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Pierre Fougeyrollas : Sur le mot intellectuel

Article de Pierre Fougeyrollas paru dans Arguments, 4e année, n° 20, 4e trimestre 1960, p. 47-49

Le café de Flore, à Paris. AFP (Source)

On peut, on doit même déplorer que l’adjectif intellectuel se soit substantifié pour désigner (mal) un ensemble d’individus qui n’est ni sociologiquement, ni psychologiquement définissable sans ambiguïté.

En effet, quelles sont les frontières en deçà desquelles on est intellectuel et au-delà desquelles on ne l’est plus ? Si l’intellectuel se définit par opposition au manuel, faut-il dire que l’employé de bureau, le commissaire de police sont, au même titre que l’écrivain, le professeur et le cinéaste, des intellectuels ?

En revanche, si l’on définit l’intellectuel par une activité spécifique génératrice de produits spécifiques comme les livres, les tableaux, les œuvres musicales, etc., il faudra exclure de la catégorie des intellectuels l’enseignant qui ne fait que transmettre un savoir.

Et l’officier qu’on oppose si facilement, en notre saison, à l’intellectuel, ne faut-il pas admettre que son activité s’apparente à celles de l’enseignant et de l’ingénieur ?

Tout nous porte à conclure au caractère flou et incertain du substantif « intellectuel ». Il faut néanmoins reconnaître que la naissance et l’utilisation de ce substantif ne résultent pas d’une pure et simple perversion du langage.

La société moderne a transformé l’activité de l’intelligence spéculative, réflexive et créatrice, jadis libérale, en activité salariée, voire parfois mercenaire, c’est-à-dire en une forme du travail social. Comment, alors, éviter de parler de professions intellectuelles, de travailleurs intellectuels ou, plus simplement, d’intellectuels ? Au moment où l’économie marchande absorbe l’activité de l’intelligence, apparaissent les intellectuels, personnages sociaux « réifiés », chez qui l’intelligence est devenue un instrument de travail engendrant des produits pour les marchés du livre, du tableau, de la composition musicale, etc. A l’ère du mécénat succède ainsi celle du marché libre en attendant peut-être celle de la planification culturelle.

Nous n’entendons pas dire que nos intellectuels soient inférieurs à leurs ancêtres de l’antiquité et du moyen-âge. Nous voulons seulement indiquer qu’ils sont autres, c’est-à-dire autrement aliénés et hantés par d’autres problèmes.

Cette aliénation nouvelle, comme celle de l’ouvrier, peut être dite une réification, en tant que l’intellectuel est astreint à une production dont les résultats concrets le font tel.

Libéré des mécènes et soumis aux lois du marché, l’intellectuel moderne (il n’y a d’ailleurs stricto sensu d’intellectuel que moderne) s’adapte mal à la société qui le fait ce qu’il est. Les intellectuels tendent à former, en réaction contre les immoralités, les archaïsmes et les irrationalités des sociétés existantes, un parti, une intelligentsia, comme on a dit en Europe orientale et centrale. Ce parti se veut le parti de la vérité, de la justice et de l’honneur de l’homme ; il peut être aussi parfois parti de l’utopie, de la désincarnation et de l’impuissance.

Ce qu’il y a de certain, c’est que se sentant membres d’une République des lettres, les intellectuels ne s’intègrent aux républiques temporelles qu’au prix de difficultés jamais complètement surmontées. Nostalgiques d’un utopique pouvoir spirituel, ils ne parviennent pas à définir, d’une manière stable, leurs rapports avec le pouvoir temporel.

A l’intellectuel comme tel et qui entend rester tel, toute insertion sociale et politique est, à la longue, intenable. Qu’il se rallie sans réserve à une cause, et le voici en voie de trahir les exigences de vérité et d’universalité qui lui sont consubstantielles. Qu’il reprenne sa liberté après un temps de ralliement, et le voilà traité de renégat par les bigots de la politique. Qu’il refuse enfin tout ralliement et tout engagement, et le voilà taxé d’asexualité civique.

La mauvaise fortune de l’intellectuel vis-à-vis des autres et de lui-même tient, selon nous, à une méconnaissance par lui et par les autres de sa fonction sociale essentielle. En effet si, en tant que spécialiste, l’intellectuel peut fournir à la société des apports positifs dans son domaine propre, si en tant que simple individu il peut, comme tout un chacun, contribuer positivement à diverses entreprises, il ne saurait avoir, comme intellectuel, qu’une fonction spécifiquement négative. Aux époques d’oppression il retrouve, le cas échéant, la communauté d’esprit et de sentiment avec le peuple dans son ensemble, en participant à une lutte libératrice éminemment oppositionnelle, c’est-à-dire négative. Mais lorsqu’il veut, au nom de l’intelligence, proposer des solutions positives aux problèmes sociaux et politiques, il compromet cette intelligence elle-même avec les contingences de son vécu individuel ; il devient vite alors un troubadour ou un bouffon des puissances temporelles.

Hors de son domaine propre, l’intellectuel ne peut que témoigner pour la puissance négative, antifétichiste et radicalement critique de l’esprit ou se comporter comme un individu quelconque parmi d’autres individus quelconques. Le messianisme de la prétendue classe intellectuelle, voilà bien le principal ennemi de ceux que l’on nomme intellectuels.

Homme de pensée, l’intellectuel participe d’une aliénation spécifique lorsqu’il veut, en tant qu’intellectuel, résoudre les problèmes de l’action. Néanmoins il nous semble qu’entre le refuge dans la tour d’ivoire et l’entrée en religion politique, il existe, pour l’intellectuel contemporain, d’autres attitudes possibles.

En écrivant cela nous songeons à l’enseignement de Max Weber et au soin qu’il prenait à distinguer dans le même homme le savant détenteur d’un certain nombre de résultats théoriques et le citoyen en proie aux incertitudes de la pratique politique qui, quoi qu’on fasse, demeure une aventure où moins qu’ailleurs personne n’est assuré de faire ce qu’il dit et de dire ce qu’il fait.

Que le poète, le philosophe, le mathématicien, l’historien, le peintre, le musicien, le sociologue, le biologiste, le physicien, l’économiste, etc., ne s’abstiennent pas de participer à la vie politique ! Mais qu’ils y participent sans croire que l’autorité de la poésie, de la philosophie, des mathématiques, de l’histoire, ou de toute autre discipline garantisse, en quoi que ce soit, leur action contre les risques d’inefficacité, de perversion et d’inauthenticité propres aux projets et aux entreprises politiques. Le spécialiste peut jouer en politique le rôle d’expert. S’il veut passer de ce rôle à celui de militant ou d’homme politique, il faut qu’il sache que c’est à ses risques et périls, autrement dit il doit savoir que la relativité scientifique et l’universalité humaniste cèdent sur ce terrain la place à un fiat toujours en quelque manière irréparable et à des manifestations dont l’avenir n’aura jamais fini de dire si elles sont des vérités mensongères ou des mensonges véridiques. Il nous semble donc souhaitable que l’intellectuel ne tente pas d’agir politiquement en tant que tel et qu’il reconnaisse avec rigueur que son tempérament, son vécu, voire ses préjugés, constituent plus que sa culture son bagage politique.

Remarquons par ailleurs que, si les intellectuels étaient en mesure de proposer une politique de l’intelligence et de l’homme universel, il n’y aurait plus lieu d’accorder aucune valeur aux critères démocratiques. Ne faudrait-il pas en effet remettre tout le pouvoir entre les mains de cette aristocratie de l’esprit comme dans une république platonicienne ?

Sans doute faut-il opter entre l’idéal démocratique et le messianisme intellectuel et reconnaître que si l’intelligentsia a parfois servi la cause démocratique, il lui arrive aussi de s’en servir pour tenter vainement de substituer aux pouvoirs traditionnels son pouvoir de caste.

Optant en faveur de l’idéal démocratique, pour toutes sortes de raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, nous croyons devoir préférer l’égalité juridique entre citoyens à l’illusoire privilège de l’intellectuel en matière politique.

En vérité, la conscience intellectuelle est une conscience malheureuse parce que le salut qu’elle envisage pour l’homme universel implique des moyens de réalisation qui ne sont pas à sa disposition. Aussi cherche-t-elle à se donner un « bras séculier » dans la personne des humiliés et des offensés qui ne manquent pas de céder la place aux commissaires politiques de toutes sortes auxquels finalement les intellectuels s’asservissent en croyant servir l’homme.

Le malheur de la conscience intellectuelle gît dans la conviction éthique d’avoir accès à l’universel et de pouvoir à partir de là universaliser le particulier.

L’intellectuel ne réalise son propre salut que s’il reconnaît que le déploiement de l’intelligence appartient à tous les hommes à des degrés divers et que s’il assume du même coup l’autre part, la part non-intellectuelle qui est en lui.

S’il est vrai qu’il n’y a pas, d’un côté des « primitifs » et d’un autre côté des « civilisés » et qu’en chaque individu le primitif et le civilisé coexistent et se compénètrent, il faut admettre la coexistence et la compénétration de l’intellectuel et du non-intellectuel en tous.

Il existe des spécialités techniques et culturelles, il n’y a pas, à proprement parler, de spécificité intellectuelle. Et cependant, figés dans un symbolisme de caste, de chapelle, de groupe ou de cercle d’initiés, les créateurs spirituels, subissant ce que Marx appelait « la dégradante division du travail », sont tenus pour des intellectuels et se tiennent eux-mêmes pour tels. Ici l’illusion linguistique, toute précaire qu’elle soit, du point de vue d’une anthropologie, n’en est pas moins socialement consistante.

Ainsi nous sommes ramenés à ce qui fait à la fois la consistance et la précarité de la condition de l’intellectuel.

Intellectuels, oui, nous le sommes aux veux des autres et, pour ainsi dire, sous le regard objectivant que la société porte sur nous. Pour nous-mêmes, ne sommes-nous pas qui poète, qui philosophe, qui mathématicien, qui historien, etc., ce qui est autrement déterminant que ce terme d’intellectuel qui nous confond avec ce que nous ne sommes pas.

Si nous ne croyons pas ou si nous ne croyons plus que la « classe ouvrière » soit un Messie collectif dont l’humanité moderne doive attendre sa libération, à plus forte raison comment pourrions-nous croire que la « classe intellectuelle », ce phantasme de l’imagination sociale idéologisée, puisse avoir à jouer un tel rôle ?

Intellectuels, c’est le nom de l’aliénation dans laquelle la société environnante et envahissante nous plonge. N’ajoutons pas une justification et une rationalisation idéologiques à la consistance sociologique de cette aliénation.

De même que la condition prolétarienne n’est pas un idéal mais un état, de même, la condition intellectuelle est une certaine pétrification de l’existence sociale et non la marque d’un magistère universel. L’esprit souffle où il veut et peut-être où il peut.

Sans doute l’intelligentsia a-t-elle un rôle à jouer toutes les fois qu’il s’agit d’abattre une tyrannie et de renverser des idoles. C’est pourquoi ses luttes contemporaines contre le totalitarisme et le colonialisme revêtent une grande importance. Mais là où la société a atteint une sorte de niveau démocratique minimum (difficile à définir, reconnaissons-le), les intellectuels doivent être des spécialistes dans leurs domaines propres et accepter d’être des citoyens parmi d’autres citoyens en ce qui concerne la vie politique et ses problèmes.

Il est temps de désacraliser la question des intellectuels. Car c’est la traiter en esprit fétichiste que de considérer les intellectuels comme des prophètes. Inversement, la haine à l’égard des intellectuels est le symptôme toujours inquiétant d’une mentalité favorable à l’oppression. La croyance en une vocation propre aux intellectuels en dehors du domaine où chacun d’eux est compétent et de cette puissance critique de l’esprit dont nous avons parlé, est une de ces manifestations décadentes de la pensée moderne.

Au fond, le mot intellectuel désigne un habit qui peut être une défroque, un uniforme, ou même une livrée. Que la société nous condamne à ne pas vivre nus, c’est une évidence. Mais ce n’est pas elle qui est responsable de l’importance que nous accordons à notre habit. Il nous appartient donc de prendre la mesure de l’intelligentsia dont il se trouve que nous sommes membres, il nous appartient aussi de distinguer entre l’intellectualité, sphère séparée d’autres sphères, et l’intelligence dont la possession n’est garantie par aucune consécration sociale.

PIERRE FOUGEYROLLAS.

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