Article de Daniel Guérin paru dans Correspondance Socialiste Internationale, 10e année, n° 93, mars 1959, p. 2
Vers 1930, à l’époque, hélas déjà lointaine où certains d’entre nous faisaient leurs premiers pas dans l’action militante, la tâche essentielle était de faire connaître ce qu’est la colonisation, car bien peu de gens dans notre pays s’y intéressaient, et plus rares encore étaient ceux qui l’avaient sérieusement étudiée.
Mais aujourd’hui la colonisation est un phénomène familier à tous. Il importe certes toujours de l’analyser, de la dénoncer, de la combattre. Cependant le problème essentiel qui se pose aux hommes de notre temps, c’est, à mon avis, moins le problème de la colonisation que celui de la décolonisation.
Il y a ici un parallèle étroit entre la question coloniale et celle de la révolution sociale. Il fut une période où la tache n° 1 des révolutionnaires était d’analyser les structures, les contradictions, les méfaits du capitalisme, d’attirer l’attention sur la nécessité de la transformation sociale, de l’abolition d’un système reposant sur la propriété privée des grands moyens de production et sur le profit, de définir une stratégie révolutionnaire en vue d’un tel objectif.
Mais aujourd’hui cet état de choses est familier à tous. Il faut certes toujours dénoncer et combattre le capitalisme. Mais le problème essentiel qui se pose aux hommes de notre temps, c’est moins celui de la nécessité et de la stratégie de la révolution que celui des conditions optima dans lesquelles doit s’opérer le passage du capitalisme au socialisme, celui, si l’on me permet ce néologisme, de la décapitalisation.
Car il y a une bonne et il y a une relativement mauvaise décolonisation, de même qu’il y a une bonne et une relativement mauvaise décapitalisation.
Une mauvaise décolonisation vaut certes mieux que le maintien de la colonisation. Une mauvaise révolution vaut certes mieux que la survie du capitalisme. Mais une bonne décolonisation et une bonne révolution valent infiniment mieux qu’une mauvaise décolonisation et une mauvaise édification révolutionnaire.
Or, nous sommes aujourd’hui dans une période de transition, d’enfantement laborieux où nous voyons se substituer au capitalisme des régimes révolutionnaires qui prêtent le flanc à de graves critiques, et, dans les pays colonisés, des régimes de décolonisation entachés de lourdes déficiences.
Se montrer sévère à l’égard des pouvoirs révolutionnaires qui se sont établis après l’abolition du capitalisme, non, ce n’est pas faire le jeu du capitalisme, non, ce n’est pas trahir la révolution. De même attirer l’attention sur les imperfections de la décolonisation, les critiquer, essayer d’y remédier, non, ce n’est pas faire le jeu du colonialisme, non, ce n’est pas trahir la décolonisation.
Bien au contraire. La révolution n’est viable, la décolonisation n’est viable, que si elles démontrent l’une et l’autre, de façon indiscutable, éclatante, aussi parfaite que possible, leur supériorité sur les régimes d’oppression de l’homme par l’homme auxquels elles prétendent se substituer.
Et pour la révolution sociale comme pour la décolonisation, le critère qui permet de juger de leurs résultats est le même : pour l’une et pour l’autre, il s’agit de savoir si elles conduisent réellement et pleinement à l’émancipation de l’homme.
Mon propos n’est certes pas ici de revenir sur les tares, les erreurs des régimes révolutionnaires se réclamant du « marxisme ». La critique de ces régimes est toujours indispensable, mais elle n’entre pas dans le cadre du présent article. Je voudrais me borner à souligner qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’instruire le procès de la colonisation sans, en même temps, faire la critique de certaines formes de décolonisation.
Cette critique, les anticolonialistes appartenant aux pays colonisateurs ont toujours eu des scrupules à s’y hasarder. D’abord parce que, pensent-ils, ce n’est pas à eux de la faire, mais aux ex-colonisés eux-mêmes : ensuite, parce qu’ils craignent d’affaiblir le soutien qu’ils apportent aux luttes de libération des colonisés en y mêlant des réserves, voire des reproches ; enfin, parce qu’ils ont le sentiment que certaines faiblesses sont à peu près inévitables dans la période de transition que nous vivons et dans les conditions particulières de la lutte anticolonialiste.
Mais se taire est aussi une attitude contestable et il n’est pas sûr qu’elle serve les véritables intérêts des ex-colonisés ; et, d’autre part, se taire sous prétexte que l’on a été inscrit à l’état civil de la nation colonisatrice, n’est-ce pas se priver injustement du droit d’être un citoyen du monde, un véritable internationaliste, n’est-ce pas se désidentifier d’une cause que l’on a embrassée ?
Ceux qui ont connu les mouvements de libération nationale à leur naissance, qui ont participé à leurs premiers balbutiements, qui ont partagé leurs espoirs et encouragé leurs efforts au point, oui, de s’identifier avec eux, ne peuvent aujourd’hui se contenter de chanter victoire.
Certes le rythme de la décolonisation a été beaucoup plus rapide que les évaluations des plus optimistes. Il a pris même un caractère foudroyant. Tant d’hommes qui, hier encore, étaient emprisonnés, déportés, bastonnés, bâillonnés, sont aujourd’hui au pouvoir ou à la veille de le prendre.
Mais s’en réjouir avec eux, est-ce suffisant ? Ne faut-il pas aussi avoir le courage et la lucidité de dire que tout n’est pas satisfaisant dans leurs méthodes de lutte comme dans leurs moyens de gouvernement ?
Certains pays ex-colonisés, comme le Viet-Nam, ont instauré des régimes qui se réclament du « marxisme ». L’héroïsme de la lutte armée qu’ils ont poursuivie pendant des années, dans des conditions dramatiques, ne nous dispense pas de dire que certains moyens de gouvernement totalitaire, que l’élimination, parfois sanglante, de minorités révolutionnaires à laquelle ils se sont livrés, suscitent nos plus expresses réserves.
D’autres, comme la Tunisie et le Maroc, ont fait succéder au colonialisme des régimes relativement progressifs, mais, ici, la dictature d’un homme providentiel, là, le règne d’un monarque, éclairé certes, mais encore quelque peu autocratique, ne peuvent obtenir notre plein assentiment. Et, surtout, dans ces pays, les classes bourgeoises s’efforcent d’y monopoliser le pouvoir. D’où la naissance d’une lutte de classes moderne entre possédants et prolétaires, qu’illustrent, en Tunisie, la domestication du mouvement syndical par le pouvoir personnel et, au Maroc, la toute récente cassure entre l’aile bourgeoise et l’aile progressive et syndicaliste de l’Istiqlal.
D’autres pays, encore, comme la plupart de ceux de l’Afrique noire française, se sont laissé prendre, pour peu de temps, souhaitons-le, aux pièges dorés d’un certain discours de Brazzaville et se contentent d’un self-government plus ou moins illusoire dans le cadre d’un empire gaulliste.
D’autres, comme les Antilles françaises, ont répondu etourdiment oui, alors qu’on ne leur offrait même pas le minimum octroyé à l’Afrique noire et qu’ils restent le cou serré dans le carcan d’une « départementalisation » où ils n’ont aucun droit véritable à disposer d’eux-mêmes.
Et d’autres, comme certains pays africains colonisés par l’Angleterre, embrassent un pan-africanisme purement verbal, sans contenu concret, et dont le seul fil conducteur est un anticommunisme qui risque de les placer à la remorque de l’impérialisme américain et de certaines de ses agences camouflées, tel le « réarmement moral ».
Enfin, dans une Algérie en guerre depuis plus de quatre ans, le Front de Libération Nationale, en même temps qu’il accomplit des prodiges d’héroïsme et de ténacité, affaiblit sa cause, d’abord par une lutte fratricide entre des militants également en lutte pour l’indépendance et aussi, il faut bien le dire, par certaines formes de terrorisme qui ont peut-être contribue à porter Massu au pouvoir à Alger et à braquer contre la résistance algérienne une assez large portion du peuple français, certains excès et certaines fautes politiques ayant été fort habilement, fort diaboliquement, exploités (sinon parfois même suscités) par les ultras du colonialisme.
Ces déficiences, ces erreurs de la décolonisation, quelles en sont les raisons ?
D’abord, bien entendu, l’inexpérience politique, les conditions difficiles de la lutte, le poids spécifique des possédants au sein des appareils dirigeants des mouvements de libération.
Mais il y a, je le crois, à cette relative carence, une cause, beaucoup plus générale et plus dramatique, et qui rejoint l’autre problème, celui de la Révolution sociale.
C’est le discrédit relatif dans lequel est tombé le socialisme dans le monde, c’est l’affaiblissement du mouvement ouvrier international qui, pour une large part, sont la cause des errements, des lacunes de la décolonisation.
C’est faute, en effet, de pouvoir se lier étroitement aux travailleurs des pays industrialisés, de coordonner intimement avec eux une lutte qui s’affronte contre le même ennemi commun : le capitalisme et l’impérialisme, que les mouvements de libération font les faux-pas que j’ai brièvement énumérés. Et c’est faute de trouver dans le vaste espace mondial où le capitalisme a été aboli l’exemple d’un socialisme authentique – d’un socialisme que j’appellerai libertaire puisque son objectif devrait être tout autant d’instaurer la liberté que d’abolir les privilèges de l’argent – que les pays décolonisés, tantôt introduisent chez eux, en les baptisant « marxisme », des méthodes totalitaires, tantôt s’embourbent dans un anticommunisme réactionnaire, tantôt hésitent à couper le cordon ombilical qui les lie encore aux vieilles métropoles colonialistes.
L’avenir de la décolonisation s’identifie à celui de la révolution. La renaissance de l’une s’accompagnera de la renaissance de l’autre. A nous, après avoir accompli un devoir qui est de dénoncer la colonisation, d’en remplir un autre, qui est de préparer cette double renaissance.
Daniel GUERIN.