Article de Raymond Guilloré paru dans La Révolution prolétarienne, n° 208 (509), octobre 1965, p. 24
Je vous préviens : je suis emballé. A partir de ce moment où je viens de finir la lecture du livre de Daniel Mothé, je suis tout simplement sous l’impression que je ne pourrai plus discuter utilement avec un camarade qui, soit n’aurait pas lu Mothé, soit n’aurait pas eu la même expérience que lui en réfléchissant, comme il l’a fait, sur cette expérience.
Vous ne connaissez peut-être pas Mothé. Il est fraiseur chez Renault. Je le connaissais peu. Il m’était arrivé de le rencontrer une ou deux fois dans quelques cercles dits « d’extrême-gauche », et aussi, une ou deux fois, dans quelques manifestations de rue. A vrai dire, cette rencontre n’avait pas été pour moi tellement enrichissante. Mothé était alors un de ces farouches doctrinaires de « Socialisme ou Barbarie » qui ne plaisantent pas sur le dogme et ont tôt fait de découvrir la déviation pitoyable dont vous êtes irrémédiablement atteint. En bref, je n’étais pas très à l’aise avec lui et ses copains. En abordant son livre, j’apprends qu’il est maintenant à la C.F.D.T. et délégué syndical chez Renault. Cela doit lui valoir sans doute une biographie en demi-teinte chez certains de tes anciens amis. Ici, il ne risque rien de ce point de vue. Je dirai même : au contraire. Son évolution est le fruit d’une expérience déjà longue de travailleur dans une grande usine moderne, la plus grande usine de France, exemple et modèle de la grande unité de l’univers productif d’aujourd’hui, là où se déroule la vraie existence ouvrière (pas celle des thèses, des journaux et des tracts) et où sont posés les vrais problèmes du mouvement ouvrier contemporain.
Si je vous ai raconté ce que je pensais de Mothé avant d’avoir lu son ouvrage, c’est simplement pour vous convaincre que je n’étais pas de parti pris. Si j’avais une idée préconçue, elle n’était pas tellement favorable. C’est pourquoi, maintenant, je me dépêche de vous dire que ce livre est excellent, que vous devez le lire sans tarder et, qu’après, après seulement, nous pourrons recommencer à discuter.
Dans l’univers Renault, nous voyons vivre et penser les différentes « classes » de cette société industrielle : les exécutants, les ouvriers ; les hommes de la direction ; puis, les syndicats, les hommes des syndicats et surtout, surtout, les militants, « le militant » en général que Mothé nous montre, sans aucun sectarisme d’ailleurs, se dé…brouillant au milieu de ses contradictions.
Je vous répète qu’il faut lire ça pour comprendre. D’autant plus que c’est bien écrit. Il y a même des moments où ça touche au lyrisme. J’avais pensé vous en donner quelques exemples. Et puis, non ! lisez le bouquin, je vous dis, et venez me trouver après, si vous voulez, pour me demander des comptes.
Le problème principal, pour Mothé, est celui de « l’aliénation », c’est-à-dire, si j’interprète bien, la séparation, la scission entre l’homme et l’ouvrier, autrement dit : l’inhumanité foncière de l’univers industriel. La solution, pour Mothé, c’est l’auto-gestion, la participation de l’ouvrier à la gestion, l’administration, la direction même ; une démocratie industrielle véritable où le citoyen-ouvrier ne serait plus seulement un exécutant, même bien protégé, défendu, payé au-dessus du minimum vital après une étude « scientifique » de son poste de travail, une évaluation où l’intervention éventuelle de l’intelligence est comptée comme la salissure du travail.
Bien entendu, la discussion est ouverte. Pour le moment, je me contenterai de dire que Mothé insiste beaucoup sur « les contradictions » qu’il relève dans le comportement des acteurs de ce drame industriel : chez les chefs, chez les dirigeants syndicaux, chez les militants, chez les travailleurs eux-mêmes. Mais il faut « assumer », comme dirait l’autre, ces contradictions. Pas de vie, pas de progrès, sans contradictions reconnues, abordées, surmontées… ou non.
Il n’est sans doute pas un problème de la vie ouvrière actuelle, et du mouvement ouvrier, qui ne soit abordé dans ce livre. Je vous avertis donc : quand il nous arrivera de discuter ensemble de ces problèmes réels, et non de vagues idéologies (ça nous arrive encore quelquefois, à nos moments perdus), alors je vous dirai : « avez-vous lu Mothé ? »
R. G.