Article de Michel-Antoine Burnier paru dans Éléments, n° 5-6, 2e et 3e trimestres 1970, p. 153-154
Faudra-t-il longtemps supporter ces maigres pamphlets où l’Histoire disparaît précipitamment dans la polémique, la réflexion dans l’insulte, la réalité dans les schémas ? Le conflit israélo-arabe, le sionisme, les Palestiniens méritent-ils cette avalanche de livres bâclés et grincheux qui rebattent un éternel chemin en traînant leurs arguments de combat ? Ouvrage de circonstance dressé sur fond de fresque historique, la Gauche, Israël et les Juifs de M. Jacques Hermone est une caricature, un faisceau de certitudes intolérantes et sommaires. On y trouve tous les poncifs du genre : information hâtive et de seconde main, citations tronquées, facilités de style et redondance dans l’épithète, amalgames et invectives, un refus de s’interroger, une immense dose d’esprit réactionnaire.
M. Hermone ouvre son livre par une description de l’antisémitisme socialiste de la dernière moitié du XIXème siècle : il a raison. Fournier, Proudhon ont été des antisémites caractérisés et — directement ou indirectement — une part du mouvement ouvrier naissant en porte la trace. Aux yeux de beaucoup, Marx comporte entre autres l’avantage d’avoir échappé à cette infâme complaisance. M. Hermone n’en a cure : partant d’une interprétation tendancieuse des Réflexions sur la Question Juive et de quelques citations tronquées, il noie le père du socialisme scientifique dans le courant :
« qu’il s’agisse du philosophe Karl Marx ou du peintre en bâtiment Adolf Hitler, les conclusions dégagées sont rigoureusement identiques même si la formulation en est différente » (p. 16).
Même analyse pour le stalinisme. Là aussi, M. Hermone rappelle une histoire abjecte et incontestable : l’antisémitisme de Staline, les déportations, les procès racistes, les complots imaginaires, la persistance de ces persécutions et de ses propagandes après la mort du dictateur. Mais est-il bien honnête d’en trouver les sources, au-delà du système stalinien lui-même, dans le « matérialisme » de Lénine, l’attitude des « renégats juifs » — entendez les Juifs membres du Parti bolchevik — et l’imbécilité de Trotsky ?
A la vérité, M. Hermone s’écarte volontiers de son sujet : il ne cherche plus à décrire ou à dénoncer la condition faite aux Juifs, mais à accabler toute manifestation révolutionnaire. Oubliant les turpitudes séculaires d’une droite qui se découvrit récemment une amitié équivoque pour Israël, il associe soigneusement progressisme et antisémitisme en chaque paragraphe, références authentiques et falsifications mêlées.
« Trotskystes, maoïstes, guévaristes et simples nihilistes, tout en se réclamant du marxisme-léninisme, sont proprement influencés par les vieux mythes du socialisme « quarante-huitard » dont les théoriciens furent tous, ainsi que je l’ai montré dans les chapitres précédents, des antisémites endurcis. Communistes et gauchistes sont des antisémites de tradition qui puisent leur hostilité aux Juifs dans une tradition révolutionnaire » (p. 56).
Suivent des listes de « professionnels de l’antisémitisme », dans lesquelles les rédacteurs du Monde sont en bonne place. M. Hermone dénonce les « renégats et les nouveaux kapos » :
« Tous les peuples ont leurs traîtres ; les Juifs ne font pas exception à la règle » (p. 201).
Il cite des noms et, n’hésitant pas à recourir à des méthodes éprouvées, découvre des patronymes israélites sous les pseudonymes de quelques journalistes qui ont marqué leur réserve vis-à-vis du gouvernement d’Israël. Il conclut :
« La liberté est une chose ; l’abus de la liberté en est une autre. (…) Il est grand temps de les empêcher de nuire davantage encore » (p. 233).
Au détour d’une proclamation, il apparaît que M. Hermone avait de vives sympathies pour l’Indochine coloniale et l’Algérie française, une admiration non déguisée pour M. Soustelle. S’il expédie en un chapitre de huit pages le problème des réfugiés palestiniens et leur dénie le droit à une patrie, c’est aussi, et surtout, pour régler des comptes avec le nationalisme algérien et ridiculiser les révolutionnaires vietnamiens. Inversant avec raideur le sectarisme des gauchistes anti-sionistes, M. Hermone confond Arafat, Ho-Chi-Minh, résistants grecs ou algériens dans la même opprobre.
Tout ceci ne prouve rien, sinon que les réactionnaires donnent de la voix avec assurance, qu’ils prennent prétexte des problèmes les plus graves et les plus déchirants, qu’ils exploitent pour mettre en cause l’idée progressiste et révolutionnaire, au-delà des crimes staliniens, les faiblesses, les mascarades, les déviations de l’extrême-gauche. S’ils sont directement servis par l’antisémitisme — persistant, renaissant et mal combattu —, ils nourrissent leur argumentation de la politique du gouvernement israélien comme de l’antisémitisme effréné et sans nuance du gauchisme. Les dirigeants de Tel-Aviv, portés par une logique guerrière, s’enfoncent dans l’impasse politique, entraînant une opinion qui trouvera de plus en plus ses justifications dans l’idéologie de M. Hermone. De leur côté, les groupes gauchistes élaguent sur leurs flancs et découvrent une complicité avec l’impérialisme américain en chaque analyse qui fait sa part à la complexité du conflit, aux droits du peuple israélien et aux luttes populaires en Israël. Si l’extrême-gauche internationale refuse d’affronter le débat avec toutes ses intrications, si elle n’enjambe pas le fil abstrait — « sionisme » — « antisémitisme » — qu’elle a jeté au milieu de ses rangs, si elle préfère les excommunications et les menaces à une réflexion sur la lutte des classes, la solidarité des peuples, l’impérialisme, les proclamations de M. Hermone sont promises à un bel avenir. Et pourtant l’antisémitisme, la politique israélienne, la lutte pour la paix exigent d’autres analyses et d’autres révoltes.
Michel-Antoine BURNIER
(1) « La Gauche, Israël et les Juifs » de Jacques Hermone, La Table ronde (Collection Combat).