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Le grand jeu

Article paru dans Lutte de Classe, juin-juillet 1967, p. 1-3

Nasser became a hero in the Arab world in the wake of the Suez crisis – Getty Images (Source)

Pendant quelques jours, il n’a été question en France que de la
guerre entre Israël et les Etats Arabes… Nous avons eu droit aux manchettes spectaculaires et aux prises de position tonitruantes. Cela nous a valu quelques spectacles assez cocasses : communistes essayant de ménager la chèvre et le chou : l’existence d’Israël ne doit pas être remise en cause, mais il faut condamner la politique réactionnaire et agressive de ses dirigeants qui menacent la politique de paix et de progrès des gouvernements socialistes arabes ; fraternisation touchante entre l’extrême-droite française et les ténors de la Fédération de la Gauche au grand complet, entre antisémites et sionistes, les uns et les autres proclamant leur soutien inébranlable à la cause israélienne…

Rien d’étonnant que les bureaucrates des organisations politiques
et syndicales, accoutumes à se raccrocher à tel ou tel Etat capitaliste
(bourgeois ou bureaucratique) n’aient vu dans cette guerre du Moyen-Orient qu’une occasion de prendre parti pour l’un ou l’autre des adversaires.

Depuis le temps qu’ils ont remplacé l’Internationale par la Marseillaise et le drapeau rouge par le tricolore, ils commencent à avoir l’habitude de l’enthousiasme nationaliste.

Les peuples du Moyen-Orient aussi. Mais depuis quelque temps, l’enthousiasme laissait à désirer. D’un côté comme de l’autre, les gouvernants se heurtaient à des oppositions et à un mécontentement plus ou moins diffus suivant les cas.

Dans l’Egypte progressiste de NASSER, il y avait un malaise ; depuis quelques années, le pouvoir d’achat des travailleurs, déjà très bas,
diminuait ; tandis que les prix augmentaient régulièrement, les salaires ne bougeaient pas ; en plus de cela, la crise alimentaire s’était aggravée avec la suspension par les Etats-Unis de leurs fournitures de céréales. Bref, le fellah et l’ouvrier insatisfaits de leur sort et qui avaient cru que le barrage d’Assouan leur permettrait de mieux vivre, n’avaient qu’une seule source de joie, celle de savoir que leur pays possédait une armée puissante (le socialiste NASSER consacrait le tiers du budget aux dépenses militaires) et que celle-ci menait une guerre de libération au YEMEN.

En Israël également, une partie des travailleurs était inquiète, le chômage ne cessant d’augmenter. Et dans ce pays, le mécontentement de certains ouvriers avait été suffisamment fort pour que l’organisation syndicale ait été débordée à plusieurs reprises : des grèves sauvages avaient en effet éclaté.

Ainsi, d’un cote comme de l’autre, pour ne pas parler de la SYRIE où les hommes au pouvoir craignaient un coup d’Etat, il était temps de reprendre l’opinion en mains, de lui faire oublier que tout n’allait pas pour le mieux et de l’amener à redonner toute sa confiance à ses chefs valeureux.

Le moyen d’y parvenir ? Celui qui avait fait ses preuves dans le passé : la proclamation de la nation en péril. Rien de tel en effet qu’une bonne petite guerre pour faire taire les mécontentements et mettre entre parenthèses les échecs d’un régime. C’est la classique diversion extérieure : quand le péril est aux frontières, seul un traître songe à critiquer la politique de ses gouvernants.

Dans le cas présent, rien n’était plus facile car chacun dispose en permanence d’un ennemi héréditaire auquel il peut attribuer les intentions les plus sanguinaires et contre lequel il est enfantin de dresser une population intoxiquée de slogans ultra-nationalistes depuis vingt ans : les Etats Arabes ont Israël et Israël les Etats Arabes.

Il en est ainsi depuis 20 ans, c’est-à-dire depuis la création de l’Etat d’Israël. Dès l’origine, cet Etat, constitué grâce à l’immigration massive de juifs du monde entier, a un important soutien financier international, avec la bénédiction à éclipses de la GRANDE-BRETAGNE, des ETATS-UNIS… et de l’U.R.S.S., a été fondé selon des principes d’ultra-nationalisme et d’intolérance religieuse. Rien d’étonnant que, dans ces conditions, les dirigeants arabes aient joué eux aussi à fond la carte du patriotisme belliqueux et de la guerre sainte.

De la part de pays qui se targuent d’être socialistes, cela ne manque pas de charme.

Car Israël, dont l’économie est abondamment alimentée par les capitaux de puissants groupes occidentaux et dont les kibboutz ont redécouvert le salariat, se prétend socialiste. Et l’Egypte, entre autres Etats arabes, où une bureaucratie policière interdit la grève et parle avec éloquence de la patrie arabe, se pretend elle aussi socialiste.

Entre ces magnifiques fleurons de l’internationalisme ouvrier, la paix n’est évidemment pas pour demain et ce n’est pas parce que leurs dirigeants se retrouveront assis autour d’une table que le problème sera réglé. Parce que nous vivons en régime capitaliste et que les intérêts économiques des classes dirigeantes en présence s’opposent d’une façon radicale. Il n’y a pas de véritable entente possible entre Israël et les Etats Arabes parce que leur niveau économique est différent : Israël est un pays développé (ce qui explique du reste sa supériorité militaire, notamment sur le plan de l’organisation), alors que les Etats Arabes restent des pays sous-développés.

D’où cet antagonisme permanent, qui débouche de temps à autre (trois fois en vingt ans) sur un conflit militaire encouragé ou simplement autorisé par les grandes puissances qui y voient un moyen commode de renforcer leur mainmise sur les ressources pétrolières de la région.

Ces conflits ne règlent évidemment rien mais attisent les haines et permettent aux dirigeants de mobiliser derrière eux leurs opinions respectives.

Les principales victimes de cet état de choses sont les travailleurs, ceux d’Israël comme ceux des Etats Arabes. Leur exploitation est aggravée et rendue plus facile par cette tension perpétuelle que créent les dirigeants. Au nom du nationalisme, on peut imposer sans risque de réactions : blocage des salaires, augmentation du rendement, organisations syndicales officielles, etc.

Ce n’est donc pas dans une solution de type nationaliste et religieux que les travailleurs israéliens et arabes trouveront une amélioration de leur sort, bien au contraire. Leur seule chance de ne pas se voir imposer des « sacrifices » toujours plus lourds, c’est de refuser ce cadre national et religieux.

Ceci implique qu’ils revendiquent une amélioration de leur sort et emploient toutes les armes dont ils disposent à l’appui de ces revendications (notamment les grèves). Ceci implique aussi qu’ils établissent des contacts avec les travailleurs de l’autre camp car, malgré les apparences, ils sont étroitement solidaires les uns des autres.

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