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Kurt Eisner : Allocution à l’occasion de la Fête de la Révolution, au Théâtre National de Munich, le 17 novembre 1918

Allocution de Kurt Eisner publiée dans La Révolution en Bavière (novembre 1918). Discours et proclamations, Paris, Librairies du Parti socialiste et de « l’Humanité » réunies, 1919, p. 28-32

Kurt Eisner en 1919 (source)

L’ère nouvelle a été inaugurée le dimanche 17 novembre, au Théâtre National, par une fête révolutionnaire, pour laquelle le Conseil des Ouvriers, Soldats et Paysans avait distribué des cartes. Pas d’équipages solennels, pas de toilettes somptueuses, pas de décorations scintillantes ni de diadèmes. Les places avaient été tirées au sort, si bien que l’aspect de la salle était tout différent de ce qu’il était par le passé. Ainsi, on voyait le Ministre des Finances aux fauteuils d’orchestre, le Ministre de l’Intérieur au balcon, pendant que d’autres célébrités du mouvement révolutionnaire se trouvaient au « paradis », visibles aux seuls yeux armés de lorgnettes. Le Conseil des Ouvriers, Soldats et Paysans avait lancé des invitations dans presque tous les milieux, et le Munich intellectuel, lui aussi, était représenté largement. A la place des décorations et des diadèmes des galas passés, on voyait cette fois-ci, comme seuls ornements, des brassards ou des nœuds rouges.

L’ouverture de Léonore, de Beethoven, rendue d’une manière parfaite, commença la fête de la Révolution. Puis, le rideau s’entr’ouvrit et, devant la scène cachée, parut Kurt Eisner, accueilli par des applaudissements frénétiques. Il s’inclina légèrement, puis prononça l’allocution suivante :

« Mes amis, les accords qui viennent de pénétrer vos âmes dépeignent la monstruosité d’une folie tyrannique : le monde paraît avoir sombré dans l’abîme, brisé en pièces. Tout à coup, de l’obscurité et du désespoir, sortent des sonneries de trompettes qui annoncent un monde nouveau, une humanité nouvelle, une liberté nouvelle. Ainsi, Beethoven a vu le sort du monde ; ainsi, il a porté son cœur lourd de désirs ardents à travers les époques de sa vie accablée.

« L’œuvre d’art que nous venons d’entendre est une vision prophétique de la réalité que nous vivons. Au moment où la folie du monde paraît avoir atteint le sommet de l’horreur, dans le lointain, des sonneries de trompettes nous annoncent une espérance nouvelle et nous donnent une confiance nouvelle.

« Mes amis, ce que nous avons vu et vécu ces jours derniers est un conte fantastique devenu réalité. Il a suffi au destin de quelques hommes pour rejeter d’un seul coup, loin derrière nous, l’épouvante que nous subissions depuis quatre ans et demi. Nous n’avons plus besoin de regarder en arrière. Aujourd’hui, nous pouvons regarder en avant, certains qu’une époque de travail fécond nous attend.

« Mes chers auditeurs, aujourd’hui, où j’ai pour la première fois l’occasion de parler devant vous, les grandes masses, qui avez collaboré à l’œuvre de la révolution, c’est un devoir pour moi de rappeler à notre souvenir l’homme qui, par un hasard insensé, est devenu la victime de la révolution. A travers les âges il apparaîtra comme une figure légendaire, le paysan aveugle de la Basse-Bavière qui, dans sa tête, avait préparé cette œuvre comme un voyant. Nous qui avons eu le bonheur de participer à ces journées, nous n’avons encore jamais dit en public comment ce bouleversement formidable fut préparé et accompli. Mais souvenons-nous d’un homme, du paysan aveugle, Ludwig Gandorfer, au bras duquel je parcourais les rues de Munich, dans cet après-midi et cette soirée agitées qui virent naitre la nouvelle liberté. Son cœur était rempli du pressentiment des temps nouveaux. C’est une destinée cruelle qu’il ne lui ait pas été donné de survivre à la victoire de sa pensée. Mais cette collaboration d’un simple écrivain, d’un ouvrier intellectuel de la ville avec un paysan doué, brave et héroïque, voilà le signe, voilà le symbole de la nouvelle démocratie qui doit se fonder en Bavière, en Allemagne, dans le monde entier.

« Que voulions-nous ? Que voulons-nous ?

« Au moment où l’Allemagne, la Bavière étaient menacées de la débâcle, nous voulions tirer des masses du peuple la vraie armée agissante de la délivrance ; voilà le sens de ce soulèvement.

« Mais, mes amis, nous voulons encore autre chose. Nous voulons donner au monde cet exemple d’une révolution, peut-être la première révolution de l’histoire universelle, qui sache enfin réunir l’idée, l’idéal et la réalité. Et plus nous avons été remplis de dégoût par la misère, la dépravation, la cruauté que les maîtres du passé avaient mises dans le monde, plus nous avons voulu être humains et ne nous adresser qu’à la raison des hommes.

« Nous avons aujourd’hui la conviction que nous réussirons à trouver le chemin de la nouvelle liberté sans réaction, sans répression, sans violence. Nous sommes des démocrates et des socialistes. Nous n’entendons pas par démocratie un système où les citoyens exercent leur droit électoral tous les trois ou quatre ans et gouvernent le monde avec de nouveaux ministres et un nouveau Parlement. Nous qui avons trouvé une nouvelle forme de révolution, nous tâchons aussi d’organiser une nouvelle forme de démocratie. Nous demandons la collaboration constante de tous les travailleurs de la ville et de la campagne. (Bravos frénétiques.)

« Chers amis, celui qui, comme moi, a eu l’occasion de lire, pendant ces jours derniers, des milliers de lettres, et de voir cette foule d’hommes qui s’adressent à nous, poussés par le changement extraordinaire des choses, celui-là doit éprouver la même émotion profonde que nous, en voyant surgir de partout un enthousiasme nouveau pour le travail. C’est comme si des milliers d’hommes n’avaient attendu que d’être délivrés de l’oppression pour venir collaborer avec nous. Ouvriers, paysans, écoliers, personnes de toutes classes et de toutes conditions, tout ce qui en un mot est opprimé accourt et nous dit : « Maintenant, nous pouvons travailler, nous « voyons enfin un but ! »

« Voilà la démocratie ! Et cette démocratie est aujourd’hui une réalité. Le passé est mort et (d’une voix plus forte) malheur à ceux qui voudraient essayer de ranimer le passé maudit ! (Bravos frénétiques.)

« Nous sommes des socialistes, c’est-à-dire que nous voulons faire disparaître les entraves d’ordre économique qui pèsent aussi bien sur les masses que sur les individus : nous voulons arriver à ce que toute créature humaine puisse développer ses dons et jouir en toute sécurité de l’existence, de ces rares années de notre vie terrestre. C’est précisément maintenant, alors qu’ont été gaspillées si criminellement les vies humaines que chacune d’elle nous est sacrée. Par-delà les frontières de notre pays, nous crions aux peuples qui, hier encore. étaient nos ennemis : « Nous reconnaissons que nous sommes coupables ! » Et ainsi nous ouvrons la voie à une entente et à une réconciliation des âmes.

« Cette guerre a été la dernière ! En nous débarrassant des coupables de ce crime mondial, en nous en débarrassant d’une manière humaine, comme jamais on ne l’a fait, et avec des égards qu’ils n’ont pas mérités (Bravos. — Très juste !), mais avec une ferme résolution, nous avons montré que nous étions des hommes. Nous continuerons dans cette voie en vous priant de nous aider. Nous saluons ceux qui étaient nos ennemis. Nous envoyons nos salutations aux peuples de France, d’Italie, d’Angleterre et d’Amérique. Avec eux, nous fonderons ensemble !es temps nouveaux.

« Tous les hommes au cœur pur, à l’esprit clair et à la volonté ferme sont appelés à collaborer à l’œuvre nouvelle. Oublions ce qui a été et ayons confiance en ce qui sera. Une ère nouvelle se lève et nous, qui avons aidé à la fonder, nous avouons dans une vénération soumise devant le destin obscur qui gouverne l’humanité : « Nous remercions ces forces mystérieuses de nous avoir permis de contribuer à la délivrance du monde. La liberté relève la tête, écoutez son appel ! » (Applaudissements frénétiques.)

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