Entretien avec André Breton réalisé par Francis Dumont paru dans Combat, le 16 mai 1950, p. 1 et 4
Cette enquête tend à définir la position des intellectuels français devant le communisme : mais, pour reprendre une expression de Richard Crossman, « il ne s’agit pas de grossir le flot de la propagande anticommuniste, ni de frayer la voie à des plaidoyers pro domo« .
NOUS : Qu’attendiez-vous exactement du communisme vers 1925, époque à laquelle vous vous en êtes rapproché — à l’occasion de la guerre du Maroc ?
BRETON : « J’en attendais qu’il mit radicalement fin à une situation sociale dont le caractère arbitraire, inique, en tous points révoltant, se manifeste un peu plus chaque jour. Le communisme, seul, me paraissait disposer de l’armature voulue pour faire cesser les antagonismes tels qu’exploiteurs et exploités, riches oisifs, et travailleurs misérables, nations de proie et peuples sauvagement « colonisés », dont j’estime qu’ils entretiennent une plaie ouverte à l’intérieur de l’esprit. »
« Lorsqu’on se tournait alors vers le communisme, il n’y avait pas encore trop d’ombre au tableau : quelques taches pourtant, comme l’écrasement des marins de Kronstadt, la subtilisation du testament de Lénine. Et aussi quelques inquiétudes d’ordre plus fondamental : la révolution allemande avait échoué ; en contradiction flagrante avec la doctrine, tendait à s’imposer le dogme du « socialisme dans un seul pays » ; à certains signes que donnait l’opposition, on pouvait craindre que la démocratie ne régnât déjà plus à l’intérieur du parti. »
La calomnie, le faux et le chantage comme moyens de propagande
« Toutefois de grands espoirs subsistaient : on voulait croire que rien d’essentiel n’était compromis. »
NOUS. — Qu’attendez-vous du communisme à présent ?
BRETON. — Du fait de son identification présente au stalinisme, je n’en attends plus rien que d’exécrable.
« Il y a eu l’assassinat, sur l’ordre d’un seul, de ses meilleurs compagnons de lutte ; il y a les procédés, repris et aggravés de l’Inquisition, dont on a usé pour les avilir avant de leur ôter la vie ; il y a les camps de concentration qui ne le cèdent pas en ampleur et en atrocité à ceux d’Hitler ; il y a l’abrogation de toutes les libertés dignes de ce nom ; il y a l’utilisation systématique du mensonge, de la calomnie, du faux et du chantage comme moyen de propagande.
« A l’effort vers « plus de conscience », que je persiste à tenir pour l’objectif primordial du socialisme, on a réussi à substituer le mot d’ordre de fanatisation des masses. La divinisation du chef (« l’homme que nous aimons le plus »), qu’il faut même, maintenant, combler de présents, couronne cet édifice, négation imprudente de ce qu’il prétend représenter.
Il importerait de remonter à l’époque où le ver a pu se mettre dans le fruit…
« Parler de « communisme » à ce sujet est, évidemment, déraisonner à plaisir. Par delà le malaise mortel qu’entraîne une telle imposture, il importerait de remonter à l’époque où le ver a pu se mettre dans le fruit pour arriver à le pourrir.
« Quoi qu’il en coûte à beaucoup d’entre nous, sans doute faudra-t-il soumettre à une critique attentive certains aspects de la pensée de Lénine et même celle de Marx, dans la mesure où celles-ci sont tributaires de ce qui est le plus gravement contestable chez Hegel, La Philosophie du Droit, par exemple. »
« CLES DE NOTRE TEMPS » est une rubrique où sont présentés les idées et les hommes qui sont capables de mieux faire comprendre la réalité de notre époque. La position d’André Breton face au communisme — et qu’on a pu lire en page une — ne s’explique que si l’on tient compte que pour lui le communisme n’était pas une fin, mais un moyen, capable seulement de rendre acceptable la condition sociale de l’homme. A partir de là se posent les véritables problèmes.
Or, l’occultisme — l’ésotérisme pour nous limiter — prétend « changer l’homme », prétend être une méthode de connaissance.
Pour une définition objective, nous renvoyons nos lecteurs à l’ouvrage de Robert Amadou « L’Occultisme », qui vient de paraître chez Julliard.
Ce qui nous importe, c’est d’examiner sur quel plan communisme et ésotérisme peuvent se rencontrer. L’auteur du « Manifeste du Surréalisme » est certainement le plus qualifié pour donner son point de vue. Aussi avons-nous demandé à André Breton, non seulement de définir sa position à l’égard du communisme, mais encore de confronter cette position en regard de l’ésotérisme dans cette seconde partie de sa déclaration qui se situe, à juste titre nous semble-t-il, dans le cadre de cette rubrique.
NOUS : Qu’attendiez-vous de l’ésotérisme ?
BRETON : « A diverses reprises, j’ai souligné l’intérêt que, du début du XIXe siècle à nos jours, les poètes n’avaient cessé de marquer à la pensée ésotérique (il suffit, une fois de plus, de mentionner Hugo, Nerval, Bertrand, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Jarry, pour aboutir à Roussel et à Kafka) ».
« Dans la mesure où le surréalisme obéit à des déterminations historiques passant par eux, il ne pouvait manquer de côtoyer l’ésotérisme à son tour. Mais, c’est de son propre mouvement, je veux dire porté par des mobiles qui ne semblaient alors strictement poétiques, qu’il a été amené à « recouper » certaines thèses ésotériques fondamentales ».
Le point de rencontre entre surréalisme et ésotérisme
NOUS. — C’est donc le cas de la phrase souvent citée de votre « Second manifeste » : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit… espoir de détermination de ce point » ?
BRETON. — Par exemple.
« Observez que la poésie, depuis que Rimbaud lui a donné pour tâche de « changer la vie », lui a assigné, comme on a pu dire, une mission « prométhéenne », se trouve engagée sur les voies de cette « révolution intérieure » dont vous parlait Krishnamurti et dont l’accomplissement parfait pourrait bien se confondre avec celui du Grand Œuvre, tel que l’entendent les alchimistes. Toutefois. Il y a vingt ans, je n’en étais encore qu’à le pressentir ».
NOUS. — Qu’attendez-vous aujourd’hui de l’ésotérisme ?
BRETON. — Je pense de plus en plus que l’Histoire, telle qu’elle s’écrit, est un tissu de dangereux enfantillages, tendant à nous faire prendre pour la réalité des événements ce qui n’en est que la projection extérieure, fallacieuse, — qui ne tire son brillant coloris que de l’hémoglobine des batailles. Vouloir déduire quoi que ce soit d’une telle Histoire est à peu près aussi vain que de prétendre interpréter le rêve en ne tenant compte que de son contenu manifeste.
« Sous ces faits divers de plus ou moins grande échelle court une trame qui est tout ce qui vaudrait la peine d’être démêlée. C’est là que les mythes s’enchevêtrent depuis le début du monde et — que les marxistes rigides le veuillent ou non — qu’ils trouvent le moyen de composer avec l’ « économie » (qui dans une certaine acception moderne est peut-être un mythe, elle aussi).
« Dès lors qu’on se place devant l’énigme de ces mythes, il faut convenir que c’est l’ésotérisme qui en apprend le plus long.
Sous le rapport de l’envergure qu’il prête à notre besoin, l’investigation, force est de reconnaître qu’il frappe de dérision le matérialisme historique érigé en système de connaissance. »
Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à mes yeux le « fidéisme » est ici à fuir comme partout ailleurs. En particulier, que toutes réserves sont à faire, non seulement quant à l’homologation de quantité d’oeuvres suspectes qui ont voulu se placer sous cet éclairage, mais encore quant aux possibilités de transmission plus ou moins intégrale d’une « tradition » secrète jusqu’à nous ».
Le stalinisme a coupé le pont
NOUS. — Quelles places respectives occupent dans vos préoccupations ces deux démarches de la libération de l’homme ?
BRETON. — Les deux nécessités dont je rêvais autrefois de ne faire qu’une seule : « transformer le monde » selon Marx, « changer la vie » selon Rimbaud, se sont, au cours des quinze dernières années, de plus en plus disjointes et opposées — mais je ne désespère pas qu’elles se retrouvent.
« Le grand obstacle actuel à leur rencontre est le stalinisme.
« C’est lui qui, en faussant toutes les valeurs révolutionnaires, a coupé le pont qui, du temps de Saint-Simon, de Fourier, de l’abbé Constant, d’Enfantin, de Flora Tristan, faisait communiquer librement et rendait indiscernables les uns des autres ceux qui travaillaient à la libération .de l’homme et de la femme, ceux qui avaient en vue l’émancipation de l’esprit.
« A ce moment-là, il était possible, d’œuvrer sur les deux plans sans être taxé d’illuminisme. Aujourd’hui le joug est le même qu’autrefois, sauf qu’il peut être échangé pour un autre, encore plus lourd.
« Il ne s’agit pas pour autant de se réfugier dans les préoccupations abstraites, mais bien de maintenir l’intégrité de l’aspiration humaine, seule source où puiser la force de rejeter ces jougs l’un après l’autre ».