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René Frémont : Front unique ? oui ! plus que jamais

Réponse de René Frémont à l’article du groupe Los Sin Pan, parus dans Le Libertaire, trente-huitième année, n° 400, 16 juin 1933, p. 1 et 2

L’article de nos camarades espagnols que nous publions en 2e page critique l’idée du front unique, qui fut posé dans le « Libertaire » à différentes reprises par notre camarade Lashortes. Nous aurions voulu trouver dans cet article des arguments démontrant l’inutilité d’un front unique du prolétariat.

Loin de là, quelques affirmations gratuites, telle cette formule, qui veut sans doute être ironique et qui apparait surtout très déplacée (pour ne pas dire plus), « chercher la pierre philosophale autour d’une table d’un endroit de réunion légale, etc … ».

Est-ce que nos camarades espagnols considèrent que rechercher les meilleurs moyens de lutte du prolétariat, travailler à regrouper les forces ouvrière, engager la bataille sociale en tenant compte des expériences du passé, ce n’est là que pure philosophie, dont les ardents révolutionnaires se moquent. Nous pensons que cette expression a dépassé la pensée de nos camarades, car alors, il serait triste de constater de leur part une telle méconnaissance des problèmes sociaux.

Laissons là ces sortes de dissertations et voyons les faits eux-mêmes.

Pourquoi sommes-nous pour le front unique ? Pourquoi travaillons-nous à réaliser l’unité syndicale ?

Poser la question, c’est la résoudre, c’est ce que je vais tenter de faire ici.


Le mouvement ouvrier est partout en recul. La vague révolutionnaire qui semblait devoir emporter le vieux monde capitaliste, à la fin de la guerre, a fait place à une vague de réaction. Le fascisme fait tache d’huile. Partout les régimes de dictature s’implantent, détruisant les organisations ouvrières, faisant disparaître les quelques conquêtes acquises par les luttes prolétariennes.

Dans les Etats où les formes de la démocratie bourgeoise subsistent, le capitalisme aux abois se débat dans la plus effroyable crise économique que l’on ait connue ; il sent son régime s’écrouler et il tourne les yeux vers la dictature.

En France, la lutte contre les salaires et contre les organisations syndicales est commencée.

Dans le programme des ligues de contribuables, de commerçants, de paysans, qui se développent sous la conduite des Nicolle, des barons d’Anthouard et autres, on retrouve la démagogie hitlérienne.

L’action anti-ouvrière et anti-démocratique en constitue la base essentielle.

Ce sont là des essais timides ; mais l’aggravation de la crise économique peut les rendre dangereux. Il ne faut pas sous-estimer la menace ; nous devons, au contraire, dès maintenant nous dresser contre elle.

Que l’on ne vienne pas nous dire, qu’importe que ce soit un gouvernement fasciste ou un gouvernement démocratique, les anarchistes seront toujours persécutés par tous les régimes autoritaires. Ceci n’est qu’un cliché de réunion publique, qui est démenti par les faits. Une telle affirmation prise au sérieux nous conduit droit aux pires erreurs. La situation est trop grave pour que nous nous contentions de quelques formules de cette sorte ; nous devons nous débarrasser de cette phraséologie creuse, pour envisager les faits tels qu’ils sont.


Tous les régimes se valent, mais alors pourquoi les militants révolutionnaires, Italiens, Bulgares, Allemands, Hongrois, Polonais, et … Espagnols ont-ils fui leurs pays d’origine pour venir se réfugier dans la démocratie française ?

Pourquoi l’A. I. T. n’est-elle pas restée à Berlin ? et pourquoi son bureau a-t-il fui, un peu précipitamment ? C’est sans doute que dans la pensée de ces camarades, il y avait des régimes préférables à celui de Hitler.

Tous les gouvernements emprisonnent les anarchistes, c’est exact ; mais peut-on comparer notre situation à nous, militants français, avec celle des camarades qui vivent sous la férule de Mussolini, de Hitler ou de Staline ? Peut-on comparer le sort des emprisonnés politiques à la Santé, avec les camps de déportations allemands, les îles Lipari, ou le bagne de Solovietsky ? Vouloir le faire, ce serait jouer aux martyrs, d’une façon trop facile.

L’expérience allemande est trop récente pour que déjà nous en ayons oublié les leçons. Lorsque nous voyons les premiers symptômes du fascisme se développer ici, nous ne voulons pas commettre les mêmes erreurs que le parti communiste en Allemagne.

Nous ne pouvons pas oublier que c’est la tactique criminelle de ce parti, tout autant que la lâcheté des chefs sociaux-démocrates qui est responsable de l’arrivée des nazis au pouvoir.

Pour les communistes, il n’y avait pas non plus de différence, entre Brüning, Braun, Severing, ou Hitler. Partant de ce principe, ils réalisèrent le front unique avec Hitler, contre Braun, Severing. Leur lutte fut plus âpre contre la social-démocratie que contre Hitler. De là naquit la fameuse théorie du social-fascisme ; pour vaincre le fascisme, il fallait écraser en même temps la social-démocratie, qui n’en était, selon eux, que l’aile modérée. Le résultat d’une telle méthode, ce fut l’écrasement du parti communiste, en même temps que de la social-démocratie.

Toutes les organisations ouvrières sont détruites ; toutes les conquêtes syndicales disparues ; les militants assassinés, ou en prison. Le fascisme marque un recul de nombreuses années. Peut-on dire qu’il n’y a aucun changement, que le sort du prolétariat est le même. Personne n’oserait soutenir une telle thèse.


Que l’on nous comprenne : nous ne voulons pas dire que la classe ouvrière doit sauver la démocratie bourgeoise. Celle-ci disparaît parce qu’elle ne correspond plus au développement du capitalisme moderne, il ne nous appartient donc pas d’entreprendre son sauvetage.

Le fascisme est la forme la plus ignoble de gouvernement, tant par les méthodes brutales de répression qu’il emploie, et par les conditions de surexploitation qu’il impose aux masses travailleuses. Il marque l’arrêt brutal de toute idée de progrès, de toute évolution. La classe ouvrière ne peut accepter un tel régime, sans engager une bataille effrénée. Comment lutter ? Telle est la question qui se pose.

Nous l’étudierons dans un prochain article.

FREMONT.


Unité prolétarienne ? Qu’est-ce à dire ?

Nous avons reçu d’un groupe anarchiste espagnol l’article suivant que nous insérons et auquel nous répondons en première page.

Que les camarades de l’Union anarchiste de la Région parisienne nous permettent d’intervenir dans leurs affaires de lutte et de tactique contre les dangers du capitalisme moribond.

Leurs luttes étant les nôtres par ce principe d’internationalisme qui caractérise l’anarchisme, nous sentons le besoin de leur adresser nos mots fraternels dans le but de les aider à sortir du marasme où est plongée la classe ouvrière française, en particulier les groupes anarchistes de France. L’heure présente demande un mouvement d’ensemble, pour faire face à nos ennemis. Il faut absolument que ce mouvement se produise si nous ne voulons pas voir le spectacle décourageant de l’effondrement final du prolétariat français et de l’idéal anarchiste. Mais il faut, pour réagir, chercher les forces capables de mener la lutte active, et ces forces, nous le savons tous, se trouvent précisément au sein du prolétariat. Là, et seulement là, nous retrouverons les éléments de combat. Là, et seulement là, nous rencontrerons les moyens de la réalisation de l’unité ouvrière que demandait Le Libertaire du 1er mai.

Il ne s’agit pas de chercher une unité ouvrière tendant à nous rassembler avec les partis politiques se réclamant de la classe ouvrière. Il ne s’agit pas non plus d’accepter ce « front unique » proposé par les communistes. Nous considérons que tous ces moyens n’aboutiront jamais à un résultat pratique, ne plaçant pas la classe ouvrière dans ses positions véritables en face du capitalisme. Nous considérons aussi que la collaboration avec les partis politiques de n’importe quelle nuance, nous rend responsables de l’esclavage que ces partis politiques nous imposeront le lendemain de leur triomphe. Nous connaissons tous les expériences des révolutions politiques réussies à ce jour.

Mais nous voyons que les camarades de l’Union Anarchiste de la Région Parisienne se trouvent devant une situation délicate du fait qu’ils n’ont pas assez de militants dans le cœur de la masse travailleuse. On en reste aux constatations de la division de la classe ouvrière par les partis politiques. On se plaint que les politiciens n’aient pas su réaliser l’unité prolétarienne, se maintenant dans une lutte intestine acharnée. Nous croyons cependant qu’il n’y a pas lieu de se plaindre ; bien au contraire, il y a tout lieu de s’en réjouir et d’en tirer profit. Il y a là tout près de nous un danger de fascisme qui nous menace ? Allons donc, qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Nous, anarchistes, nous sommes toujours poursuivis par tous les gouvernements sans distinction d’étiquette, mais pourquoi sommes-nous poursuivis ? Ce n’est pas du seul fait d’avoir les idées anarchistes. Il y a d’autres raisons qui poussent les politiciens et leurs polices à la persécution des anarchistes. C’est seulement lorsque les anarchistes mènent une lutte, lorsque nous agissons de toutes nos forces, lorsque nous nous plaçons à la tête des mouvements ouvriers que nous sommes poursuivis et traqués par tous les gouvernements. Les gouvernements fascistes, pas plus que les gouvernements démocrates, ne nous laisseront vivre que si nous demeurons immobiles devant leurs monstruosités gouvernementales. Si les camarades de l’Union Anarchiste de la Région Parisienne se trouvent, à l’heure actuelle, dans une paix relative et libres de toute poursuite acharnée, ce n’est pas parce que la démocratie est meilleure pour eux que ne le serait le fascisme, mais parce que les anarchistes français n’agissent pas, ne dirigent pas les masses et ne font rien pour se mettre à la tête de ces masses qui devront gêner les manœuvres du capitalisme.

C’est donc au moment où la classe ouvrière est sans boussole qu’il faut que les anarchistes français réagissent, qu’ils profitent de cet état de choses pour entreprendre des campagnes de propagande, qu’ils s’introduisent dans les syndicats ouvriers, qu’ils essayent de prendre la direction de ces syndicats ouvriers ou, à défaut, qu’ils mènent une propagande active auprès des syndicats révolutionnaires en leur donnant un caractère nettement ouvrier. Mais cette tâche, ils doivent l’entreprendre sans défaillance et sans répit, même aux risques et périls de toutes les persécutions possibles.

Nous savons qu’il y a en France pas mal d’ouvriers possédant une instruction d’ordre social qui n’ont pas retrouvé leur voie d’action. Ils ne l’ont pas trouvée parce qu’ils repoussent la grossièreté et le mensonge du communisme autoritaire et parce qu’ils n’arrivent pas à voir clair dans la possibilité de l’établissement du communisme libertaire. Il suffirait que les anarchistes français partent de cette conviction que le communisme libertaire est une théorie réalisable et acquise ; qu’ils transmettent ou communiquent cette même conviction à leurs sympathisants, pour que le rayon d’action s’étende tout de suite.

Mais il faut tout d’abord que les militants français possèdent cette conviction et qu’ils fassent preuve de dévouement pour la cause, car autrement, il est matériellement impossible que la classe ouvrière française prenne parti dans nos batailles. Et c’est pourtant décourageant, cet exemple que les anarchistes français offrent aux anarchistes étrangers. Chercher la pierre philosophale autour d’une table, d’un endroit de réunion légale, c’est très bien, mais c’est dangereux pour la liberté individuelle de celui qui s’occupe de cette simple besogne. Mais si vous passez tout votre temps à la recherche de cette pierre philosophale autour d’une table paisible, vous ne la trouverez jamais. Il faut la chercher dans le brouhaha de la bataille, bataille à mener dans les syndicats et dans la rue … et vous trouverez alors et la pierre philosophale de l’unité prolétarienne et le chemin de la révolution, avec l’aide de ce peuple ouvrier qui vous manque maintenant.

Le Groupe Espagnol
« Los Sin Pan ».

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