Article paru dans L’Insurgé, n° 1, 15 avril 1969, p. 4
C’est un Marocain aux cheveux crépus. 25 ans environ. Assis à la terrasse d’un bistrot de la rue du Louvre. Passent deux forts des Halles qui le bousculent. Il proteste. Les débardeurs sont furieux : « Quoi ! Monsieur n’est pas content ? Retourne dans ton pays, sale étranger ! » Il est empoigné et jeté dehors. Le patron rigole, les clients approuvent : « C’est quand même quelque chose ! Venir nous faire chier chez nous ! Et on paye des impôts pour eux. Qu’on les renvoie dans leur pays, bon Dieu ! On est en France, non ? »
Cas isolé ? Des scènes semblables, on en voit vingt fois par jour dans les rues de Paris. Et, bien sûr, personne ne s’avoue raciste. Pas raciste, non, mais… Si encore cette xénophobie n’était le fait que de quelques refoulés sexuels d’extrême-droite ! Mais le plus pénible est de constater à quel point elle peut être incrustée chez nombre d’ouvriers et de petits salariés, c’est-à-dire parmi les plus exploités de notre belle société capitaliste.
Bien sûr, les patrons ont beau jeu de créer des divisions chez les travailleurs en embauchant à prix réduit de la main-d’œuvre d’Algérie ou du Portugal. Ainsi, ils gagnent sur les deux tableaux : d’abord ils ont moins à débourser et, par contre-coup, ils provoquent une violente réaction de leurs ouvriers français contre « les intrus qui viennent leur faire du tort ».
Et il ne faut guère compter sur le régime gaulliste pour arranger les choses, lui qui passe son temps à susciter ou à ranimer un chauvinisme des plus maladifs.
Mais il n’y a pas que ça. Bien que soigneusement entretenu par ceux qui y ont intérêt (les patrons et l’État), le racisme n’est malheureusement pas la seule forme de ségrégation qu’on puisse trouver en France. Le sectarisme se rencontre à bien d’autres niveaux, et sur bien d’autres plans.
Il n’y a pas bien longtemps, un de nos camarades, employé dans une banque parisienne, remettait à son syndicat un projet de tract commençant par ces mots : « Travailleurs, on vous exploite ! » Un vieux routier de la Centrale lui fit alors remarquer qu’avec un papier comme ça, il ne toucherait personne, et qu’il valait beaucoup mieux l’intituler : « Salariés de la succursale Y de la banque X. », car les employés avaient le sentiment d’appartenir à leur boîte, et qu’ils n’apprécieraient nullement d’être confondus avec les autres salariés.
Ce qui est hélas fort juste. Et ça va encore beaucoup plus loin, jusqu’à l’intérieur même des entreprises. Est-ce qu’elle ne fait pas déjà preuve de sectarisme, la petite nénette du service « facturation » qui ferme à clef les armoires du bureau pour que les secrétaires du service « courrier » ne viennent pas lui piquer du papier-carbone ? Vous direz qu’un tel sectarisme n’est pas bien méchant. Pas bien méchant, certes, mais aussi lamentable que foncièrement malsain.
Car, si le sectarisme, si la ségrégation se retrouvent à tous les niveaux de l’édifice social, c’est que ses causes sont profondes. Jetons un œil sur sa plus sublime expression (?), le nationalisme : « Je suis Français, donc je réagis en Français, donc je défends la France et je suis prêt à mourir pour elle. » Pourquoi ? Et bien parce que je suis Français, que je réagis en Français, etc., etc. Le même raisonnement se retrouve à tous les niveaux, des querelles de clocher ou de bureau jusqu’aux guerres internationales.
Quand je dis : « Je suis Français », ou bien « Je suis responsable du fichier fournisseur des Galeries Balayettes », je m’affirme comme étant quelque chose : Je me donne une étiquette. Seulement, pour que cette étiquette ait un poids quelconque, pour qu’elle puisse me permettre d’affirmer sérieusement ma petite personnalité, il faut encore qu’elle soit justifiée. Il faut qu’une valeur supérieure vienne lui donner un sens. A quoi donc servirait-ce que je me dise Français si la France n’existait pas, ou si elle ne possédait aucune valeur qui lui soit propre ? Mon étiquette ne vaudrait pas un clou. On ne s’affirme pas sans justification. Et c’est sans doute là le fond du problème, dans cette fâcheuse habitude qu’ont les hommes de chercher à tout prix une justification à leurs actes et, par là même, un sens à leur vie.
La vie ne peut-elle donc se passer d’avoir un sens ? Est-ce donc un besoin si impérieux que de vouloir transcender nos actes par des valeurs imaginaires, rien que pour nous excuser d’avoir à les commettre ? Il serait peut-être temps d’y penser, car en attendant que chacun prenne pleinement conscience que le simple fait de vivre se justifie amplement lui-même, la porte restera grande ouverte à tous les nationalismes, à tous les racismes, et à tous les massacres.