Article de Benjamin Péret paru dans Combat, le 20 avril 1950, p. 1 et 6
TANDIS que la nationalisation des moyens de production s’accommode fort bien, comme on peut le voir dans le monde entier, de l’État existant — capitaliste partout — la socialisation implique sa destruction préalable et totale. Celle-ci peut uniquement être l’œuvre de la couche sociale qui, de nos jours, subit le plus lourdement l’oppression politique et économique. Cette dernière se manifeste par une répartition monstrueusement inégale des biens de consommation et de la culture.
Le but de la révolution sociale
LA révolution sociale a pour but de restreindre immédiatement cette disproportion et d’orienter la société vers la suppression de toute inégalité dans le plus bref délai possible. Elle doit, pour cela, supprimer la distance qui sépare les instruments de travail des travailleurs, placer les premiers entre les mains des seconds, promouvoir la fusion des uns avec les autres. La nationalisation, loin de faciliter cette évolution, l’arrête net. Elle met l’appareil de production au pouvoir discrétionnaire de l’État, c’est-à-dire d’un organisme qui, aujourd’hui, échappe totalement au contrôle des masses et y échappera toujours plus ou moins, quelque « ouvrier » qu’il soit. Pour qu’il y ait socialisation, il faut que l’appareil de production soit directement administré par les travailleurs armés, organisés en comités démocratiquement élus (donc sans imposture stalinienne) sur les lieux de travail et révocables à tout moment. Ces comités ne peuvent avoir, bien entendu, aucun trait commun avec les comités d’entreprise existant aujourd’hui.
A l’usine même
CHAQUE élément économique (usine ou entreprise de quelque nature qu elle soit) doit, avec la socialisation, disposer du maximum d’autonomie et d’initiative. C’est, en effet, à l’usine même que doivent être déterminés la main-d’œuvre, les matières premières et le matériel nécessaires pour le fonctionnement de l’usine et l’importance de la production qu’ils permettent. Il est évident que ce projet de production doit être le fruit d’une discussion démocratique à laquelle tous les travailleurs sont invités à prendre une part active. Les instances économiques supérieures (comités régionaux et national) ne jouissant guère que de pouvoirs de coordination, afin qu’il ne soit pas produit, par exemple, plus de portes que les besoins de la construction n’en exigent, cependant que les fenêtres manqueraient. Rassemblant toutes les données fournies par les comités régionaux, le comité national établit alors un plan de production pour l’ensemble du pays.
Les dangers
A L’ÉCHELON local, les pouvoirs économique et politique ne font qu’un, puisque les travailleurs armés détiennent collectivement chaque entreprise, mais ils doivent être divisés aux échelons supérieurs, sous peine de voir, au sommet, l’Etat se renforcer plus ou moins subrepticement et tendre bientôt à s’approprier l’économie, à réduire la socialisation à une nationalisation.
Il va de soi qu’un tel système laisse la porte ouverte à un grand nombre d’erreurs de toutes sortes. Il en est néanmoins une, capitale, qui sera évitée : la renaissance de l’État qui, au contraire, s’acheminera peu à peu vers son trépas. D’omnipotent, d’appareil d’oppression au service d’une minorité contre la masse, l’État devient l’instrument de cette masse et perd ainsi son pouvoir d’oppression, une fois la minorité déchue réduite à l’impuissance. Son rôle se borne désormais à assurer les besoins sociaux (éducation, culture, travaux publics, transports, etc.). Les pouvoirs de répression passent de l’État aux collectivités locales qui ne sont autres que les travailleurs armés et cela suffit à assurer la surveillance des anciennes couches dominantes. C’est la seule transition concevable pour atteindre le but ultime de la révolution sociale, l’administration des biens se substituant au gouvernement des hommes.
L’exemple espagnol
LA révolution espagnole du 19 juillet 1936 a donné une image fugace et très incomplète de ce que pourrait être la socialisation. L’Espagne d’alors était allée beaucoup plus loin, dans la destruction du système capitaliste, que la Russie de 1917. En réalité, les travailleurs espagnols s’étaient emparés de tous les éléments de l’économie, là où ils avalent vaincu les fascistes et ils les avaient remis en marche tant bien que mal — parfois fort bien — en ne tenant plus compte que des besoins des masses et de la lutte contre Franco. Producteurs et moyens de production commençaient à se souder les uns aux autres. Il ne restait plus qu’à coordonner la production selon un plan national visant à satisfaire la consommation. Il en était de même avec le pouvoir politique des travailleurs en armes qui existait, dispersé, pulvérisé en une poussière de comités souvent sans lien entre eux, avec, au-dessus, suspendu dans le vide et ne demandant qu’à s’effacer, le fantôme de l’État capitaliste. C’est alors que le Kremlin, épouvanté du spectacle de cette révolution triomphante, bien qu’elle ignorât l’étendue de sa victoire, pesa de tout son poids, accru du chantage aux armements, pour détruire la révolution en expropriant les travailleurs au profit de l’État capitaliste que ses agents réincarnaient.
Le choix
LA révolution russe a montré que la nationalisation de l’économie donne à la contre-révolution capitaliste toujours aux aguets des moyens gigantesques, tels qu’aucune contre-révolution n’en avait jamais rêvé. La révolution espagnole en échange, a indiqué la voie à suivre : la prise de possession directe par les travailleurs armés assurant à la fois le pouvoir politique et le pouvoir économique. Mais elle a signalé aussi ce qu’il fallait éviter : laisser subsister l’État capitaliste, même sous forme de spectre, car il se trouvera toujours quelqu’un pour lui rendre vie. N’empêche qu’entre la première, accomplie, et la seconde, ébauchée, mais étranglée par ceux qui avaient déjà trahi la première, il n’y a pas d’hésitation possible.