Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, supplément au n° 97-98, septembre-octobre 1970, p. 8-9
Depuis plusieurs mois, la conscience de l’isolement et le désir de le rompre sont des constations de base. Il y a différentes manifestations : aller voir les gens chez eux, dans certains cafés, dans les lieux de passage. Mais se laisser aller aux aléas de la vie quotidienne se révèle vite insatisfaisant, dès qu’on a conscience à quel point le pouvoir manipule les réactions affinitaires, les désirs, etc… ; de plus les rencontres fortuites sont de plus en plus rares à cause du morcellement, du cloisonnement, de l’atomisation forcenée des réseaux sociaux et des individus imbriqués là-dedans. Il s’agit :
a) soit de créer des situations subversives, seules radicalement révélatrices de présences ; mais la tactique nous fait hésiter lorsqu’il s’agit de risquer des peines de prison. A nous de trouver une stratégie adéquate.
b) soit d’intervenir politiquement sur une réalité donnée, ce qui peut dynamiser un vécu collectif intéressant ; mais ces velléités d’intervention sont limitées par tout un comportement dirigé par le pouvoir ou autres idéologues nouvelles vagues (des conseillistes de tout bord aux mythomanes de la vie quotidienne) : « ON s’est perdu de vue », « Je n’ai plus rien à foutre de ce genre de mec », « Tout le monde est con, et pas assez radical et pas assez cohérent et se lave mal les couilles, etc… ». A nous de déterminer ce que signifie « intervention politique ».
I. — IDEOLOGIE DU RADICALISME
La radicalité subjective tourne actuellement au mysticisme, à l’isolationnisme, ce qui se comprend puisqu’il est impossible que « je me retrouve chez qui que ce soit » de manière absolue. Elle est un frein au désir de briser l’isolement. Ainsi ce genre de réflexion : « J’ai aperçu K.M. hier, j’avais bien envie de prendre un pot et de discuter le coup, mais… il est pas assez radical… » (gloup).
Qu’on ne veuille plus « avoir de rapports » (comme on dit dans le milieu) avec tout individu ne se réclamant pas au moins d’une des innombrables sauces conseillistes, O.K., mais que toute tentative de rencontre avec tel ou tel soit repoussée, en châtrant même son propre désir de communication, parce que celui-ci n’a jamais été Enragé, que celui-là n’a pas assimilé l’I.S., que tel autre est mon-trou-du-culiste ; ou encore parce que dans telle pratique parcellaire (il faudrait d’ailleurs revenir là-dessus. Que signifie une pratique globale ? S’il existe UN « homme total », qu’il fasse passer une annonce dans le prochain numéro de l’I.S.), dans telle pratique parcellaire donc, il est con, et pas assez marrant, et pas assez ludique… : il est évident qu’on a tous certaines pratiques cons. On ne peut s’en sortir qu’en luttant contre ces conneries.
On constate la répression que fait subir l’idéologie de la cohérence absolue. Alors qu’il s’agit de jouer avec les contradictions et provocations verbales dans le cas on l’individu ou le groupe rencontrés ne seraient pas transparents comme des slips, en fait le refus de la confrontation et des heurts verbaux démontre une volonté de monopoliser une ligne politique ; il faudrait à ces Grands Transparents, que tout le monde soit absolument d’accord ; en réalité nous en passons par des joutes verbales, quelque chiant cela puisse parfois être. Actuellement, il peut être très marrant (et utile) de critiquer les conseillistes rencontrés et de tâter leurs réactions effectives dès que le « conseil ouvrier » est remis en question.
Il y a une différence entre :
a) d’une part, ne pas être d’accord avec quelqu’un, mais le rencontrer parce qu’il n’est ni le tenant d’un quelconque capitalisme d’état, ni un anarchiste prêt à faire n’importe quelle alliance pour casser du flic, ni un esthète de la vie quotidienne ; mais le rencontrer ne serait-ce que pour le critiquer, s’engueuler avec lui, établir une liaison, rompre l’isolement d’un moment.
b) et d’autre part, fuir toute relation d’être à être, parce qu’il n’y a pas de radicalité, ni de cohérence, ni de transparence, ni de rapports ludiques, etc… etc… concepts qui servent d’armure à ceux qui préfèrent crever seuls dans leurs coins. Qu’ils crèvent.
II. — LE SECTARISME, FREIN AUX PROCESSUS ORGANISATIONNELS
On le trouve chez les anars de l’ex-22 mars et chez les ex-enragés-situs. En ce qui concerne les premiers, ne nous intéressent que ceux ayant définitivement fait la critique des pratiques d’alliances frontistes avec de quelconques groupuscules ; et les seconds, ceux n’ayant pas figé la lutte pour la subjectivité et le désir à un moment du capitalisme (transition du capitalisme technologique au capitalisme des ordinateurs). Le clivage entre ces deux tendances remonterait à on ne sait plus quel jour historique des évènements de mai ; le clivage fut ensuite entretenu des deux côtés de manière idéologique, chacun revendiquant sa part au festin printanier.
a) Pour le 22 mars il y a eu un désir de spectacularisation des luttes (Cohn-Bendit n’a-t-il pas été le porte-parole du mouvement ? et de toute manière que signifie un mouvement n’ayant qu’un seul porte voix durant toute sa durée ?), la volonté de leaderisme et d’être mis sur la sellette publicitaire (ce qui est une tactique pour avoir un certain prestige auprès des mômes), sans toutefois perdre de vue que le mouvement avait encore besoin, stratégiquement, de cette spectacularisation et de ce leaderisme.
Le plus grave est qu’actuellement ces anciens chefs sont encore victimes de ces pratiques. Ils semblent toujours être en attente de militants qui n’existent plus car ceux qui suivaient la ligne 22 mars se sont soit militarisés dans un groupuscule, soit radicalisés et autonomisés. Ainsi leur style de récentes pratiques : solidarité aux 5 anarchistes de Milan, établissement de « défense active », réunions bidons inter-fac, magouilles avec V.L.R. lors du pompeux 1-2-3-Nanterre sur l’Idiot International.
A ce sujet, la dissolution de Noir et Rouge est certainement très intéressante pour le mouvement, en tant qu’elle fait disparaître une tendance anarcho-populiste, étroitement politicarde, qui était un frein pour ceux qui s’y rattachaient encore, politiquement ou affectivement.
b) Pour l’ancienne ligne « Mouvement des Occupations », il y eut une non moins énorme récupération des luttes. Non seulement le bouquin de Viénet en est une preuve flagrante, mais déjà au cours de la lutte… que signifient les mots d’ordre lancés du haut de la Sorbonne « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers », alors que les ouvriers les plus radicaux ne se faisaient pas chier à essayer de former des conseils ouvriers (laissant les syndicalistes et consorts discuter des cadences et d’auto-gestion, alors que les problèmes de répartition de tâches, de matériel, de distribution et de tout ce qui s’en suit, sont solvables, à une vitesse très grande, par la maîtrise des ordinateurs et machines de toutes sortes), mais ils avaient étendu leur vie à tout le réseau social.
De plus le placage de certains slogans (« vivez sans temps morts », « jouissez sans entraves »), élevé à l’unique pratique, semble désuet devant la réalité qui se vivait : effectivement, ceux qui luttaient pour une vie sans temps mort, n’éjaculaient pas contre les murs, même par provocation.
Depuis deux ans, tous les vaneigemistes, ont très bien réussi à figer la lutte pour l’aventure humaine, que l’I.S. avait menée pendant 15 ans, dans une sphère donnée, et pas toute seule non plus. La lutte pour la vie quotidienne et à partir de la vie quotidienne, s’est gelée en une misérable esthétisation de « certains » rapports, « certaines » affinités, « certains » désirs, le tout accommodé d’un certain apolitisme qui fait douter de leur désir de vivre. Quant à leur possibilités ludiques et créatrices, il suffit d’en avoir côtoyé pour être persuadé qu’elles ne dépassent pas celles des bons vivants que nous sommes tous.
Je lutte à partir de mes désirs et de ma subjectivité (je peux, dès maintenant, m’approprier une certaine marge, fort étroite, que le pouvoir ne manipule pas), mais surtout je lutte POUR CONQUÉRIR MES DÉSIRS ET MAÎTRISER MA SUBJECTIVITÉ.
III. — LE VOLONTARISME, QU’EST-CE ?
Que peut signifier une démarche volontariste ? Par exemple : je suis dans tel lieu ; les rencontres en ville sont limitées et insatisfaisantes ; j’ai besoin de rencontrer des gens ; devant ce besoin, je fais tout ce qui est possible pour le satisfaire, que ce soit en contactant des personnes dont on m’a donné l’adresse, en leur écrivant, en provoquant une rencontre.
Le fait de se rencontrer est déjà une pratique. On est ensemble, on va discuter quelles sont les possibilités et impossibilités individuelles et collectives. Qu’un tel mode de rencontre soit limité, que la merde s’installe rapidement dans la discussion (aucune connaissance entre nous, incohérences politiques, projets différents mal exposés, discours chiants, etc…), que le manque à vivre enlise le groupe… il ne faut pas s’attendre à mieux. Qui a encore des illusions sur ce genre de rencontres ?
Mais au moins, à partir des quelques contradictions et provocations occasionnelles, de petits groupes éclatent, se dissolvent pour se reformer ensuite selon les lieux et les affinités, avec toujours le projet, de plus en plus ressenti comme un besoin, de l’intervention politique sur la réalité sociale, pratique pouvant redynamiser les formations et dissolutions de groupes de vie.
Le besoin de ce genre de rencontre provoquée par quelques-uns est-il volontariste ? Rien à branler de ce genre de problème moral. Il y a un besoin : rompre l’isolement. Les solutions sont de plus en plus limitées pour répondre à ce genre de besoins et de désirs. Il faut donc à tout prix établir des réseaux de groupes ou individus, avec clarifications théoriques, et autres que ceux qui viennent des hasards (quels sont-ils ces hasards ? Hum !), des déambulations quotidiennes, ne serait-ce que parce que ces derniers sont aussi insatisfaisants.
Une première entrevue provoquée montre un désir de rompre la solitude : chaque individu touché en avait fait part à ses copains qui vinrent aussi. Une seconde entrevue prévue par un groupe restreint qui s’était plus ou moins reconnu donne le même résultat : chacun avait encore invité des proches, d’où de nouvelles discontinuités dans les discours.
Il est évident que ce processus parcellaire peut déjà préfigurer ce que pourront être d’éventuelles confrontations, par rapport aux processus organisationnels actuels. D’une part il n’y a pas à se faire d’illusions sur ces éventuelles assemblées (sont concernés, sauf erreur : le Conseil de Nantes, I.C.O., A.E.I.S., Archinoir groupes autonomes et ceux qu’on ignore, faute de communications, etc…), mais d’un autre côté, il nous faut aussi nous donner les moyens techniques ou autres de ne pas nous y emmerder (bouffer, boire, baiser, se marrer… ça compte aussi).
QUE PEUT-ÊTRE UN PROCESSUS ORGANISATIONNEL ?
Processus, car il n’est pas question d’une organisation circulaire et séduisante qui attirera les mouches à merde parce qu’on est les plus beaux, mais des réseaux enchevêtrés et organisés, multiples, multiformes, en toile d’araignée, s’infiltrant en ramifications tentaculaires. Ceci permettra le recoupement de divers groupes, n’ayant pas la même théorie, le croisement de divers individus et groupes différents, des rencontres passionnantes, en évitant les clivages idéologiques cons que l’on connaît fort bien depuis deux ans.
Établir des bases révolutionnaires, connues par nous, et sur lesquelles on puisse compter pour des interventions politiques généralisées, mais aussi pour loger, nourrir et trouver du boulot à un copain qui débarque.
Il y aura encore pas mal de discours ennuyeux dans les clarifications à venir, mais on y rigolera aussi.