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Amédée Dunois : Fascisme de parti et fascisme de classe

Article d’Amédée Dunois paru dans le Bulletin Communiste, quatrième année, n° 24, 14 juin 1923, p. 295-296

PETITE cause, grand effet … Parce que trois hauts dignitaires – deux députés, un ancien et futur ministre – du Bloc des Gauches en formation, ont été aspergés de coaltar et de térébenthine par quelques malotrus d’Action française, on s’est mis, de tous côtés et même un tantinet chez nous, à crier au fascisme français ! Le fascisme est en effet à la mode, et tout le monde, ici, en parle d’abondance, sans se soucier toujours de la signification précise de ce vocable nouveau-né.

Y a-t-il un fascisme français ou n’y en a-t-il pas ?

Mais avant tout, qu’est-ce que le fascisme ?

Il apparaît de plus en plus comme une façon de boulangisme italien, mais un boulangisme qui a réussi, puisqu’il s’est emparé, presque sans coup férir, d’un pouvoir politique âprement convoité. Le fascisme est, à première vue, un parti nationaliste recruté dans toutes les classes de la population, par des chefs ambitieux et actifs, ayant fait presque tous leur éducation politique dans les partis les plus avancés et qui, éclairés – disent-ils – par les lumières de la guerre, ont troqué l’idéal révolutionnaire de leur jeunesse pour un idéal national. En fait, c’est tout autre chose. Le fascisme n’est pas un parti, c’est-à-dire une organisation politique de classe à l’image des partis ouvriers et des partis bourgeois ; c’est une bande à la manière des bandes du moyen âge qui, sous le commandement d’aventuriers sans scrupules, se livraient au pillage de villes et des campagnes ; c’est une bande qui, au lieu de compter quelques centaines de bandits, en compte quelques centaines de mille. Les chefs fascistes – Mussolini en tête (1) – sont des coquins vulgaires, des sacripants de la pire espèce, qui n’ont chassé du pouvoir les politiciens des vieux partis qu’afin de prendre leurs places et s’emparer de leurs prébendes. Pour former le parti fasciste, le développer, l’entretenir, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Qu’à cela ne tienne ! Les fascistes ont frappé à la caisse des grands industriels du nord, des grands propriétaires du centre et du midi, de tous les nouveaux riches de guerre et d’après-guerre qui pullulent en Italie. Ils ont frappé d’autorité, selon l’usage fasciste, qui n’admet pas la controverse ; et les caisses sollicitées se sont ouvertes. Toutes les classes nanties de l’autre versant des Alpes vivaient, à cette époque, dans la peur du prolétariat maximaliste et communiste ; elles tremblaient à l’idée de la révolution imminente. Mussolini, qui n’est pas, lui, un dilettante de l’action à la d’Annunzio, et chez qui la sûreté du coup d’œil s’allie à la solidité de l’estomac, se présenta à cette bourgeoisie aplatie, comme le sauveur … inattendu. Cet individu et cette classe, lui méprisant, elle terrifiée, étaient faits, au demeurant, pour s’entendre. Pacte aussitôt conclu. Les bourgeois ouvrirent tout grands leurs coffres-forts. Et c’est ainsi que Mussolini, chef de bande stipendié, a pu escalader le Capitole – en attendant qu’il en redescende … par le chemin rapide de la roche Tarpéienne !

Et tout cela, répétons-le, ressemble étrangement à notre boulangisme. Toutefois, le boulangisme n’avait pas osé, lui, pousser jusqu’au bout l’aventure. Et puis, les temps sont changés. Et puis, l’homme à la chemise noire est un type autrement musclé que l’homme au cheval noir ; il appartient aux races de proie dont sont sortis les condottières et les tyrans de tous les temps.

Le fascisme n’aurait rien été s’il ne se fût porté, à l’instant décisif, au secours de la bourgeoisie menacée par la révolution. Son rôle historique aura été, en liant son destin à celui de cette classe défaillante, de prolonger de cinq ou de dix ans, la domination bourgeoise en Italie. Pour arriver à ses fins, tous les moyens lui ont été bons : assassinat des militants ouvriers, pillage des coopératives, incendie des Maisons du Peuple et des journaux révolutionnaires. C’est par le fer et par le feu que la dictature fasciste s’est imposée à l’Italie. Pour combien de temps ? C’est évidemment une autre question.

Entre les bandes fascistes qui s’attaquaient systématiquement, et pour cause, à la classe ouvrière et nos camelots du Roy qui ne s’en sont pris jusqu’ici qu’à quelques chefs politiques de la petite bourgeoisie radicale, la comparaison serait difficilement soutenable. Il n’y a pas fascisme là où il n’y a pas, pour le compte du capital, d’organisation de combat dirigée contre le prolétariat. Gardons aux mots non moins qu’aux choses leur véritable caractère. Les camelots du Roy ne sont, à ce jour, qu’une bande de gamins épris de turbulence et de tapage et qui se grisent de leur propre gaminerie. Leur suffisance comique, leurs ridicules attentats n’appellent guère que la râclée qui leur viendra d’ailleurs en temps voulu, mais pas de ceux, j’ai quelque raison de le croire, que visent leurs exploits d’aujourd’hui.

Il n’y a pas, du moins de ce côté-là, ombre d’un fascisme français. Il y a que la grande querelle du Bloc national et du Bloc des gauches, de la réaction militariste et cléricale et du radicalisme : il y a les élections de 1924 …

Est-ce à dire, cependant, qu’il n’y aura jamais de fascisme français et que notre prolétariat révolutionnaire soit à l’abri, pour l’avenir, de toute entreprise fasciste ?

Autant je crois peu à un fascisme actuel, autant je suis convaincu à la possibilité, dans un avenir plus proche peut-être qu’on ne pense, du véritable fascisme, du fascisme dirigé non plus contre le Bloc des gauches, mais contre le prolétariat lui-même ; autant je crois que le prolétariat doit surveiller, dès aujourd’hui, les points où pourrait s’opérer le rassemblement fasciste de demain.

Entre l’Action Française, les Unions et Ligues civiques, les Chefs de section et les grandes Associations patronales – Comité des Forges, Comité des Houillères, Comité des Armateurs, Comité de la Laine, de la Soie ou du Coton, Union des Intérêts Economiques – la jonction n’est pas faite encore ; elle ne semble pas même devoir se faire immédiatement. Le jour où elle le sera – et certain réacteur de principe, comme M. Georges Valois y travaillent assidument – le danger fasciste ne sera plus un mythe, mais une réalité qu’on touchera du doigt.

Pour que cette jonction se fît, il faudrait que la décomposition politique et sociale qui suivra fatalement l’échec de Poincaré dans la Ruhr et l’avènement du Bloc des Gauches, fût beaucoup plus avancée qu’elle ne l’est actuellement. C’est quand Herriot, Painlevé et Léon Blum seront au pouvoir, que le grand capital, ne se sentant plus en sûreté, favorisera en France un fascisme de classe, un fascisme anticommuniste, en un mot antiouvrier.

C’était jadis, c’était naguère encore autour de l’Eglise romaine et de la haute armée que se concentraient, aux heures de crise, les forces de conservation et d’autorité. Ce sera, dans l’avenir, n’en doutons pas, autour des grandes puissances capitalistes, lesquelles, mieux que le cléricalisme et le militarisme, figurent, dans toute sa brutalité, la dictature de la bourgeoisie.

Et c’est pourquoi, dans tous les pays capitalistes, la « Réaction » prendra désormais la forme du fascisme. La réaction n’a plus, dans le crédit de l’Eglise ni dans la force de l’armée, qu’une confiance limitée. Elle n’a plus foi que dans des milices mercenaires entretenues, armées par elle, recrutées et commandées par de condottières à sa solde, Mussolini à Rome, Hitler à Munich … Un Mussolini ou un Hitler français peut surgir demain d’une situation intérieure et extérieure qui mettrait en danger l’exploitation capitaliste, le règne de la bourgeoisie en tant que classe. Cette possibilité nous dicte nos devoirs. En attendant d’être attaqués par les bandes stipendiées du « fascisme français », développons de toutes nos forces l’organisation politique et économique des travailleurs. Contre un prolétariat solidement organisé, contre des formations de résistance inébranlables, et aussi, disons-le, contre une avant-garde communiste prompte à la riposte et préparée à l’offensive, le fascisme français peut venir : Il s’y brisera, pour commencer, les dents, en attendant, pour finir, que nous lui rompions les os.

Amédée DUNOIS.


(1) Ce Mussolini, ancien socialiste révolutionnaire de gauche, dirigeait en 1914 l’Avanti. Il le quitta en septembre 1914 pour fonder le Popolo d’Italia, après avoir reçu des mains d’un agent français, Charles Dumas, chef du pseudo-cabinet de ce pauvre Jules Guesde, 15,000 francs à titre de première mise de fonds. Telle est l’origine exacte du fascisme !

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