du socialisme. Selon nous la bureaucratie était une vraie classe et une classe hostile au prolétariat.

Chacune des trois résolutions rallia un même nombre de voix, une quinzaine environ. On sortit de l’impasse en déclarant que la question du caractère de l’État soviétique restait ouverte. (…)


(1) Anton Ciliga, membre du comité central du PC yougoslave, se rend à Moscou en 1926. Devenu oppositionnel de gauche, il sera arrêté le 21 mai 1930, emprisonné puis déporté en Sibérie. En 1936 il fut expulsé d’URSS. En 1938 il publiait Au pays du Mensonge déconcertant aux éditions Gallimard, à la fois témoignage et critique de gauche de la réalité stalinienne par un militant qui avait rompu avec le trotskisme, dont nous avons extrait ce passage

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