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Benjamin Péret : Impérialisme et nationalisme

Article de Benjamin Péret paru dans Le Libertaire, n° 285, 19 octobre 1951, p. 3

Source : Le Maitron

L’ŒUVRE de Benjamin Péret, auteur surréaliste, militant révolutionnaire, est assez connue — et appréciée — de tous ceux qui suivent l’actualité sociale de ces quelque vingt dernières années, pour qu’il soit inutile de présenter notre ami à nos lecteurs.

Nous sommes heureux de pouvoir, aujourd’hui, insérer un texte de B. Péret sur « l’indépendance des pays arriérés » écrit spécialement à l’intention du « Libertaire ».


L’INDEPENDANCE DES PAYS ARRIERES

La première guerre mondiale a provoqué la disparition des empires centraux tomme puissances impérialistes et l’affaiblissement de la France, bien qu’elle ait hérité une bonne part des dépouilles des vaincus. Restaient en présence l’Empire britannique quelque peu renforcé et les États-Unis en rapide ascension. La période 1920-40 a vu l’élimination progressive du capital anglais de l’Amérique latine, supplanté par l’américain. Avec la guerre, l’Angleterre a dû abandonner toute prétention à l’hégémonie mondiale au bénéfice de Washington qui reste seul à la disputer à Staline. L’Empire britannique est même entré depuis ce moment en décomposition. Depuis la cessation des hostilités, on assiste à son recul ininterrompu, principalement en Asie. Hier, c’était l’indépendance de l’Inde et de la Birmanie, que des liens assez lâches relient encore au Commonwealth. Aujourd’hui, la Perse s’approprie les gisements de pétrole que les capitalistes anglais exploitaient et les chasse, réveillant ainsi une partie du monde arabe et animant jusqu’au fasciste Dr Malan, d’Afrique du Sud. Si les revendications irakiennes et égyptiennes peuvent être considérées comme la conséquence immédiate de la défaite de l’impérialisme anglais en Perse, celle de l’Afrique du Sud marque le point de départ d’une nouvelle étape dans la décomposition de l’Empire anglais, celle de son éclatement. Les pays soumis à Londres ne se contentent plus de la liberté qui leur est accordée dans le cadre du Commonwealth, ils veulent déjà arracher à la métropole ses possessions coloniales. Demain, ils voudront s’en libérer totalement, Il ne leur suffit plus d’erre nominalement associés à la Couronne, ils veulent la dépouiller.

On est tenté à première vue de donner sentimentalement raison aux pays qui cherchent à se libérer du joug anglais comme de tout autre joug étranger, mais si l’on examine le contenu réel du mot d’ordre d’indépendance nationale à notre époque on change aussitôt d’opinion.

On voit ce mot d’ordre surgir de toutes parts au cours du XIXe siècle, à l’époque d’ascension de la bourgeoisie, généralement lié à des aspirations démocratico-bourgeoises. La bourgeoisie, sentant qu’elle représente la force économique principale du pays, tend à traduire cette situation en termes juridiques, afin de subordonner à ses intérêts les autres couches sociales. Au fond, sous cette revendication, on découvre aisément l’aspiration des bourgeois à l’exploitation exclusive, par leurs méthodes, de la force de travail des ouvriers. Il n’en reste pas moins que, par rapport aux sociétés antérieures, la démocratie bourgeoise constitue alors un élément positif. Sa revendication d’indépendance nationale, s’opposant au féodalisme qui dominait alors la plus grande partie de l’Europe, est donc parfaitement justifiée. Partout où elle a pu triompher, à ce moment, accompagnée d’un régime démocratique, elle a amené une amélioration du niveau de vie et de culture des travailleurs, non sans lutte naturellement, mais la possibilité de cette lutte était déjà un élément positif.

La guerre de 1914 a donné à cette revendication une vie nouvelle, mais sa signification avait déjà totalement changé. Depuis un quart de siècle au moins, le capitalisme se concentrait en trusts et monopoles pour lesquels les frontières n’avaient de sens que dans le cadre de leurs intérêts. Celles-ci devenaient des paravents derrière lesquels se traitaient les plus fructueuses affaires. L’indépendance des États issus du traité de Versailles n’était déjà plus qu’apparente, car ces États créés de toutes pièces pour satisfaire des intérêts capitalistes inavoués, parfois masqués par des nécessités de stratégie, étaient soumis soit à l’impérialisme français, soit à son concurrent anglais, parfois même aux deux. Depuis lors, on n’a pas vu un seul pays conquérir une indépendance réelle. Tous ceux qui se sont libérés d’une pression étrangère y ont réussi grâce à l’aide d’un autre impérialisme qui a immédiatement pris la place du précédent. Entre les deux guerres, ce fut généralement l’impérialisme américain. Depuis la seconde guerre, on a vu entrer en scène l’impérialisme russe qui favorise à son profit les mouvements d’indépendance, au Vietnam par exemple, tandis que son rival américain, soutenant les anciens impérialismes tout en les sapant à son profit, lutte pour la « libération », toujours à son bénéfice direct ou indirect, des territoires dominés par Staline. On en a un exemple dans l’appui qu’il accorde au nationalisme ukrainien. Les capitalistes nationaux et les travailleurs qu’ils oppriment ne font donc que changer de maîtres, passant à Washington qui leur laisse une liberté relative dans son jardin zoologique ou à Moscou qui les dompte dans la cage de son cirque. Dans ces conditions, l’indépendance nationale n’est plus qu’un appât présenté par le capitalisme national, destiné à masquer aux travailleurs la véritable solution : suppression du capitalisme et édification d’un monde nouveau sans oppresseurs ni opprimés.

Je ne veux nullement dire par là que les aspirations des peuples à l’indépendance sont réactionnaires. Les travailleurs de ces pays, doublement opprimés par leur bourgeoisie (ou la bureaucratie stalinienne derrière le rideau de fer) et par l’impérialisme étranger, ressentent plus que partout ailleurs un immense besoin de libération et c’est ce besoin que les classes dominantes exploitent à leurs fins propres. Les révolutionnaires doivent montrer l’opposition réelle qui existe entre les aspirations des travailleurs et celles des capitalistes, même si ces aspirations paraissent coïncider dans la libération ou l’indépendance nationale. Cette coïncidence n’existe, en réalité, que dans les mots auxquels les deux classes antagonistes donnent un contenu opposé. Pour ceux d’en haut, il s’agit d’exploiter à leur bénéfice exclusif le travail de ceux d’en bas, tandis que les travailleurs cherchent plus ou moins consciemment à se libérer de l’exploitation capitaliste dont le maître étranger n’est que le représentant le plus visible.

Ceci posé, il devient aisé d’estimer à leur juste valeur les derniers mouvements nationalistes d’Asie et d’Afrique, surtout si l’on remarque que, dans tous les cas, Washington intervient comme « médiateur », c’est-à-dire cherche à s’asseoir dans le fauteuil des impérialistes chassés ou menacés d’expulsion, tandis que Moscou guette, à peine masqué par sa cinquième colonne. Si l’on songe à l’acuité des rivalités qui opposent Washington à Moscou, on est obligé de constater que tout mouvement d’indépendance est actuellement utilisé par eux comme une manœuvre dans la guerre froide, elle-même manœuvre stratégique en vue de la prochaine guerre. Ceci rend plus urgente encore la nécessité d’éclairer les travailleurs participant à ces mouvements d’indépendance car il ne s’agit pas de les ignorer ou de s’en désintéresser, mais de leur donner leur véritable contenu révolutionnaire, de replacer le problème dans ses termes réels : indépendance totale des travailleurs par le renversement du système capitaliste et non indépendance nationale sous la direction des capitalistes ou des féodaux, comme c’est le cas en Orient et en Afrique du Nord.

Toutefois, le mouvement nationaliste actuel qui secoue la domination anglaise en Asie et en Afrique pourrait, au cas où il réussirait, avoir des conséquences sérieuses, bien qu’indirectes, pour l’avenir de la révolution sociale en Europe. En effet, si la guerre tarde, la dislocation du Commonwealth miné par l’impérialisme américain qui s’accommode parfaitement de l’indépendance nationale, est inévitable, ainsi que l’éviction du capital anglais des régions où il s’est implanté. Par ailleurs, le recul de la guerre suppose un recul parallèle du stalinisme qui vit en grande partie de la crainte que les peuples éprouvent d’un nouveau conflit. Dans ces conditions, on peut espérer que la reprise des luttes de classes sur une grande échelle en Angleterre et en France, les capitalistes de ces pays, privés alors des surprofits coloniaux, devront tenter de compenser leurs pertes par une surexploitation des ouvriers qui entraînerait alors leur protestation générale. Ce sont les seules perspectives conditionnelles et peut-être lointaines que l’actuel mouvement d’indépendance permet d’entrevoir.

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