Article de Pierre Aubery paru dans La Révolution prolétarienne, n° 138 (439), mai 1959, p. 23
Les écrivains, les « touristes », les syndicats, pour s’opposer au patronat, insistent sur les salaires de misère, les cadences infernales, les normes inhumaines que l’usine impose à l’ouvrier. Mais ils ne mettent pas vraiment en cause la société industrielle, le système capitaliste. L’amélioration des conditions du travail ne saurait en aucune façon supprimer l’aliénation de l’ouvrier qui, malgré tous les avantages qu’on pourrait lui accorder, n’en resterait pas moins une machine à produire, condamnée par l’organisation sociale à une existence passive sur le travail, végétative pendant les loisirs.
L’ouvrier, en outre, est prisonnier de sa condition, car l’usine ne permet pas de véritable promotion. C’est à peine s’il peut, dans quelques cas trop rares, progresser d’un échelon à l’outre de la hiérarchie intérieure de l’entreprise. Au delà d’un certain niveau, tout avancement devient impensable. Le bornage mis en place par les diplômés, par les polytechniciens en particulier, est bien trop efficace pour qu’un ouvrier ose même rêver de le franchir ou de le faire franchir par ses enfants. Pourtant, souligne Daniel Mothé dons son « Journal », la spontanéité créatrice de l’ouvrier introduit un peu de liberté dans le carcan de la rationalisation du travail.
L’isolement de l’ouvrier en face de l’employeur n’est guère diminué par la présence du délégué. Celui-ci, en effet, agit le plus souvent comme représentant d’une centrale syndicale que comme l’émanation de la volonté collective du personnel. Le délégué prend plus ou moins sa place dans la bureaucratie oppressive qui écrase l’ouvrier. On l’a bien vu après la Libération, rappelle Mothé, lorsque certains « syndicalistes », certains soi-disant « militants » se sont faits les auxiliaires du patronat, de la direction pour faire monter la production.
Passant à l’analyse des réactions de ses compagnons de travail devant l’évolution de la situation politique, Mothé montre que l’attitude du Parti dans l’affaire d’Algérie illustre à merveille la nature du rôle et de l’influence des communistes sur la classe ouvrière française. Le Parti, nominalement fidèle à son idéal révolutionnaire, fait de l’agitation pour paix en Algérie. Mais comment ? En faisant signer des pétitions. Le caractère inoffensif et peu compromettant de cette méthode attire les plus timides des ouvriers qui peuvent ainsi soulager leur conscience et se donner l’illusion d’avoir fait quelque chose contre la guerre. La présence de tant de tièdes dans ses rangs permet au Parti d’inviter les plus combattifs de ses éléments au calme en leur montrant qu’ils ne seraient pas suivis, qu’ils « se couperaient des masses » s’ils tentaient quelque action plus aventurée.
« Si le P.C. peut jouer ce jeu, remarque Mothé, c’est qu’en fait il a un double visage : l’action parlementaire de ses députés constitue son lien avec la bourgeoisie et les autres partis de gauche ; l’action de ses meilleurs militants constitue son lien avec le prolétariat. Tandis que la première est légale, la deuxième est clandestine et limitée ».
Les ouvriers ne croient plus guère à l’efficacité des grands jeux de la politique. Leur scepticisme est égal en ce qui concerne la cuisine syndicale dans l’usine. Les militants, les délégués en effet ne croient pas à la démocratie ouvrière. Ils se comportent presque toujours en agents de leur centrale, sinon de la direction de l’usine, leurs objectifs sont vagues, leurs revendications sont, pour reprendre un mot de Mothé, d’un réformisme « lilliputien ». Pourtant l’élan révolutionnaire couve sous les apparences du scepticisme et de la résignation. Dès que l’on propose aux ouvriers une action concrète, dès qu’on leur ouvre la perspective d’entraîner toute l’usine dans un mouvement revendicatif, dès qu’on s’apprête à frapper un grand coup, ils sont toujours prêts à marcher. Mothé en donne des exemples, comme il relate aussi d’émouvantes manifestations de solidarité prolétarienne en face de la répression patronale.
Pourtant seuls les plus humbles des ouvriers de chez Renault n’acceptent vraiment pas leur condition d’ouvrier. Mais cela n’est plus qu’un refus intérieur, comparable peut-être à une foi intime pour laquelle on accepterait de mourir mais qu’on ne sait comment faire triompher dans la vie. Les ouvriers spécialisés ont tellement été découragés par le grand jeu politique du Parti communiste, tellement désorientés par l’échec de tant de grèves partielles, qu’ils se replient volontiers sur leur « petit confort » et ne veulent plus entendre perler de rien d’autre. Si une crise économique provoquait un chômage étendu, que se passerait-il dans la classe ouvrière française ? Mothé semble fort pessimiste à cet égard. Sans doute le recours au « débrouillage » individuel prévaudrait-il. La participation aux actions revendicatives d’ensemble serait faible, car l’ouvrier en s’enfonçant irrémédiablement dans sa condition serve s’embourgeoise tout doucement. Avec la télévision, l’appartement à crédit et la petite voiture, il accepte les morues, les idées et les valeurs de la classe qu’il imite. Comme le bourgeois, il se convertit à la religion du profit et il pratique l’égoïsme sacré.
Le livre de Mothé est rempli d’aperçus originaux, de descriptions révélatrices. Mais la condition ouvrière qu’il nous dépeint est celle des ouvriers de chez Renault. Ces ouvriers d’usine travaillant dans de vastes ateliers, ne sont-ils pas à bien des égards une exception et surtout des prolétaires « privilégiés » si l’on ose dire, dont le gouvernement et les partis observent les réactions, qui ont des moyens de manifester, de protester, de faire grève, même s’ils n’utilisent pas toujours ces armes dont ils disposent au mieux de leurs intérêts ? En réalité, la grande majorité des salariés en France travaillent et vivent dans des conditions tout autres que celles de « métallos » de chez Renault. Aussi bien n’est-ce pas de chez Renault ou de grandes entreprises comparables que sont partis ces dernières années les mouvements de grève de quelque ampleur. Les fonctionnaires ont joué plus souvent le rôle de meneurs, d’avant-garde de la classe ouvrière traditionnellement rempli par les ouvriers métallurgistes. On peut donc se demander si ce n’est pas ailleurs que dans les grandes usines de la région parisienne que s’élaborent aujourd’hui les modalités et que se définissent les objectifs de l’action révolutionnaire de demain ? L’accès limité mais réel qu’ont aujourd’hui les ouvriers spécialisés de l’industrie ou confort « bourgeois » tend à leur masquer la réalité de leur aliénation. Le drame de la condition prolétarienne ne serait-il donc plus ressenti et vécu bientôt que par les intellectuels et les manœuvres ? C’est l’une des conclusions les plus surprenantes qu’on est tenté de tirer du livre de Mothé.
Pierre AUBERY.
Daniel Mothé, « Journal d’un ouvrier » (1956-1958), Les Editions de Minuit, Paris 1959, 176 p.