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David Rousset : Nous voulons d’abord la liberté ! Lettre ouverte à Albert Einstein

Article de David Rousset paru dans Franc-Tireur, 8 décembre 1948, p. 1 et 3

Albert Einstein (right), and Mme. Irene Joliot-Curie, French nuclear physicist, sit in the sun on the back porch of Einstein’s home in Princeton, New Jersey, USA. Mme. Joliot-Curie, who was detained overnight at Ellis Island when she arrived in the U.S. March 18th, was Prof. Einstein’s guest.

Dans ce grand débat d’idées que suscite l’irrésistible mouvement des peuples contre la guerre, notre ami David Rousset exprime le point de vue de ceux qui voudraient déjà que l’on apporte à la formule du « gouvernement mondial » un contenu économique et social susceptible d’en hâter la réalisation.


LORSQUE Garry Davis déclare : « Ancien pilote de bombardement, je ne tiens pas à le redevenir », nous sommes tous, j’imagine, d’accord avec lui. Mais ensuite ? Car, enfin, s’il suffisait pour que la paix soit de crier son nom dans la sincérité du cœur, le problème serait depuis fort longtemps résolu. Nous pouvons répéter à satiété et avec toutes les transes exigées : « Paix sur la terre et aux hommes de bonne volonté », il n’arrivera rien d’autre que ce qui est. Nous n’aurons pas fait le moindre pas en avant, mais par contre perdu beaucoup de temps précieux.

Vous vous adressez à l’O.N.U. Bien. Mais éclairez-nous d’abord. Faites-vous confiance à l’O.N.U. ? Croyez-vous que les diplomates rassemblés puissent parvenir à une paix véritable qui ne soit pas nécessairement un entracte entre deux guerres ?

Peut-être attribuez-vous à l’O.N.U. cette valeur d’un Parlement mondial où la voix porte loin ? Je serais alors d’accord pour que nous nous fassions entendre à cette tribune. Mais faudrait-il toutefois y tenir des propos précis.

Vous n’êtes point de ces naïfs qui croient les diplomates de mauvaises têtes agacées par le pouvoir et naturellement guerrières. Vous prétendez leur proposer comme tâche essentielle la formation d’un gouvernement mondial ? Si vous êtes inquiet, soyez rassuré.

Ils seront tous d’accord. Dans une très belle unanimité, ils vous répondront : « C’est notre plus cher désir ». Vous leur demandez une séance spéciale consacrée au bien des peuples. Comme ils sont prêts à vous l’accorder, si le temps des vacances ne leur est pas interdit par de plus urgentes préoccupations. C’est qu’ils ne demandent pas mieux que de prononcer des paroles généreuses.

ET, de fait, qui parmi nous serait en désaccord avec ce principe d’un gouvernement mondial ? Mais permettez, vous n’avez encore rien dit. Rien dit de sérieux, bien entendu. La véritable question se pose ainsi et vous ne pouvez l’éviter : Quel gouvernement mondial voulez-vous ?

Dans son livre récent, « Pour la domination mondiale », Burnham explique (et avec des arguments qu’il vous faudra réfuter) que le gouvernement mondial ne peut se réaliser que par la guerre et qu’il ne peut avoir de sens qu’américain. Est-ce de ce gouvernement que vous parlez ?

Les Russes prétendent à une fédération soviétique mondiale. Est-ce le gouvernement que vous souhaitez ?

Et s’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre, lequel ? Comment imaginez-vous sa nature ? Sur quelle force repose-t-il ? De quelle façon pouvons-nous l’instaurer ? Ne répondez pas que c’est le gouvernement mondial des peuples.

C’est là du pathos, dont nous sommes repus depuis d’assez longues années. Les peuples souffrent et travaillent et ils demandent par quel chemin pourrons-nous arriver au gouvernement mondial, un gouvernement qui soit véritablement le nôtre ? C’est la question sérieuse et même la seule question sérieuse.

Ne rétorquez pas qu’il leur suffit de vouloir. Les chrétiens nous ont enseigné cette pratique voilà deux mille ans et bien plus solidement que vous ne le faites. Vous savez comme moi où nous en sommes. Répondez donc à cette question qui est la nôtre, celle de tous ceux qui luttent opiniâtrement contre la folie de ce temps.

Je ne demande, certes, pas que vous sortiez de votre poche la formule magique de tous les espoirs. J’apprécie trop sérieusement vos sentiments pour cela. Je demande seulement que vous n’escamotiez pas la question. C’est qu’en vérité il n’y a pas un problème spécifique de la guerre et de la paix. Pas plus qu’il n’existe de Sésame susceptible d’interdire la guerre, et elle seule. Je pose cette question aux bellicistes : pourquoi voulez-vous que nous nous battions, pour quel objectif, pour atteindre quel but ?

Ne me dites pas, quant à vous, que vous êtes, en tout cas, contre la violence. Je ne serais pas avec vous. Lorsque j’étais en camp de concentration, un homme qui serait venu nous dire : « Ne faites rien contre vos maîtres SS, ne les tuez pas si vous en avez le pouvoir, gagnez si vous le pouvez la liberté par la paix, autrement supportez votre esclavage », nous lui aurions craché au visage et nous l’aurions lapidé. Nous attendions les chars alliés, et avec quelle impatience ! Je n’avais aucune haine contre le peuple allemand et je n’en ai encore aucune. Mais il fallait des chars, des mitrailleuses et des avions pour abattre le régime nazi et je les souhaitais de tout mon être.

Ce que j’aurais aimé, c’est de tirer à la mitrailleuse avec un autre Allemand, en commun, contre notre maître unique : le nazi. La mitrailleuse et l’avion de bombardement nous étaient bien nécessaires. Où serions-nous donc les uns et les autres, aujourd’hui, sans eux ?

ET pourtant, je suis contre la guerre. Tout ce que j’écris et tout ce que je puis faire, je l’écris et je le fais contre la guerre. C’est que je veux la liberté. C’est que nous voulons tous la liberté. Et non pas seulement la liberté de jouer aux échecs à l’heure qui nous plaira. Elle aussi, bien sûr. Mais la liberté véritable : les privilèges sociaux abattus, une société où les hommes feront, enfin, leur histoire consciemment, où la grande tâche sera de triompher de la nature et de faire aussi l’histoire de la nature.

Et je sais, et nous savons tous, que la guerre trahit cette lutte, qu’elle nous contraint au règne de la nécessité implacable. Ce que nous voulons donc, avant tout autre bien, ce n’est point la paix, mais ce règne de la liberté. Tous les chemins ne nous y conduisent pas.

Toutes les forces n’y contribuent pas. Il nous faut choisir. Il nous faut, pour choisir, un critère. Ce critère ne peut, en aucun cas, être le désir de paix. C’est une bonne intention qui pave l’enfer des guerres.

Le critère est social. Nous devons d’abord nous entendre là-dessus si nous voulons mener une sérieuse offensive contre la guerre.

En d’autres termes, quel est le contenu réel de la paix que nous voulons et de la guerre que nous rejetons ? Je suis de ceux qui tiennent pour essentiel ce dialogue avec vous d’Amérique. Nous sommes un certain nombre, en Europe, à penser qu’il faut rompre avec le vieux régime capitaliste ; qu’il est nécessaire que la production devienne sociale. Nous pensons aussi qu’il ne suffit pas, pour que s’ouvre le règne de la liberté, que l’État s’approprie l’économie.

LA dure et amère expérience de la Russie nous apprend qu’on peut ainsi établir un lourd régime d’exploitation. Nous estimons qu’il faut à la fois socialiser la production et pratiquer un contrôle démocratique des travailleurs manuels et intellectuels, sur l’État et sur l’économie.

Faire, à ce propos, des suggestions précises, ouvrir le débat publiquement, prendre en Europe et aux États-Unis les alliances nécessaires peur travailler à cette tâche, telle me paraît être la seule lutte authentique contre la guerre. Jusqu’à quel point pouvons-nous être d’accord ?

Comment posez-vous vous-même le problème ? C’est là ce qu’il faut dire aujourd’hui clairement. Agir tout autrement serait substituer à une lutte véritable une mascarade. Ce sont questions précises et indispensables. Je suis persuadé que vous penserez avec moi que ne pas les poser serait ruiner à l’avance l’avenir de la paix.

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