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Le mouvement étudiant cherche sa voie

Article paru dans Pouvoir Ouvrier, n° 95, février 1969, p. 1 et 5

Des policiers font monter des étudiants dans leur car après que plusieurs bagarres aient éclaté lors d’une nouvelle tentative d’occupation de la Sorbonne le 24 janvier 1969 à Paris, France. (Photo by KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho via Getty Images)

La rentrée de janvier avait eu lieu tout de même. Les cours avaient repris secteur par secteur, département par département, discipline par discipline. Le gouvernement respirait.

Tout à coup, les choses se gâtent : incidents et manifestations à Caen, à Besançon, à Vincennes, à la Sorbonne, grèves des cours ici et là, l’agitation se répand dans les lycées. La presse dénonce « les enragés », « l’Humanité » enrage contre les « gauchistes ».

Les raisons de l’agitation sont pourtant claires : conditions de travail des étudiants et problème des libertés politiques.

LES CONDITIONS DE LA RENTREE ET LA PARTICIPATION

La réforme Edgar Faure commence à être appliquée aux étudiants de première année, pour lesquels il n’y a plus ni cours magistraux, m spécialisation. Les étudiants pourront suivre outre les cours de l’enseignement principal, ceux des options qu’ils auront choisies. Mais ce système impose le contrôle continu des connaissances, par conséquent l’assistance obligatoire aux cours ; dix « unités de valeur » en une année imposent à l’étudiant au moins 20 heures de travaux pratiques par semaine, ce qui défavorise les étudiants qui travaillent ; pour eux l’examen traditionnel sera maintenu.

Pour les étudiants autres que ceux de première année, les cours se déroulent comme avant mai. A la Faculté de Droit, le P.A.N. (ex-comité de grève) dénonce les conditions lamentables de la rentrée. Cette situation n’est pas particulière à la Faculté de Droit. On la retrouve dans toutes les autres sections : en Lettres, en Sciences, en Médecine, ainsi qu’en province (voir, par exemple, les incidents de la Faculté des Lettres de Lyon). Un grand nombre de cours et de travaux pratiques ne peuvent pas être assurés par manque de professeurs et par manque de locaux et de matériel. Beaucoup d’étudiants, surtout en première année, se retrouvent à 150 dans leurs travaux pratiques; des examens sont maintenus alors qu’il n’y a pas de cours qui s’y rapportent. Or, selon le ministre, la réforme ne peut « réussir » sans un minimum de conditions matérielles :

« Il faut maintenant obtenir davantage de postes d’enseignants; la réforme de l’enseignement et le développement des expériences pédagogiques accroissent la demande de professeurs », déclare Edgar Faure.

Pourtant, les crédits de l’Education Nationale viennent d’être réduits de 1 % dans le cadre des mesures d’austérité. Le problème paraît peu soluble.

Les élections aux conseils de gestion vont avoir lieu dans peu de temps. Elles ne seront pas précédées d’un débat en assemblée générale d’étudiants. Les représentants élus ne seront pas contrôlés par les étudiants ; ils se trouveront à la discrétion des instances supérieures du Ministère, qui seules auront pouvoir de décision. D’autre part, le mode d’élection même de ces conseils, où les représentants étudiants seront minoritaires, consacre la séparation entre enseignants et étudiants et les divisions catégorielles au sein du corps enseignant. Il y aura, en effet, non seulement un collège étudiant distinct du collège enseignant, mais à l’intérieur même de ce dernier un collège d’assistants et de maîtres assistants séparé de celui des professeurs.

D’autre part, l’autonomie des facultés étant étroitement liée à l’aide que peut accorder chaque région, cette autonomie favorisera, ne serait-ce que par le biais de la représentation des personnalités extérieures dans les conseils (qui va de 1/6 à 1/3), l’intervention du grand patronat régional et tendra à susciter une concurrence entre les facultés des différentes régions où se fait sentir l’influence de tel secteur ou de telle entreprise de l’industrie ou du commerce.

La participation des étudiants et des professeurs à ces conseils ne peut donc que servir de couverture aux difficultés du gouvernement et au caractère de classe de l’université. Le principal objectif de la participation est de faire gérer par les étudiants et les enseignants la pénurie de l’université et de les rendre ainsi solidaires d’un système dont le but avoué est de fournir à l’économie capitaliste les cadres dont elle a besoin.

Les conseils de gestion s’opposent donc directement aux formes d’organisation que se sont données les étudiants et les enseignants pendant le mouvement — les assemblées générales — qui étaient parvenues dans les faits à acquérir un pouvoir de décision dans certains domaines (voir la lutte sur les conditions de passage des examens), qui avaient refusé dans bien des cas le maintien de la hiérarchie, le clivage enseignants-étudiants, et qui constituent la forme la plus directe d’expression des intérêts et des aspirations des étudiants et des enseignants.

SYNDICAT DE TOUS LES ETUDIANTS OU MOUVEMENT POLITIQUE ETUDIANT ?

Face à cette situation, quelle est la réponse des militants du mouvement étudiant ?

Le congrès de l’U.N.E.F. est apparu aux yeux de la population comme une assemblée où personne n’arrivait à s’entendre. Ce congrès devait porter essentiellement sur la transformation des structures de l’U.N.E.F. pour faciliter la participation de la base et le contrôle sur la direction, mais les responsables en place n’ont rien proposé à ce sujet ; ils semblaient, au contraire, vouloir maintenir les anciennes structures et se sont livrés à des manœuvres assez lamentables pour maintenir l’ancien bureau, alors que les Comités d’Action réclamaient l’élection d’un collectif provisoire à la direction, rassemblant toutes les tendances qui avaient soutenu le mouvement de Mai.

Le débat « UNEF syndicat de masse » ou « UNEF mouvement politique de masse » n’a pas été tranché. Bien que le Bureau (tendance P.S.U.) et les Comités d’Action se soient trouvés d’accord, en principe, pour faire de l’UNEF un mouvement politique de masse, face aux partisans du syndicat de masse (A.J.S. et U.E.C.), le congrès s’est terminé en pleine confusion.

Cette confusion cependant ne doit pas cacher l’importance d’un tel débat pour l’avenir du mouvement étudiant en France. La conception selon laquelle l’UNEF devrait jouer le rôle d’un syndicat étudiant de masse est à notre avis insoutenable ne serait-ce que pour deux raisons : la composition sociale du milieu étudiant et les conditions spécifiques de la lutte étudiante. L’une et l’autre raison font qu’une partie importante des étudiants (peu importent les pourcentages) se placera toujours du côté de l’ « Ordre », alors que, de son côté, la partie prête à s’organiser pour agir ne se limitera pas aux revendications matérielles, mais sera portée à développer une critique radicale débouchant sur le terrain politique.

Même si pour prendre une carte de l’UNEF il n’est pas nécessaire de se déclarer formellement d’accord avec son programme, comme c’est la règle pour un parti politique, même s’il suffit d’être étudiant pour en faire partie, la vérité c’est que l’adhésion est motivée, beaucoup plus que dans le cas de l’ouvrier qui adhère à un syndicat, par les options politiques de l’organisation.

Dans ces conditions — et l’histoire de l’UNEF elle-même le prouve — parler d’un syndicat de « tous les étudiants » est une pure illusion.

Si l’on admet donc que l’UNEF ne peut être en réalité qu’un mouvement politique étudiant, dans quel sens faut-il comprendre l’expression « de masse » ? Les étudiants ne constituent plus aujourd’hui une catégorie indéfinissable d’individus isolés dont certains auraient « la possibilité » de choisir un engagement révolutionnaire, mais un groupe social qui, dans sa grande majorité, est voué à un déclassement — une prolétarisation — progressif qui l’amène à prendre conscience des contradictions de la société, du rôle de l’Etat et tend à le rendre solidaire des travailleurs, comme Mai l’a prouvé. De là le caractère de masse des actions déclenchées, dans certaines conditions, par les étudiants. De là aussi la possibilité, pour une organisation étudiante, de devenir une organisation politique de masse, à condition cependant de ne pas reléguer au second plan les problèmes matériels des étudiants ni de se réduire à la somme des groupes politiques agissant dans le cadre de l’université.

C’est ce contenu que nous donnons à la conception « UNEF mouvement politique de masse » et c’est également pourquoi nous estimons qu’il est faux de la traduire concrètement, comme le proposent certains camarades, par « UNEF des Comités d’Action ». En effet, si l’UNEF syndicat de masse à caractère strictement revendicatif ne permet pas de s’attaquer aux fondements mêmes de l’université bourgeoise, l’ « UNEF des Comités d’Action », en excluant pratiquement de l’organisation les étudiants « non révolutionnaires » (qui ne sont pas pour autant à droite ou fascistes), ainsi que les militants de l’A.J.S. et de l’U.E.C., ne permettrait pas une large mobilisation au niveau national face à la politique universitaire du gouvernement, ni même face à la répression, ouverte ou larvée, à laquelle pourtant un grand nombre d’étudiants, même « non révolutionnaires », sont particulièrement sensibles.

Les Comités d’Action ne regroupent qu’une minorité d’étudiants, la plupart militants révolutionnaires. Ils ne sont donc pas, en tant que forme de regroupement, représentatifs d’une large fraction d’étudiants, même si, au cours du mouvement, ils ont impulsé les luttes et jouent actuellement un certain rôle. Compte tenu de la situation actuelle, les C.A., pour agir efficacement, doivent se constituer comme tendance au sein du mouvement (assemblées générales) et de l’UNEF, où ils doivent avoir pour but de dégager la signification politique des revendications matérielles dans la mesure où ils les intègrent dans une conception globale comprenant aussi la critique de l’enseignement et de la fonction de l’université et débouchant sur une perspective de lutte anti-capitaliste.

LA CRITIQUE DE L’UNIVERSITE

La critique idéologique doit être, en effet, partie intégrante du programme de lutte étudiant, car elle permet d’aller au-delà d’un simple aménagement de l’université ou même de la fameuse « démocratisation de l’enseignement », cheval de bataille de l’U.E.C. Il s’agit de mettre en évidence les contradictions du système universitaire actuel. Contradiction entre le développement d’une « main d’oeuvre » qualifiée destinée à assumer les fonctions de cadre moyen, de chercheur, de technicien, etc., dont la société capitaliste a besoin, et l’incapacité de l’Etat à assurer la formation de cette main d’oeuvre. Contradiction entre le rôle que la société réserve à cette main-d’oeuvre, rôle d’exécutant contribuant au fonctionnement du système, et les aspirations des étudiants, « intellectuels en formation », qui sont amenés à refuser le type d’intégration que le capitalisme leur offre.

Mais comment effectuer cette critique de l’université, comment mener cette lutte idéologique sans se couper de la masse des étudiants ? Transformer les cours en assemblées politiques où l’on débattrait de questions générales telles que les problèmes internationaux, le Vietnam ou la Palestine, cela ne peut toucher qu’une petite minorité d’étudiants, ces débats rebuteraient le plus grand nombre. On doit exiger, bien sûr, la liberté de pouvoir tenir des assemblées et des meetings sur tous les problèmes qui nous intéressent, et la solidarité avec le peuple vietnamien, par exemple, en est un. Mais en rester là, ce serait considérer en fait que les étudiants ne sont pas touchés par la fonction qu’ils doivent assumer, par leur activité même au sein de l’université, qu’ils y sont indifférents, ou qu’ils sont même prêts à accepter tel quel le savoir qui leur est diffusé. Or, il apparaît qu’à Nanterre, par exemple, les groupes d’intervention qui critiquaient les cours de sociologie américaine ont eu un impact important en ce qu’ils amenaient les étudiants à comprendre la signification du rôle qu’ils étaient destinés à assumer, et en quoi ce rôle était contraire à ce qu’ils auraient voulu faire ; ils mettaient également en évidence la relation qu’il y avait entre le contenu de ces cours et la fonction du sociologue dans la société capitaliste.

Cette critique des cours ne répond pas à un besoin spéculatif, à un désir qu’auraient les étudiants d’acquérir un « surplus de scientificité », mais à un refus de devenir le simple rouage du système, ce refus étant rendu possible par un certain niveau de culture qui, quoique parcellaire, permet d’avoir des matériaux pour critiquer de façon approfondie ce système.

Or, ce refus s’exprime aussi chez les étudiants des disciplines scientifiques proprement dites (Médecine, Mathématiques, Physique, Biologie, etc.). Bien que dans ces disciplines il paraisse difficile sinon impossible de critiquer le contenu même des cours, de faire la liaison entre ces sciences, leur développement, l’orientation des recherches, d’une part, et le cadre économique et social dans lequel elles se situent d’autre part, cela peut apparaître nécessaire pour un certain nombre d’étudiants. La science n’est en effet plus considérée comme le domaine d’une recherche désintéressée, indépendante de la société. Certains étudiants ressentent alors le besoin de poser le problème de la finalité de ces sciences, des découvertes scientifiques, de poser le problème du rapport des sciences avec les besoins et les capacités créatrices des hommes. Il ne s’agit pas d’un problème purement philosophique, mais d’un problème politique, car il peut amener à dévoiler en quoi les intérêts de la société capitaliste se révèlent contradictoires aux intérêts de la majorité de la population. Ce travail de critique du contenu de l’enseignement permet de sensibiliser un bon nombre d’étudiants dans la mesure où ils se sentent concernés par le sens même de leur activité. Ce travail de critique des cours, qui n’est qu’un aspect de la critique de la fonction de l’université, permet également de poser le problème du rapport enseignants-étudiants, en ce que les professeurs ne sont plus jugés en fonction des diplômes qu’ils possèdent, mais en fonction du contenu même de ce qu’ils disent, en somme en fonction du rôle qu’ils choisissent d’assumer. On ne peut en effet affirmer qu’un professeur, quel que soit le contenu de ses cours, assure un rôle répressif ; la nature de son rôle se définit par rapport à ses choix politiques, à savoir : aider les étudiants à faire la critique de la culture bourgeoise ou bien diffuser cette culture sans donner aux étudiants la possibilité de la critiquer.

LA LIAISON AVEC LES TRAVAILLEURS

Il semble pourtant que, dans cette perspective de critique idéologique et de revendications matérielles, les étudiants soient condamnés à rester isolés. Comment intégrer la lutte des étudiants dans la lutte de l’ensemble des producteurs exploités contre la société capitaliste ? Telle est la question que se posent tous les militants.

Mai a mis en évidence un certain parallélisme entre la lutte des étudiants dans l’université et la lutte des travailleurs au sein de leurs entreprises : contestation des conditions et de l’organisation du travail, de la hiérarchie et de la discipline imposée, remise en cause de la nature et du but même de leur activité. Tout cela n’a pas été formulé et compris clairement par tout le monde, c’est sûr, mais le sens profond des deux mouvements, celui des étudiants, celui des ouvriers était le même : opposition aux structures oppressives de la société, volonté de changement.

En l’absence de luttes ouvrières d’envergure, la jonction étudiants-travailleurs paraît difficilement réalisable. De plus, la bureaucratie syndicale et politique qui représente officiellement la classe ouvrière continue de former un solide écran.

Cela ne signifie pourtant pas que la situation soit redevenue celle d’avant Mai. Quel que soit actuellement le degré de combativité des travailleurs, leur attitude, en particulier parmi les jeunes, a considérablement changé, du moins dans certains secteurs et entreprises. Mai a ouvert les yeux de beaucoup, les idées reçues ne sont plus acceptées, les mots d’ordre sont soumis à discussion, les « nouveautés » ne font plus peur, les grands dirigeants ont cessé d’être infaillibles.

Dans ces conditions, il s’agit d’abord d’établir les liens les plus étroits possibles entre les éléments les plus conscients des étudiants et des travailleurs. Ces liens ne s’établiront pas seulement en faisant que les étudiants se mettent au service des travailleurs pour les soutenir dans telle ou telle grève, dans telle ou telle action. De nombreux travailleurs éprouvent eux aussi le besoin de savoir ce qui se passe dans les facultés, ce que les étudiants critiquent et pourquoi ils le critiquent. Le caractère violent des luttes étudiantes dans tous les pays, la revendication du « pouvoir ouvrier » ou du « socialisme » qui surgit au cours de ces mouvements déclenchés par des gens qui ne sont pas des ouvriers, les amène à se poser énormément de questions, à se demander ce qu’est le socialisme, la gestion de la production par les travailleurs, le rôle des intellectuels et des techniciens.

L’organisation de discussions entre travailleurs et étudiants sur tous ces sujets, par le canal des comité d’action étudiants et des comités d’action d’entreprise en particulier, est une tâche essentielle à laquelle le mouvement étudiant devrait consacrer une partie importante de ses forces. Par ailleurs, l’organisation d’une large campagne d’information et d’explication auprès des travailleurs par tracts, affiches, réunion, prises de parole doit être également envisagée. Elle est actuellement absolument nécessaire pour combattre les mensonges de la presse et les calomnies des bureaucrates syndicaux et politiques qui ont pour effet d’isoler les étudiants et les rendre « suspects » aux yeux d’une bonne partie de la classe ouvrière.


Les conditions pour l’intégration des luttes étudiantes aux luttes des travailleurs, c’est le capitalisme qui les crée en transformant la vie et l’avenir des étudiants, en modifiant la structure du prolétariat lui-même, en affaiblissant les bases mêmes de l’influence des bureaucraties politiques et syndicales. Qui se serait attendu avant Mai à voir flotter en même temps le drapeau rouge à la Sorbonne et à Billancourt ? à voir des travailleurs entrer dans les amphis pour y discuter avec des étudiants ?

C’est cette évolution qui justifie les tâches actuelles du mouvement étudiant révolutionnaire :
— Refuser la participation.
— Maintenir les formes d’organisation autonomes de base, assemblées générales qui garantissent le contrôle étudiant.
— Mener simultanément la lutte pour les revendications matérielles, et la critique idéologique de l’université et de la culture bourgeoises.
— Exiger et défendre les libertés politiques, et trouver des moyens de riposte pour chaque forme de répression.
— Consolider et élargir les liaisons avec les travailleurs.
— Affirmer la solidarité avec les étudiants et les travailleurs en lutte des autres pays, et avec les peuples opprimés par les impérialismes.

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