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Marie et Mohand : Sous le voile, les femmes d’Algérie

Article signé Marie et Mohand paru dans Rouge, n° 695, 11 juillet 1978, p. 7-8

L’histoire de Dalila n’est pas « extraordinaire »

Dalila Zeghar, mariée depuis trois ans avec Denis Maschino, a été enlevée le 25 avril par son frère à Montréal. Depuis son mari, ses amis n’ont plus aucune nouvelle d’elle : son frère la séquestre en Algérie. La mobilisation pour sa libération, en France, nous a paru timide par rapport à l’énormité de l’enjeu. Peut-être y voit-on précisément une affaire extraordinaire, intolérable, certes, mais peu représentative. C’est trop gros, cela gêne, paraît rocambolesque. Celles et ceux-là mêmes qui luttent tous les jours contre l’oppression des femmes ne parviennent pas à se convaincre des sommets qu’elle atteint dans certains endroits, les pays musulmans en particulier. C’est pourtant la même oppression que nous connaissons ici, elle a les mêmes racines, vise aux mêmes buts, mais il y a une différence de degrés qu’on doit apprendre à connaître.

L’histoire de Dalila n’est pas « extraordinaire ». C’est, malheureusement,
une aventure tout à fait banale, comme il s’en produit tous les jours. Et, c’est justement ce qui en fait une affaire politique : à travers ce cas précis qui, pour diverses raisons, permet la mobilisation, le problème de millions de femmes peut et doit être posé. Un coin de voile (c’est le cas de le dire) peut être levé.


DALILA est algérienne. Les dirigeants algériens se proclament volontiers « révolutionnaires », « socialistes », etc. mais cette démagogie éhontée cache mal un régime oppressif et policier où l’exploitation est féroce et l’arbitraire total. Tout et en particulier le sort des femmes, y est soumis à l’obscurantisme islamique le plus rétrograde. L’Algérie a pourtant connu, pendant la guerre de libération et les quelques années qui ont suivi, une révolution populaire extrêmement profonde. Les femmes n’ont pas été les dernières à combattre et à être tuées. Il s’en est trouvé partout aux premiers rangs de la lutte et l’indépendance a soulevé parmi elles une immense espérance. Les années qui ont suivi ont été marquées, entre autres mouvements sociaux de grande importance, par la lutte des femmes algériennes contre leur oppression. Cette lutte a secoué une société traditionnelle aux structures archaïques et quand le régime petit-bourgeois a progressivement repris les choses en mains il a su jouer habilement, pour les faire rentrer dans l’ordre, de la peur suscitée parmi les hommes de la volonté d’émancipation des femmes.

Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de cette lutte et de ces espoirs des femmes. La chape étouffante de la société traditionnelle, protégée et encouragée par le régime, est retombée Il y a bien eu quelques mobilisations, notamment dans les lycées de filles d’Alger, quand le gouvernement a voulu faire passer en 1974 le très réactionnaire « Code de la famille » fondé sur la tradition islamique et qui devait donner une base légale à l’oppression. Le a Code n n’a finalement pas été promulgué, ce qui est une maigre victoire puisque ce texte réactionnaire est encore en deçà de ce qui est réellement appliqué dans l’arbitraire le plus total. Dans l’immense majorité des cas, les femmes en sont réduites à la lutte individuelle, solitaire et sans espoir contre le sort qui leur est réservé. C’est une solitude qu’il faut briser chaque fois que c’est possible.

Éternelles mineures

Quand on arrive en Algérie, venant d’Europe, une des premières choses qui frappent c’est l’absence des femmes. Les rues sont grouillantes de monde, il y a énormément de gens partout, sur les places, dans les magasins, les cafés, les transports, mais ce ne sont que des hommes. Presque aucune femme dans cette foule et encore, les rares qui s’y trouvent sont-elles pour la plupart voilées, cachées, fantomatiques. On a l’habitude de dire que les femmes n’ont pas d’existence sociale, d’identité, sont niées par la société mâle. Ici, l’affirmation de cette vérité est visible, évidente : les femmes n’existent tout bonnement pas ! Bien sûr on se doute qu’il y en a dans les maisons, dans les lieux privés, mais, socialement, même au niveau élémentaire de la présence physique, elles n’existent pas.

Ici, une femme n’est jamais majeure, elle dépend toute sa vie d’un homme et n’a aucune responsabilité de vivre autrement. Son tuteur, c’est d’abord son père et, à défaut son frère ou son oncle, puis son mari. Si son mari meurt ou qu’il la répudie, elle devra revenir vivre sous la coupe de son père, de ses frères de ses fils. Elle ne peut même pas espérer que quelque catastrophe élimine tous les hommes qui l’entourent car le sens de la famille est très développé et il se trouvera toujours un vague oncle ou cousin auquel la collectivité reconnaîtra le droit de tutelle.

Elle ne peut rien faire sans le consentement de l’homme qui la détient sous son autorité aucun propriétaire ne lui louera un logement, aucun patron ne lui donnera un emploi, aucune administration ne lui délivrera le moindre papier (et ils sont partout nécessaires dans cette société bureaucratique). Si malgré tout elle s’échappe, c’est une fugueuse, aurait-elle 40 ans, les flics viendront la chercher ou l’arrêteront au hasard d’une des innombrables vérifications d’identité qu’ils passent leur temps à multiplier. Souvent, après l’avoir brutalisée et parfois violée, ils la ramèneront à son propriétaire en lui recommandant de mieux la surveiller à l’avenir.

Achetées, violées…

On dénonce à juste titre le fait que, dans toutes tes sociétés patriarcales, les femmes soient la propriété des hommes (le mariage légalisant cette propriété). Ici, ce rapport est tout à fait transparent. D’ailleurs, le mariage est une affaire qui ne cherche pas à se couvrir d’un voile de sentimentalité excessive : on achète une fille à son père ou à son frère, il en coûte de 500 DA à 20 000 DA (1) selon le niveau social, la beauté, l’instruction (!), etc. Les jeunes gens qui n’ont pas de fortune économisent pendant des années pour se marier. La virginité des filles est obligatoire. Même si la coutume qui veut que les draps du lit de noces soient exposés à la fenêtre se perd, il est courant que la mère du marié vérifie le lendemain qu’ils sont bien tâchés de sang. Dans ces conditions, la défloration ne peut être que catastrophique. Interrogés à ce sujet les garçons avouent avec fierté une conception d’une brutalité effrayante : pénétration immédiate, d’un coup, le plus fort possible. Les hôpitaux admettent couramment de jeunes épousées présentant des déchirures vaginales ou des éventrations. Si la fille n’est pas vierge, elle peut être immédiatement répudiée. Les médecins doivent fréquemment fournir des certificats de virginité à des filles que les parents amènent parce qu’ils les soupçonnent d’être sorties avec des garçons.

Il est tout à fait inconcevable qu’une fille et un garçon cohabitent sans être mariés. Si les voisins ou propriétaires apprennent pareil scandale, il est parfaitement normal qu’ils préviennent les flics qui ramèneront la fille chez son père. Celui-ci n’a pas intérêt à couvrir sa fille et à prétendre lui autoriser une vie aussi dissolue : il pourrait bien se retrouver au commissariat sous quelque prétexte, sans compter la pression de son entourage. On n’a d’ailleurs pas besoin d’aller si loin dans le crime pour encourir le châtiment : aux barrages de police, les flics arrêtent les voitures et demandent les cartes d’identité. S’ils tombent sur un homme et une femme non mariés, ils emmènent l’homme au poste et la femme chez son père ou chez son mari. Les flics arrêtent de la même façon, après 17 h, les couples qui se promènent dans la rue. Même parmi les Européens vivant en Algérie (les coopérants en particulier) qui ont un régime de faveur, les flics mettent un point d’honneur à savoir qui couche avec qui. Ils tolèrent, à l’extrême rigueur, une liaison entre une étrangère et un Algérien mais, un étranger soupçonné d’entretenir des rapports avec une Algérienne est aussitôt expulsé. Des coopérants d’une ville moyenne avaient un jour convié quelques filles, leurs élèves, à une fête (très convenable !) chez eux. Le proviseur du lycée a eu vent de la chose et a appelé les flics qui ont fait une descente et ont embarqué les filles (avec tous ce que cela comporte, les brutalités policières, puis familiales, la honte enfin : ces filles-là seront difficiles à marier !). Les coopérants eux, ont dû partir nuitamment pour Alger se réfugier à l’ambassade qui les a rapatriés : les familles voulaient leur faire un mauvais sort. Et ce n’est pas une histoire exceptionnelle : cela arrive tout le temps.

Dans les poubelles d’Alger : des cadavres de nouveaux-nés

A chaque rentrée, dans les lycées et collèges de filles, il y a des manquantes. Leurs pères ou leurs frères ont estimé que trop d’instruction est nuisible pour les femmes, elles se posaient des questions, c’était des fortes têtes. Ils les ont mariées pendant l’été ou il les ont enfermées en attendant le mariage. Dans ces mêmes établissements, au mois de juin, il n’y a plus de cours. Les lycées de garçons sont vides : les garçons n’y vont pas. Mais les filles continuent de venir, elles sont mieux là qu’à la maison.

Quand on sait que la discipline, dans un lycée algérien, est dix fois plus sévère que dans le pire des lycées français, on a une idée de l’atmosphère agréable qu’elles trouvent chez elles avec les corvées ménagères et les vexations des garçons.

La contraception est théoriquement autorisée, mais, en fait, introuvable. Le service de gynécologie de l’hôpital Mustapha (l’hôpital central d’Alger) est incapable de fournir l’adresse du planning familial (qui ne figure pas dans l’annuaire téléphonique) ou celle d’un endroit où il est possible d’acheter le pilule. L’avortement n’est pas légal. On trouve en moyenne, dans les poubelles d’Alger, un cadavre de nouveau-né par jour.

Les hôpitaux reçoivent constamment des femmes qui se sont automutilées pour échapper à l’enfermement ou au mariage forcé. Les suicides sont innombrables. Les meurtres de femmes restent impunis lorsqu’ils ont pour mobile la jalousie : elles avaient déshonoré leurs familles.

Dans un grand ensemble, une fille tombe du 7e étage et se tue. Elle avait des relations avec un garçon et son frère l’a jetée par la fenêtre. Ou elle est tombée en essayant de lui échapper. Personne ne sait au juste. Les flics ne font même pas d’enquête : elle n’a eu que ce qu’elle méritait.

La liste de ce que subissent les femmes algériennes est longue. Dans un pays comme l’Algérie on peut, bien sûr, accuser une lourde tradition islamique. Mais, le pouvoir algérien porte aussi une lourde responsabilité : c’est lui qui encourage les crimes contre les femmes et qui protège les criminels comme Messaoud Zeghar, le frère de Dalila. Ce sont les flics qui, au mépris de toute légalité bien souvent, se font les remparts zélés à l’ordre patriarcal. Ses défenseurs vont sans doute, comme d’habitude crier à la collusion avec la droite, demander qu’on cesse d’attaquer ce régime « socialiste », « progressiste » et « anti-impérialiste ». Ce genre d’arguments ne nous impressionnent pas du tout. Cela fait appel à la mauvaise conscience, vaguement tiers-mondiste de la gauche occidentale qui sert principalement, au nom d’une fausse solidarité avec des régimes soi-disant progressistes, à couvrir les pires crimes contre les peuples qu’ils enchaînent. Le fait que le peuple algérien ait été et soit encore opprimé par l’impérialisme ne donne aucun droit aux hommes d’Algérie d’opprimer les Algériennes ni au gouvernement algérien d’organiser cette oppression et de couvrir les pires forfaits.

Une lutte féministe internationaliste

Dalila est une femme persécutée, acculée au désespoir qu’il faut défendre. De plus, c’est un cas exemplaire à deux points de vue : parce qu’il est représentatif du sort quotidien de millions de femmes en Algérie et ensuite parce que la personnalité de son frère, les types de liens (et de complicités) qu’il a avec l’appareil d’Etat permettent de mettre en lumière le rôle que joue cet appareil dans le maintien et le renforcement de l’oppression. Pour une fois, une victoire est possible, un coin peut être enfoncé dans ce système oppressif.

L’oppression des femmes est fondamentalement la même partout, ses modèles sont les mêmes en Algérie et en France. Il existe une différence de degré plus que de nature. La lutte féministe ne se divise pas. Elle a autant de raisons d’être internationaliste que celle du mouvement ouvrier. Et cette lutte féministe internationaliste doit tenter d’ouvrir des brèches dans cette citadelle du sexisme qu’est le monde arabo-islamique. La mobilisation autour de Dalila peut ainsi être significative du type de lutte internationaliste que peut mener le mouvement des femmes et tous ceux qui le soutiennent.

Marie et Mohand


• Pour les télégrammes et lettres : M. le Président de la République algérienne. Présidence de la république, Alger. Algérie.

Et, si vous voulez encourager les juges canadiens : Ministère de la Justice du Québec. Canada.


(1) 1 DA = 1,20 F.

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