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Gaston Davoust : De Cronstadt à Gdańsk et Szczecin

Article de Gaston Davoust dit Henry Chazé paru dans les Cahiers du Communisme de Conseils, n° 8, mai 1971, p. 3-14

Gdansk, December 1970: The crackdown on the workers’ uprising, photographed by Jan Juchniewicz (Source)

« Toute révolution nouvelle commence non sur la base où débuta la précédente, mais en partant du point où la révolution antérieure a subi un enrayement mortel »

Ciliga – L’insurrection de Cronstadt – La Révolution Prolétarienne, sept. 1938

Pourquoi ce rapprochement entre Cronstadt et la lutte des ouvriers polonais de Gdansk et Szczecin ? Certes, c’était au début de mars le cinquantenaire de l’insurrection de Cronstadt. Certes encore, c’est au fond du golfe de Finlande de cette mer Baltique que commença en février 1917 la révolution russe, qu’à Petrograd et Cronstadt réapparurent les Soviets, et qu’à Cronstadt ils agonisèrent dans un ultime sursaut contre la dictature du parti bolchevik. Mais c’est aussi et avant tout parce que les ouvriers de Gdansk et Szczecin ont repris la lutte au niveau où la laissèrent les ouvriers et marins de Cronstadt, c’est-à-dire contre le Parti, contre les syndicats, contre la Police, bref contre l’État qui les opprime. Bravant la répression, ils ont tenu bon et leur exemple a entraîné la quasi-totalité du prolétariat polonais. Leur victoire, car victoire il y a, n’est pas encore la « troisième révolution » dont parlaient les insurgés de Cronstadt dans le numéro du 8 mars 1921 de leurs Izvestia. Les marins et ouvriers insurgés avaient posé la première pierre, les ouvriers de Poznan, de Budapest et de toute la Hongrie en 1956 posèrent la seconde, et, cette fois, avec plus de détermination et de lucidité, les ouvriers polonais viennent de poser la troisième pierre de cette révolution nouvelle dont parlait Ciliga en 1938.

Avant d’amorcer une analyse de ces importantes grèves sauvages de Pologne et essayer d’en tirer les premiers enseignements, rappelons d’abord ce que fut l’insurrection de Cronstadt de mars 1921.

L’INSURRECTION DE CRONSTADT

Il n’y eut pratiquement pas de double pouvoir à Cronstadt. La révolte commença dès la nouvelle de la révolution de Petrograd et, après une courte période d’organisation, le Soviet de Cronstadt votait le 26 mai 1917 la résolution suivante :

« Le pouvoir dans la ville de Cronstadt se trouve désormais uniquement entre les mains des Soviets des députés des ouvriers, des marins et des soldats… »

« Le Soviet de Cronstadt se tenait en contact permanent avec la place Yakornaïa qu’on appelait le Vetché (assemblée populaire des villes libres hanséatiques russes) cronstadien. Chaque soir y avaient lieu de grands meetings et l’on discutait en foute liberté des questions les plus actuelles ».

« Le Vetché cronstadien, avec sa sensibilité extrême servait pour ainsi dire de baromètre politique. Souvent, d’après ses oscillations, les partis déterminaient leur tactique »

Ida Mett – La Commune de Cronstadt

On sait le rôle que jouèrent les matelots de la Baltique en juillet comme en octobre 1917. Ces marins de Cronstadt se battirent ensuite sur tous les fronts de la guerre civile et de l’intervention étrangère. Ayant été les premiers à réaliser « tout le pouvoir aux soviets », il était normal qu’ils fussent les derniers à défendre ce pouvoir venant d’en bas.

Si tout le monde connaît les événements qui précédèrent octobre et les péripéties de la prise du pouvoir par le parti bolchevik à la veille de la réunion du Congrès panrusse des Soviets, par contre ce qui est moins connu et fut longtemps ignoré, c’est ce qu’il advint des Soviets et des Comités d’usine pendant la période dite du « communisme de guerre ». Tout de suite après la prise du pouvoir, les bolcheviks commencèrent à limiter, puis réduire considérablement les prérogatives des soviets et comités d’usine. Dès le 14 novembre 1917 un décret sur le « contrôle ouvrier » freinait la tendance des comités d’usine à gérer les entreprises. Puis en 1918 vint l’étatisation avec des comités de gestion dont les deux tiers des membres étaient désignés par le Soviet régional et le Soviet suprême de l’économie nationale, et un tiers élu par les ouvriers syndiqués de l’entreprise (juin 1918). En 1920 enfin, Lénine et Trotsky imposèrent la direction unique. A ces directeurs parachutés d’en haut, les ouvriers devaient obéir. Rappelons qu’a cette époque, Trotsky préconisa la militarisation des syndicats.

En somme, au début de 1921, il ne restait déjà plus rien des fameuses conquêtes d’octobre, rien pour les ouvriers en tout cas. Un nouvel État bureaucratique remplaçait l’État bureaucratique tsariste, avec son armée dite rouge, et sa police. Les syndicats sous la houlette de Lozovski, étaient transformés en organisations d’encadrement des travailleurs, et pratiquement intégrés à l’État. Enfin, contrôlant et dominant le tout, était le Parti tout-puissant et hiérarchisé à l’extrême.

Dès Brest-Litovsk (mars 1918), la révolution russe était devenue une révolution nationale et s’orientait vers un capitalisme d’État. Polémiquant contre les communistes de gauche (mai 1918), Lénine s’écriait :

« … le capitalisme d’État serait un pas en avant par rapport à l’état actuel des choses dans notre République des Soviets. Si dans six mois par exemple, nous avions instauré chez nous le capitalisme d’État, ce serait un immense succès et la plus sûre garantie qu’un an plus tard, dans notre pays, le socialisme serait définitivement assis et invincible »

(Œuvres Complètes)

Et dire que c’est à Staline qu’on impute la formule du socialisme dans un seul pays ! Plus de cinquante ans après ces paroles de Lénine, on a toujours le capitalisme d’État et on s’éloigne plus que jamais du socialisme.

Nous venons de résumer l’évolution de la révolution russe pendant le « communisme de guerre ». Voyons maintenant quelle était la situation au début de 1921. La guerre civile avait pris fin, les armées blanches et étrangères avaient été battues, mais la situation économique était catastrophique.

Le Xème Congrès du Parti devait se tenir en mars. La discussion au sein du Parti était vive et elle déborda les limites de celui-ci pour s’étendre aux masses ouvrières, à l’armée et à la flotte. D’après Sorine, commissaire de Petrograd, 5 000 marins abandonnèrent le Parti au cours du mois de janvier 1921. Quant aux ouvriers, las des promesses, « ils appliquèrent l’arme classique de la lutte de classe : les grèves ».

« A Petrograd, la première grève éclate à l’usine Troubotchny le 23 février… Manifestation de rue le 24… Aussitôt Zinoviev envoie contre les manifestants des détachements d’élèves-officiers… Les grèves s’étendent aux usines Baltisky, Laferme, puis c’est la fabrique de chaussures Skorokhod, puis les usines Admiralteïdki, G. Borman, Metalischeski, enfin le 28 février la grève commence aux chantiers et à l’usine Pontilov ».

d’après Ida Mett – La Commune de Cronstadt

Zinoviev et le Comité du Parti organisent la répression, proclament l’état de siège. Les arrestations se multiplient.

Dés le 26 février, les marins de Cronstadt avaient envoyé leurs délégués auprès des ouvriers en grève. Ils rentrent le 28. Ce même jour, l’équipage du Petropavlovsk adopte une résolution qui, votée ensuite par l’Assemblée générale des marins de Cronstadt, ainsi que par des corps de soldats rouges, acceptée par la population ouvrière de la ville, servit de programme politique à l’insurrection.

Le 2 mars, se tint la réunion des délégués au Soviet de Cronstadt. Un Comité révolutionnaire fut élu. Le 3 paraissait le premier numéro des Izvestia. Il contenait l’appel suivant :

« Notre pays traverse une période difficile. Voici déjà 3 ans que la famine, le froid et le chaos économique nous tiennent dans un étau terrible. Le parti communiste qui gouverne le pays s’est détaché des masses et s’est révélé impuissant à sortir le pays d’un état de débâcle générale. Le parti n’a tenu aucun compte des troubles qui viennent d’avoir lieu à Petrograd et à Moscou, et qui prouvent clairement qu’il a perdu la confiance des masses ouvrières. Il n’a tenu, non plus, aucun compte des revendications formulées par les ouvriers. Il considère ces réclamations comme le résultat des menées contre-révolutionnaires. Il se trompe profondément. Ces troubles, ces réclamations, c’est la voix du peuple entier, de tous les travailleurs. Tous les ouvriers, tous les marins, tous les soldats rouges voient nettement aujourd’hui que seuls les efforts communs, seule la volonté commune des travailleurs pourront sortir la République de l’impasse où elle se trouve ».

d’après Voline et Ida Mett

Le même jour, Radio Moscou lançait un autre appel : « Pour la lutte contre le complot de la garde blanche » ! On comprend pourquoi les communistes de la base à Cronstadt, abandonnèrent le Parti et se rallièrent au Comité révolutionnaire.

Le 5 mars, le « Comité de défense » de Petrograd annonçait l’assaut contre Cronstadt dans ces termes :

« Vous êtes cernés de tous côtés. Quelques heures passeront encore et vous serez obligés de vous rendre. Cronstadt n’a ni pain, ni combustible. Si vous vous obstinez, on vous tuera comme des perdrix ».

Ida Mett – La Commune de Cronstadt

Le 6, par radio, Trotsky intimait l’ordre aux insurgés de se rendre. Le 7, le duel d’artillerie commençait. Le 8, l’armée rouge attaquait, dans la neige et sur la glace. Au cours de la semaine de combats qui suivit, Trotsky et Toukhatchevski durent relever les régiments qui ne voulaient pas combattre et les remplacer par des troupes de Kirghiz, de Bachkirs, par les élèves-officiers, supérieurement équipés. Le 18 mars, Cronstadt succombait. Dans la nuit du 17 au 18, 8 000 ouvriers et marins cherchèrent leur salut en se dirigeant sur la glace vers les côtes finlandaises. Pour ceux qui restèrent, le Tribunal révolutionnaire du district de Petrograd « développa son travail » (Pouchkov, historien officiel) : représailles, massacre, répression dans la flotte, dispersion des marins dans les autres bases de Russie et de Sibérie.

Pendant la révolte, une partie du prolétariat de Petrograd avait continué la grève : usines Poutilov, Baltilsky, Oboukhov, Nievskala, Manoufactura, etc… Licenciements, répression A Moscou, à Nijni-Novgorod et dans d’autres villes où des grèves eurent lieu, mêmes mesures répressives, mêmes calomnies contre Cronstadt, et apport précipité de vivres.

Après la fin de Cronstadt et de ces grèves, le Xème Congres du Parti put reprendre ses travaux. Lénine devait y déclarer, s’adressant à l’Opposition ouvrière : assez de discussions, on discutera avec des fusils. Et ce Xème Congrès interdit les fractions au sein du Parti. Celui-ci ayant vaincu dans le sang le dernier sursaut révolutionnaire, muselé l’opposition, avait la voie libre pour la N.E.P. d’abord, pour le capitalisme d’État ensuite, dont les superstructures avaient résisté à l’épreuve.

LES CINQUANTE ANNÉES ENTRE CRONSTADT ET GDANSK

Nous n’allons pas retracer l’histoire de la Russie depuis Cronstadt. Rappelons toutefois qu’en 1921 encore, les bolcheviks liquidèrent le mouvement anarchiste de Makhno en utilisant les mêmes moyens que pour Cronstadt : calomnies, manœuvres déloyales et finalement répression. La fin justifie les moyens. L’amoralisme bolchevik ne le cédait en rien à celui d’un Clemenceau et des autres hommes d’État capitalistes. Rappelons encore qu’en 1922, avant la maladie de Lénine, fut signé le traité de Rapallo avec l’Allemagne. On le voit, il n’y eut vraiment aucune rupture de continuité entre l’époque de Lénine tout-puissant et celle de Staline encore plus tout-puissant.

C’est sur le plan international que l’évolution contre-révolutionnaire de la Russie se manifesta le plus dramatiquement. Quelques étapes : l’alliance avec Tchang Kaï-Chek et l’écrasement de l’insurrection ouvrière de Shanghai, l’étranglement de la révolution espagnole, le partage avec Hitler de l’Europe de l’Est et ensuite du monde avec Churchill et Roosevelt, à Yalta, etc…

A l’intérieur de la Russie, la répression systématique peuplait les camps de concentration et de travail forcé, main d’oeuvre nécessaire pour réaliser l’accumulation primitive permettant de construire l’infrastructure du capitalisme d’État. Dès le début des années 1930, on remettait en honneur les valeurs bourgeoises : patrie, famille, armée, État, etc.

C’est dans les pays de l’Europe de l’Est que la révolte ouvrière devait reprendre et ne pouvait être cachée : Berlin 53, Budapest et Poznan 56, Tchécoslovaquie 68. Mais à Budapest comme en Tchécoslovaquie, ces mouvements s’accompagnèrent d’une réaction nationaliste à l’impérialisme russe. Les ouvriers de Gdansk et Szczecin, eux, ont renoué avec la lutte purement ouvrière et leur mouvement a une signification et une importance telles qu’il préfigurera, dans un contexte international dominé par les grèves sauvages, cette troisième révolution qu’appelaient les ouvriers et marins de Cronstadt avant d’engager les combats dont ils n’ignoraient pas l’issue.

Gardons cependant la tête froide. Cette lutte des ouvriers polonais, il nous faut dès maintenant commencer à l’analyser avec attention, pour en dégager les premiers enseignements.

POLOGNE – DE GDANSK ET SZCZECIN A LÓDZ

1970 fut pour la Pologne une année de stagnation économique et surtout de déséquilibres en aggravation. L’accumulation des contradictions aboutissait, à la fin de l’année, à la nécessité de mesures draconiennes. Et, bien entendu, il revenait aux travailleurs de payer la note d’une gestion bureaucratique catastrophique. D’où pression sur les salaires, accroissement des cadences et, le 13 décembre, nouveau train de hausse des prix d’un taux particulièrement élevé et s’appliquant aux produits alimentaires de première nécessité. C’était trop.

Déjà en grève pour une question d’heures de travail et de salaires, les ouvriers de Gdansk quittent les chantiers pour la rue. Aux premières manifestations du 14 décembre, les autorités opposent les armes. Mais les ouvriers se battent et la police est débordée, les commissariats attaqués, le siège du Parti pillé et incendié, incendiés également les kiosques à journaux et les librairies ainsi que la gare centrale. Le mardi 15, des blindés et des troupes interviennent. Les combats de rue dureront plusieurs jours. Dans les chantiers où se sont repliés les ouvriers, le comité de grève a pris en mains l’organisation de la lutte. C’est avec lui que les autorités devront négocier la reprise du travail contre le retrait des troupes.

A Gdynia, ville sœur de Gdansk, la révolte ouvrière a pris les mêmes formes. Là aussi, le siège du Parti brûle. Avec un décalage de quelques jours, à Szczecin, ouvriers des chantiers et de la sidérurgie attaquent les chars et gagnent le centre de la ville. Et la encore, le siège du Parti est incendié, ainsi que d’autres immeubles officiels, des magasins sont pillés. Grève générale dans toute la ville. Les blindés tirent sur la foule. Dans les usines occupées, les ouvriers s’organisent. Le Comité de grève aurait eu tout pouvoir sur la ville pendant trois jours. Il négocie le retrait des troupes et le travail ne reprit que lorsque les revendications ouvrières furent satisfaites. Pendant cette semaine du 13 au 20 décembre, gréves et manifestations eurent lieu dans toute la Pologne industrielle.

Les ouvriers sont en fait victorieux. La répression n’est pas venue à bout de leur combativité. Ils s’organisent, restent vigilants, exigent que les dirigeants nouveaux viennent s’expliquer dans les usines, y compris Gierek, le nouveau Gomulka. Ils ne se contenteront pas de promesses. Leur pression s’exercera jusqu’à ce que le gouvernement cède sur les prix et les salaires, après quelques semaines pendant lesquelles d’autres usines de Pologne se mettent en grève. Celles du textile de la région de Lódz en février, démontrèrent que la détermination des travailleurs ne se relâchait pas. Il fallut cette fois encore que le chef du gouvernement et trois membres du Bureau politique du Parti viennent s’expliquer devant les grévistes.

Pour donner une idée de cette détermination des ouvriers, il suffit de rappeler comment Gierek fut contraint de se présenter devant les centaines de délégués des 12 000 ouvriers et employés des chantiers Warski à Szczecin, le dimanche 24 janvier, et le lendemain devant ceux des chantiers de Gdansk. Il avait d’abord envoyé son nouveau secrétaire chargé des questions économiques, Kociolek. Les ouvriers répondirent par des grèves tournantes et demandèrent le limogeage dudit Kociolek et d’autres responsables de la répression. Gierek demande alors qu’une délégation vienne à Varsovie. C’est le 21 janvier. Gierek fait son numéro de cabotin et embrasse deux représentants des ouvriers. Mais les ouvriers ne sont pas dupes et à Szczecin, la grève avec occupation reprend. Renforts de milice. Réponse : le travail s’arrête partout, y compris dans les transports urbains et les chemins de fer (voir Karol – N.O. du 7.2.71). Gierek doit céder. Avec une cohorte de dirigeants centraux, il se pointe à Szczecin le 24 pour s’expliquer face aux grévistes et négocier avec le Comité de grève. Il a pris des engagements qu’il ne pourra éluder. Les grèves de Lódz l’obligèrent à s’exécuter : la hausse des prix décidée en décembre fut annulée le 15 février, a compter du 1er mars. Le 28 janvier, le gouvernement avait déjà renoncé aux « stimulants économiques » et rétabli l’ancien barème des salaires dans les chantiers navals.

Mais laissons maintenant le déroulement des faits. Tous les lecteurs des Cahiers auront sûrement suivi ces événements avec passion et recherché dans toutes les publications les informations et interprétations susceptibles d’éclairer leur lanterne. Venons-en donc aux enseignements qu’on peut déjà en tirer, ou plutôt aux réflexions que cette révolte ouvrière nous inspire.

QUELQUES REFLUIONS

Nous faisons nôtre la conclusion de l’article de Karol cité plus haut :

« … Un fait nouveau – et énorme – doit être enregistré : au cours de la semaine sanglante de décembre 1970, en Pologne, est né un mouvement ouvrier qui échappe au contrôle de tout appareil politique ou syndical et qui se sent assez fort pour négocier d’égal à égal avec ceux qui, jusque là, prétendaient monopoliser la représentation de la classe ouvrière. Ce fait pourrait, à lui seul, changer toutes les données de la situation politique en Pologne et demain, par extension, dans toute l’Europe de l’Est ».

C’est ce que nous avions pressenti dès les premières nouvelles de Pologne. Voir l’éditorial d’ICO, texte d’un tract diffusé à Paris.

Répétons que ce fait nouveau intervient dans un contexte international marqué depuis quelques années par le développement des grèves sauvages dans le monde occidental, par la contestation estudiantine internationale, par le rejet des valeurs morales liées aux régimes capitalistes privé, mixte, ou d’État. Si nous ajoutons que l’exacerbation des rivalités impérialistes obligent les Grands à maintenir et même développer une économie de guerre, nous aurons énuméré les principaux facteurs qui contribuent à rendre l’époque que nous vivons particulièrement importante pour le devenir de l’humanité.

C’est pourquoi nous devons tous étudier de près cette lutte des ouvriers polonais et en faire l’objet de nos discussions, car quelques articles sont loin d’épuiser la question.

Il importe d’abord de souligner le fait que cette lutte survint 14 ans après celle de 1956 qui obligea le Parti communiste polonais à installer une première direction de rechange. L’opération réussit, mais le crédit de l’équipe Gomulka s’épuisa rapidement. L’effort soutenu d’accumulation primitive réalisée par des méthodes bureaucratiques exigeait des sacrifices insoutenables pour les travailleurs, d’autant plus que la paysannerie fut relativement ménagée. Très vite, Gomulka devait revenir à une impitoyable dictature du parti s’exerçant dans tous les domaines de la vie économique, politique, culturelle. Les étudiants et les intellectuels réagirent dès 1968. Sans le soutien des ouvriers, cette réaction fut réprimée.

Avec la lutte récente, nous avons assisté au même scénario qu’en 1956 : mise en place d’une nouvelle direction de rechange, mais cette fois en catastrophe. Et les remaniements ont été plus profonds sous la pression ouvrière. Ils se poursuivent encore.

La spontanéité ouvrière s’est manifestée avec netteté, lucidité, efficacité : les bâtiments du Parti incendiés, ceux de la police également, les syndicats rejetés, les Conseils ouvriers octroyés par Gomulka ignorés, bref tout l’encadrement étatique pris à partie. C’est plus que ce qu’avaient fait les ouvriers et marins de Cronstadt.

Les ouvriers polonais ont désigné leurs ennemis de classe à tous leurs frères des pays où règnent des variantes de capitalisme d’État. Ils ont affirmé leur solidarité de fait avec tous leurs frères des pays du capitalisme occidental qui mènent la même lutte de classe. Mais les superstructures du monde occidental sont momentanément plus souples et les conflits de classe sont apparemment moins politiques. Même une grève aussi généralisée que celle de 1968 en France, précédée d’une révolte estudiantine, n’a pas provoqué de répression armée, ni contraint à des remaniements politiques. L’équipe Mitterrand-Mendès, qui avait proposé ses bons offices, en fut pour ses frais. Dans un régime totalitaire de capitalisme d’État, où toutes les formes de pouvoir de la classe dominante sont concentrées dans les mains des hiérarques du Parti, une lutte ouvrière provoque un ébranlement plus visible, en fait plus profond et plus étendu, lorsque les mesures de répression s’avèrent inefficaces et trop dangereuses.

LES STRUCTURES REMISES EN CAUSE ?

Gierek a dû s’engager devant les ouvriers de Szczecin et Gdansk à organiser des élections libres (sans listes préfabriquées) dans les syndicats, les Conseils ouvriers, et même dans le Parti. Officiellement, il n’en a pas été question au Comité central de celui-ci. Gierek croit-il pouvoir éluder et enterrer ces revendications, pourtant plus réformistes que révolutionnaires, et en retrait sur les incendies pratiqués au cours des émeutes ? Comme l’écrit Karol dans Le Monde du 19 février, les hiérarques seraient une fois de plus en retard d’un conflit. Celui de ces derniers mois n’est pas celui de 1968.

Mais faut-il penser, avec Karol, que, cette fois :

« le régime doit faire face à une classe sociale qui met en cause les structures de la société et non pas seulement le fonctionnement des institutions politiques ? »

Ce serait aller un peu vite. Les dirigeants, grâce à l’aide des Russes, ont lâché assez de lest pour reprendre le contrôle de la situation.

D’ailleurs, qu’importent les décisions que prendra la direction de rechange. Les ouvriers ont créé des Comités de grève et des Commissions ouvrières pour remplacer les Conseils ouvriers et les syndicats intégrés. S’ils restent vigilants et maintiennent leur cohésion, ils trouveront toujours des formes d’organisation nouvelles, même si celles qu’ils viennent de créer sont récupérées par l’équipe Gierek. Organisations nouvelles toujours sur la base du même principe : délégués révocables à tout moment et toujours en contact étroit et sous le contrôle absolu des travailleurs. Bref, toujours recommencer en partant d’en bas et ne pas s’illusionner sur le « redressement » de ce qui est pourri.

Nous venons de parler de récupération. Elle va être tentée sans aucun doute. Toute grande lutte fait surgir des organismes nouveaux au sein desquels sont élus tous les travailleurs qui, au cours du combat, démontrent leurs capacités d’organisateurs, d’orateurs, de négociateurs, etc… Nous avons connu cela en 1936 et 1968. Et tous les récupérateurs se mettent alors en chasse pour attirer ces « meneurs » dans leurs casernes et élises hiérarchisées. Ils y parviennent partiellement lorsque la lutte dégénère et se dilue. Faire partie d’une « avant-garde », d’une « élite dirigeante » est tentant pour tout ouvrier qui a pris conscience de ses capacités. Heureusement, tous ne mordent pas à l’hameçon. Et puis, qu’importe encore ! Les grandes luttes suivantes provoquent l’éclosion de nouveaux militants liés étroitement à leurs camarades de travail.

Une des caractéristiques les plus importantes des luttes récentes en Pologne, est que celles-ci ont été et sont restées purement ouvrières. Les revendications avancées, économiques et politiques, n’ont pas été mélangées avec celles qu’aurait amené une liaison avec les étudiants et les intellectuels. C’est ainsi que les ouvriers polonais n’ont à aucun moment mis en avant des revendications nationalistes contre la tutelle de l’impérialisme russe. Tactique, conscience du danger, enseignement tiré de Budapest 56 et Prague 68 ? En tout cas, la lutte est restée sur le terrain de classe et ne s’est pas embourbée dans la fange du nationalisme. Et pourtant la Pologne est un des pays de l’Est où le nationalisme anti-russe est vivace, alimenté par l’occupation militaire et le lourd tribut payé du fait des rapports économiques inégaux avec la Russie. Mais ce nationalisme est beaucoup plus l’apanage de la petite bourgeoisie, des intellectuels et de la paysannerie.

En ce qui concerne ces autres classes, le nouvelle équipe dirigeante s’est empressée d’en rechercher le soutien politique par des mesures économiques appropriées.

C’est dans ce sens aussi que jouent les concessions faites à l’Église catholique, particulièrement influente en Pologne. Donnant donnant : l’Église a reçu l’assurance du Président du Conseil Jaroszewicz que les biens religieux des terres de l’Ouest (des anciens territoires allemands) ne seraient plus seulement confiés à l’administration de l’épiscopat, mais réunis en toute propriété. Moyennant quoi, l’épiscopat a décrété que le 14 février serait « jour de prières pour la patrie », car l’épiscopat comprend « la nécessité de maintenir dans le moment présent l’ordre et le calme… » Le pape lui-même s’est associé à cette journée de prière et l’a étendue au monde entier. Priez, mes frères, « pour la paix intérieure de toutes les nations, particulièrement celles qui sont tourmentées par la guerre civile » (Le Monde, 16 février). Plus récemment, Casoroli, le chargé des relations extérieures du Vatican, s’est rendu à Moscou pour plusieurs jours, officiellement pour signer le traité de non-prolifération des armes nucléaires (de quoi se marrer !)… mais on doit aussi parler de la Conférence sur la sécurité européenne et des problèmes œcuméniques. Ça, c’est sérieux.

Autre enseignement important de la lutte des ouvriers polonais : ils ont immédiatement réagi contre la calomnie, les insinuations, les amalgames. Le coup des hooligans, des éléments asociaux, ça n’a pas pris. Et les ouvriers ont exigé des hiérarques de rechange qu’ils condamnent toutes ces calomnies et que toute la publicité nécessaire soit donnée à ces rétractations. Gierek lui-même a dû s’exécuter… en chargeant son compère Gomulka de tous ces péchés.

La calomnie, l’amalgame, les ouvriers et marins de Cronstadt en furent les victimes, et leur radio ne put lutter contre celle de Moscou et toute la pressé du Parti bolchevik au pouvoir. On sait jusqu’à quel raffinement purent atteindre ces méthodes. Les grands procès de Moscou resteront dans l’histoire du monde l’équivalent de ceux de l’Inquisition au Moyen Age. De Lénine et Trotsky à Staline et ses successeurs, on retrouve le même amoralisme On le retrouve dans le « juif allemand » de Marchais, dans « les enfants de Marcellin », comme en 36 en Espagne, lorsque le POUM était accusé d’être l’allié de Franco. Tous les hommes d’État, toutes les polices, tous les « dirigeants » ont recours à ces méthodes.

Elles n’eurent aucun succès à Cronstadt même. Au contraire, de nombreux membres du Parti se rallièrent au Comité révolutionnaire. A Petrograd, les protestations furent également nombreuses dans les usines en grève.

Cela nous amène à la question : Comment se sont comportés les ouvriers membres du Parti dans les usines de Pologne, au cours de ces semaines de lutte ? Il faut attendre pour savoir. Beaucoup d’autres éléments d’information nous manquent. C’est pourquoi nos réflexions ne constituent qu’un début d’analyse.

L’ATTITUDE DE LA RUSSIE

La dépendance économique et politique de la Pologne par rapport à la Russie est telle que la direction de rechange de Gierek n’a pu être mise en place qu’avec l’accord de Brejnev et ses acolytes, et que tous ses actes sont suivis de près ou inspirés par Moscou. La Russie occupe militairement la Pologne. Si donc les troupes russes ne sont pas intervenues, c’est que les dirigeants russes attendent de voir si Gierek sera capable de s’en tirer. Sinon, il subira le sort de Dubček.

Manifestement, les dirigeants russes sont inquiets, ceux des autres pays de l’Est aussi. Des grèves de solidarité auraient éclaté à Rostock (Allemagne de l’Est), port et ville industrielle proche de Szczecin, et dans certaines villes de la Baltique en Russie. Même s’il ne s’agit que de rumeurs circulant à Moscou, comme le dit Karol dans Le Monde, leur existence est pleine de signification. Un journal soviétique a parlé « d’arrêts de production ».

La Russie a accordé au gouvernement polonais les crédits nécessaires pour compenser les hausses de salaires et l’annulation de la hausse des prix. C’est tout ce qu’on sait de précis. On peut toutefois supposer que le nouveau plan quinquennal russe tiendra compte de la révolte polonaise et que la production des biens de consommation sera accrue. Dans les autres pays de l’Est satellites de la Russie, des mesures semblables seront prises et le climat dans les usines surveillé de près.

CONCLUSION

En mars 1921, avant de succomber, l’insurrection cronstadienne lança un appel aux travailleurs : une nouvelle révolution est nécessaire « qui brisera les dernières chaînes liant les masses laborieuses et ouvrira une voie nouvelle pour la création socialiste ».

A cinquante ans de distance, nous venons d’assister au premier grand mouvement ouvrier qui ait été capable d’ébranler le capitalisme d’État. Les ouvriers polonais ont démontré que le capitalisme d’État est vulnérable, que la lutte de classe n’est pas un vain mot.

A tous les travailleurs du monde, ils ont démontré que dans les « pays du grand mensonge », pour reprendre l’expression de Ciliga, il n’y a que la dictature d’une nouvelle classe dominante et rien, absolument rien, de socialiste. N’en déplaise a tous les trotskystes, maoïstes et autres variétés de léninistes, ainsi qu’à toutes ces élites qui s’inspirent de l’idéologie techno-bureaucratique.

Le capitalisme d’État n’a rien de « progressiste », assurément pas à court et moyen terme, mais même historiquement. Le rôle de l’État russe depuis cinquante ans fut le même à l’intérieur comme à l’extérieur : un rôle contre-révolutionnaire. C’est ce rôle qui caractérisera historiquement cette ultime forme de capitalisme.

A l’Est comme à l’Ouest, impérialisme et capitalisme d’État (structure adoptée aussi par les pays occidentaux en économie de guerre) sont les deux aspects du capitalisme dans l’époque actuelle des guerres et révolutions nationales, l’époque de la Barbarie.

C’est de la contradiction de classe, de la lutte des travailleurs contre l’exploitation, que dépend l’issue possible vers le socialisme. Celui-ci, c’est actuellement l’auto-détermination des travailleurs dans leurs luttes, ce sera demain l’auto-gestion globale de la société, à tous les niveaux des activités humaines.

H. CHAZE

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