Article de Robert Brizon paru dans Que Faire ?, 2e année, n° 15, mars 1936, p. 15-18
Après de longs et difficiles conciliabules, le Comité directeur (?) du Front Populaire s’est donné un programme. Les dirigeants de feu la C. G. T. U. le reprennent pour en proposer à la C. G. T. unifiée l’adoption comme plate-forme de revendications immédiates.
Sous quel drapeau, pour quels idéaux va donc désormais officiellement se dérouler le mouvement du Front Populaire ? Rappelons brièvement les idées principales du programme.
Les têtes de chapitres nous montrent qu’il est axé sur les trois mots d’ordre : la liberté, la paix, le pain.
1° Par liberté on entend les poursuites légales contre les ligues, la « moralisation » de la pourriture bourgeoise … par l’institution d’incompatibilités parlementaires.
Liberté de la presse par l’abrogation des lois scélérates et le vote de lois contrecarrant l’emprise des oligarchies sur la presse. Egalité devant la T. S. F. Libertés syndicales. Sauvegarde de l’école laïque. Quant aux colonies elles devront se contenter d’une commission d’enquête parlementaire sur la situation dans les « territoires français (!) d’outre-mer ».
Cette seule énumération fixera chaque communiste sur l’efficacité des mesures préconisées pour la conquête de la liberté. Nous nous bornerons seulement, à titre d’illustration de souligner deux faits caractéristiques.
Pour faire « une France propre et honnête » on reprend les mesures votées sous … Tardieu. Lors des scandales Oustric-Peret-Tardieu on avait institué les « incompatibilités ministérielles ». Or, les récents débats à la Chambre démontrent que cela n’empêche point un général Maurin, entre deux passages au cabinet ministériel, d’appartenir à des conseils d’administration de marchands de canons. L’extension des « incompatibilités » aux députés donnera les mêmes résultats pour la « moralisation » de la société bourgeoise.
Parmi les moyens de développer l’école le programme demande la prolongation de scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans. Mesure éminemment audacieuse. La preuve c’est que le gouvernement Sarraut-Frossard pour limiter le chômage des jeunes vient de déposer un projet dans le même sens.
2° La paix, en régime capitaliste !, est défendue au programme par des souhaits utopiques de collaboration des peuples, par le renforcement de la S. D. N., la préparation du désarmement « général, simultané et contrôlé » (ô Briand !), la répudiation de la diplomatie secrète, « l’ajustement » du traité de Versailles, etc., etc.
3° Le pain est promis au programme par la semaine de quarante heures, les grands travaux, la revalorisation des produits agricoles, l’ « humanisation » des décrets-lois de Laval « en attendant leur abolition aussi rapide que possible » (?). En même temps on promet de défendre l’épargne contre les méchants financiers par des réformes juridiques que, depuis des années, du plus gauche radical jusqu’au plus modéré des vieux sénateurs (en passant par les journaux de Bourse), tous les politiciens jettent en pâture aux rentiers outrés de leur éternelle spoliation, comme si cette spoliation n’était pas un effet « naturel » de l’existence même des systèmes financier et boursier modernes.
Enfin, on retrouve, bien entendu, la rengaine sur le contrôle de la Banque de France (devenant Banque de la France par le seul fait que l’Etat bourgeois s’y substituera aux « 200 familles ») ; l’impôt sur la fortune, nationalisation des industries de guerre, « détente fiscale », lutte contre les fraudeurs du fisc par l’institution de la carte d’identité fiscale, etc., etc.
On le voit bien, il s’agit d’un programme petit bourgeois réformiste pour lequel on semble à l’envie avoir gratté tous les fonds de tiroirs des panacées confusionnistes. Il n’y a rien là qui n’agrée entièrement au Parti radical auquel on a fait le plaisir d’adopter jusqu’à sa trouvaille du Congrès de Wagram « l’humanisation » des décrets-lois en enterrant leur abolition sous une formule d’ « attente ».
L’indigence du programme est si criante que même un réformiste tel que René Belin, secrétaire de la C. G. T., écrit dans « Le Peuple » du 1er février :
« Je serais sans foi et sans ardeur pour servir une organisation syndicale qui se satisferait au moment où nous sommes, d’un programme immédiat tel que celui qui est issu des délibérations du Comité du Rassemblement populaire … Je crois que le syndicalisme vaut mieux que cela, et je crois surtout qu’il peut davantage ».
Frachon qui ne semble pas gêné dans une situation qui lui vaut les reproches de modération de la part du réformiste Belin, répond dans « L’Humanité » du 8 février :
« Le grand mérite du programme, c’est qu’il nous assure l’appui d’alliés importants et nombreux ».
Ces alliés, on le devine, c’est l’aile petite bourgeoise du Front populaire, le Parti radical que Lénine, encore en 1913, qualifiait de « dernier parti bourgeois » dont « les différences d’avec la « réaction » deviennent toujours moindres ».
Bernstein disait : « Le mouvement est tout, le but final n’est rien ». Frachon intitule son second article « L’action facteur essentiel » (« Humanité » du 10 février 1936) et se lance dans une démonstration pour nous convaincre que le prolétariat, une fois sur la voie de l’action, trouvera son chemin. Aussi peut-on « en attendant » reléguer le but final (et même les décrets-lois) et inscrire au drapeau les utopies réactionnaires petites bourgeoises telles que la paix en régime capitaliste, la limitation du pouvoir des oligarchies sans toucher aux fondements du régime, etc.
Est-ce bien vrai ? L’histoire démontre que chaque fois que le prolétariat abandonnait le ferme terrain de ses revendications pour passer sur le terrain de la petite bourgeoisie, il sombrait avec elle dans les déceptions de la défaite …
L’alliance, certes, est nécessaire avec les couches inférieures de la petite
bourgeoisie, mais le prolétariat ne peut pas renoncer à son programme pour s’abaisser au niveau de son allié arriéré, instable, imbu de préjugés. C’est à celui-ci d’adopter le terrain de lutte du prolétariat, et alors la lutte commune pour des revendications immédiates devient possible. Or, le programme que défend le P. C. au lieu de combattre les illusions petites bourgeoises les renforce par le seul fait de son adhésion et le transporte dans le camp du prolétariat où ce programme vient obscurcir la vue des buts de classe, des moyens prolétariens de mettre fin à la misère, de combattre la guerre, etc.
On ne peut pas à la fois « ouvrir la voie » et encombrer cette voie de tout un fatras de buts utopiques, de jalons faux qui déroutent.
Mais, au fait, pourquoi attribuer à ce programme une signification qu’il n’a pas. Il n’est nullement une étape vers des luttes décisives. Léon Blum, en quelques mots de présentation, en publiant le programme dans le « Populaire », a bien défini sa portée. « C’est, dit-il en substance, la charte des bons républicains dont l’adoption sera le criterium pour les désistements au second tour des prochaines élections législatives. La montagne du Front populaire accouche d’une souris électorale (qu’on pourra d’ailleurs trahir une fois les radicaux assurés de leurs mandats). Et c’est en pure perte que Frachon et les autres leaders du P. C. nous présentent ce programme comme un guide (et quel guide !) vers une étape supérieure de luttes populaires.
Le programme ainsi ramené à ses justes proportions, l’adhésion du P. C. n’apparaît pas plus justifiable. En aucun cas, le prolétariat ne saurait abandonner son indépendance sans trahir ses intérêts. Or, adopter une plateforme commune petite bourgeoise avec le parti radical, une entente de ce genre, constitue justement l’abandon de l’indépendance du prolétariat.
En 1907, lors de la lutte contre la réaction tsariste et ses Cent Noirs, pendant la période électorale (pour la Douma d’Empire) les socialistes-révolutionnaires petits-bourgeois proposèrent au parti bolchévik des ententes du genre 1936. Lénine leur répondit catégoriquement :
« Non, messieurs, nous ne parlerons même pas avec vous, ni d’ententes permanentes, ni de manifestations communes. Mettez-vous d’accord avec nous sur la politique de lutte contre les Cent Noirs et contre les constitutionnels démocrates ; mettez-vous d’accord par des actes (souligné par Lénine) – tel est notre ultimatum. » (T. XI).
Dans la même année, au Ve Congrès du Parti, polémisant contre le menchévik Liber qui préconisait des ententes avec la bourgeoisie libérale contre le tsarisme, Lénine dit :
« De deux choses l’une : ou bien le Parti ouvrier mène effectivement une politique prolétarienne indépendante, alors nous admettons des actions communes avec une partie de la bourgeoisie seulement dans le cas où elle, cette partie, accepte notre politique et non pas le contraire. Ou bien nos paroles sur l’indépendance de la lutte de classe du prolétariat restent des paroles vides. » (T. XI.)
C’est dans le même esprit que la conférence du Parti social-démocrate russe, dès novembre 1906, « a décidé à l’unanimité qu’en cas d’ententes, dans la campagne électorale, avec des partis bourgeois (partis bourgeois démocratiques. – R. B.) une plateforme électorale commune avec ces partis est absolument inadmissible ».
On nous répondra : oui, mais le programme du Front populaire n’est pas le programme du Parti. Le Parti peut propager le sien. On ne peut avoir deux programmes à la fois, la pratique le montre surabondamment. (A propos, le P. C. F. ne possède pas encore de programme ; il est inconcevable qu’un grand Parti n’ait pas trouvé, depuis quinze ans, de temps pour l’élaborer.)
Loin de critiquer le programme du Front populaire, le Parti le défend même contre les réformistes et en transforme les parties essentielles dans ses propres documents. Voyez le Manifeste du Congrès de Villeurbanne ! Ne ressemble-t-il pas à la plateforme du Front populaire ? Et il en sera ainsi de toute la propagande communiste. Partout prédominera le principe de Frachon « l’action facteur essentiel » pour des revendications immédiates (dont même l’abolition des décrets-lois est exclue). Quant au « but final » … n’effarouchons pas MM. Herriot et Flandin.
Robert BRIZON.