Article paru dans Combat communiste, n° 2, 17 janvier 1975, p. 1 et 4
« L’Algérie va passer à la deuxième étape de sa révolution : la révolution socialiste », vient de déclarer le colonel-président Boumedienne. Les journaux algériens ressemblent aux publications maoïstes ou castristes : sur les pages d’ « El Moudjahid » s’étalent des slogans glorifiant « l’édification socialiste », des récits des exploits de volontaires de l’Armée Nationale Populaire sur les « chantiers du socialisme ». Boumedienne s’engage donc sur la voie déjà empruntée par les Staline, Mao et Castro : tenter de construire une économie nationale dans un pays arriéré à l’heure où toutes les places sont prises sur le marché mondial. Pour atteler les masses populaires à cette tâche, la bourgeoisie n’est pas avare de slogans « socialistes ». Qu’importe l’étiquette, pourvu que le Capital s’accumule… L’indépendance de l’Algérie, acquise au prix d’un million de morts, a certes mis fin à l’oppression coloniale, mais elle n’a pas libéré les travailleurs de l’exploitation capitaliste.
La quasi totalité des entreprises industrielles sont aujourd’hui sous le contrôle de l’Etat algérien. La nationalisation des hydrocarbures qui a fait grincer des dents l’impérialisme français en 1971 faisait suite à de nombreuses autres : nationalisation des mines, des banques et des compagnies d’assurances en 1966, nationalisation des réseaux de distribution d’essence et des entreprises industrielles étrangères entre 1968 et 1971. Ces nationalisations n’expriment en aucune façon la volonté d’exproprier une bourgeoisie privée industrielle quasi inexistante en Algérie, mais celle de construire une économie nationale indépendante de l’impérialisme. En dépit de ses déclarations officielles, l’Etat algérien n’a rigoureusement rien de socialiste.
L’inégalité sociale est criante, y compris dans ce « secteur socialiste » de l’économie. Les cadres supérieurs des entreprises nationalisées perçoivent des salaires de l’ordre de 20 000 à 30 000 dinars l’an, quand le revenu moyen des masses paysannes ne dépasse pas 300 dinars et celui des ouvriers 3 000 à 4 000 dinars. Encore ne s’agit-il que des salaires officiels, mais les bureaucrates arrondissent très largement leurs revenus grâce à de multiples avantages : appartements, voitures de fonction, pots de vin.
LA REVOLUTION AGRAIRE
Pour assurer son pouvoir face à tous ceux qui pouvaient le contester — anciens maquisards de l’Intérieur, syndicats ouvriers, cliques militaires rivales — Boumedienne s’est très largement appuyé sur la petite-bourgeoisie traditionnelle de commerçants, intermédiaires et propriétaires terriens. Aujourd’hui, ces classes petites-bourgeoises deviennent un obstacle au projet de la bourgeoisie étatique : industrialiser l’Algérie. Pour réaliser ce projet, il faut que l’Etat contrôle la totalité du revenu national pour l’investir dans l’industrie. Tel est l’objectif de la réforme agraire. A la campagne où vit l’immense majorité de la population algérienne, souvent en auto-subsistance, 3 % de propriétaires fonciers détiennent 25 % des terres. Ces propriétaires laissent bien souvent leurs terres en gérance, consomment leurs revenus en produits de luxe ou achètent des immeubles, des commerces, placent de l’argent à l’étranger, mais ne sont nullement tentés d’investir dans l’industrie.
Aux termes de la « révolution agraire » de Boumedienne, les terres irriguées de plus de 3 hectares devraient être nationalisées et leurs propriétaires indemnisés en bons du trésor à 2,5 % d’intérêt. C’est-à-dire que les « koulaks » algériens seraient bon gré mal gré contraints d’investir… Pour faire aboutir cette réforme, Boumedienne se heurte à de vives oppositions, aussi bien de la part des propriétaires féodaux que des bureaucrates qui ont placé leurs « économies » dans la terre. Les propriétaires terriens sabotent la réforme par tous les moyens possibles : en gardant pour eux les terres les plus fertiles, en divisant leur domaine et en le mettant au nom d’hommes de paille ou de parents. Face à ces manœuvres, Boumedienne s’appuie sur l’armée, s’efforce de mobiliser la jeunesse étudiante comme le font de nombreux Etats du tiers-monde, et d’utiliser la pression des paysans pauvres tout en se gardant de les mobiliser véritablement.
Selon son projet, 500 000 à 700 000 paysans sans terre seraient regroupés dans des coopératives, l’adhésion à une coopérative étant obligatoire pour bénéficier d’une terre. Ces structures collectives ne sont pas plus socialistes que les kolkhozes de Staline ou les communes de Mao. Leur but est de permettre à l’Etat algérien de créer un marché intérieur, de contrôler et surexploiter les paysans pour investir le profit de ces coopératives dans l’industrie.
CETTE TENTATIVE D’INDUSTRIALISATION PEUT-ELLE REUSSIR ?
Grâce à ses revenus pétroliers, en surexploitant les travailleurs, il n’est pas exclu que l’Algérie puisse connaître un relatif développement industriel. Mais il est rigoureusement impossible qu’elle rattrape jamais le niveau atteint par les pays capitalistes avancés. Des Etats comme l’URSS et la Chine, qui se sont lancés dans cette voie bien avant elle et disposent de beaucoup plus d’atouts, sont bien loin d’avoir rattrapé les USA et même l’Europe de l’Ouest. Bien au contraire, l’écart continue à se creuser.
Pour l’heure, les réalisations industrielles de l’Etat algérien ne donnent un emploi qu’à un tout petit nombre de travailleurs. Chaque année 200 000 jeunes Algériens viennent grossir les rangs des chômeurs et des candidats à l’émigration. Mais s’il ne règle pas les problèmes sociaux, le développement du capitalisme algérien renforce la situation de la bureaucratie bourgeoise étatique.
ET LA CLASSE OUVRIERE.
Le prolétariat algérien est en majorité… en Europe : 700 000 travailleurs en France contre 400 000 en Algérie. La classe ouvrière ne dispose d’aucune organisation indépendante. Le syndicat unique UGTA a été, depuis 1968, repris en mains et intégré à l’appareil d’Etat. Le parti stalinien P.A.G.S. — Parti d’Avant Garde Socialiste — n’a que peu d’audience dans le prolétariat. Il est l’aile gauche du régime dans lequel il cherche à obtenir un strapontin. Boumedienne réalise en effet son programme : l’élimination de la bourgeoisie privée et le capitalisme d’Etat. Ce sont les étudiants staliniens qui constituent le gros des jeunes qui acceptent de partir dans les campagnes pour la « révolution agraire ».
Issu d’une tendance du FLN, le PRS — Parti de la Révolution Socialiste — dont le dirigeant est M. Boudiaf, est un parti maoïsant qui, s’il dénonce le caractère de classe bourgeois de l’Etat algérien, ne propose qu’une politique nationaliste plus radicale, en dépit de références formelles au prolétariat. Boumedienne lui coupe l’herbe sous le pied en réalisant en fait son programme. Inorganisé, le prolétariat algérien est combatif et l’a montré en 1968 au cours des grèves des dockers et des chauffeurs de taxi à qui Boumedienne voulait imposer un uniforme et… le port de la moustache. Il n’est pas dit qu’il acceptera de supporter passivement les sacrifices que veut lui imposer le régime et se contentera de belles déclarations « socialistes ».