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Pierre Naville : Le ministère Flandin et le « front populaire »

Article de Pierre Naville paru dans La Lutte de classes, organe mensuel du marxisme révolutionnaire, n° 48, janvier 1935, p. 5-8

Le ministère Flandin a interrompu la monotonie du développement continu du ministère Doumergue. Doumergue représentait directement, sinon exclusivement, l’équipe du 6 Février. Il s’était développé en s’appuyant ouvertement sur les Ligues fascistes, en opérant sur le Parlement le chantage à la dissolution. Cependant, il n’osa pas le dissoudre, et en fin de compte il s’clipsa devant la résistance du Senat, sans que le Front unique ait esquissé le moindre geste pour l’abattre.

Les menaces de révision constitutionnelle, d’institution d’un régime légal de bonapartisme avaient suscité les résistances du Sénat et de la grande majorité de la Chambre. Mais ces résistances devinrent efficaces lorsque Germain-Martin et Flandin, d’accord avec les ministres radicaux refusèrent à Doumergue les douzièmes provisoires qu’il demandait, désirant avoir les mains libres. Seule la résistance d’une partie de la bourgeoisie, irritée et inquiète du chômage croissant, du marasme ininterrompu des affaires et de la nullité frappante de Doumergue comme exorciseur de la crise économique, décida les ministres radicaux à faire échec à Doumergue. Ce n’est pas pris au collet par les ouvriers que les radicaux résistèrent ; c’est en s’épaulant sur la droite. Telle est la raison pour laquelle, après la chute de Doumergue, ils n’eurent même pas envie de répondre aux invites faites par le groupe parlementaire socialiste et aussi la direction staliniste, mais constituèrent un bloc nouveau avec la grande bourgeoisie. La comédie entre Herriot et Flandin, axes du nouveau gouvernement, sous l’égide des grandes banques, était bien réglée. La grande presse, stylée, se tut. Le Front National et les Croix de Feu en furent réduit à défiler la mort dans l’âme sous les fenêtres de Doumergue : où ils virent du reste une occasion de plus de faire sonner leur éperons sur le pavé de Paris, comme signe d’avertissement.


Dès la chute de Doumergue, le groupe parlementaire socialiste, vota en commun avec la C.A.P. une résolution dans laquelle elle offrait sa participation aux radicaux, sous la forme suivante :

« Si devant le péril couru par les libertés publiques et les libertés ouvrières, devant les ravages de plus en plus douloureux exercés par le chômage et la détresse paysanne, des républicains, sentant à leur tour le caractère exceptionnel des circonstances, se déterminent à opposer à la violence fasciste la force républicaine (?), et constituent un gouvernement de combat pour la sauvegarde des libertés démocratiques et contre la crise, elle déclare ne poser d’avance aucune limite au concours que leur apporterait le Parti. »

La constitution du gouvernement Flandin le jour même de la chute de Doumergue ne laissa pas à cette résolution le temps de produire tous ses effets désastreux. Cependant, elle marquait dans les sommets du Parti socialiste un état d’esprit inconciliable avec des préoccupations révolutionnaires, et qui rejoignaient l’attitude nouvelle des stalinistes dans le « front populaire ». Depuis, on fait volontiers le silence sur cet épisode. Cependant, il a eu un caractère si révélateur qu’il faut au contraire y insister.

Que signifie, à l’heure de la chute de Doumergue, cette résolution du groupe parlementaire et de la C.A.P., également responsables ? Elle signifie la répétition exacte de la position du Parti en 1924, en 1932, et en Février 1934, vis-à-vis du gouvernement Daladier. Autrement dit : la masse du Parti, elle, a commencé d’apprendre quelque chose de l’expérience de l’année écoulée ; la direction, reflet du passé, elle, n’a rien appris.

Il n’est pas besoin de regarder de très près pour comprendre immédiatement de quoi il s’agit. Il s’agit tout simplement d’une offre de participation ministérielle. Les phrases dont cette offre s’entoure ne changent pas grand’chose à l’affaire. Le Parti socialiste offrait tout simplement de constituer avec les radicaux, et avec d’autres éléments placés à leur droite, un gouvernement purement traditionnel dont l’appui n’eut pas résidé dans l’action hardie et autonome de la classe ouvrière, mais sur ce que la résolution appelle la « force républicaine » et qui ne peut pas signifier autre chose que la « garde républicaine » !

En un mot, devant une répétition du 6 Février de la part des Ligues fascistes, le gouvernement radical et socialiste, même qualifié de « combat», se serait trouvé place exactement dans la même nécessité que Daladier en Février dernier : s’abriter derrière le rempart de la garde mobile. Et après? Ou bien armer sur le champ la classe ouvrière qui seule pourrait balayer la canaille fasciste déchaînée, ou bien faire comme Daladier : démissionner sous prétexte de « ne pas faire couler le sang ».

Cela n’eut pas signifié dans les circonstances actuelles autre chose qu’une lamentable et criminelle concession aux illusions de la démocratie parlementaire, une trahison pure et simple des intérêts du prolétariat.

D’où vient que le groupe parlementaire socialiste se soit livré à cette démonstration, qui du reste suscita une certaine réaction dans les rangs prolétariens du Parti ? Parlons sans fard : des membres du groupe parlementaire n’hésitèrent pas à alléguer sans détour la crainte des députés terrorisés par les menaces fascistes. Autrement dit, le groupe parlementaire subit l’influence des déclarations de Marchandeau, ministre radical de l’Intérieur, lequel, pour essayer de contraindre le Parti radical à respecter son bloc avec Doumergue, argua des renseignements qu’il avait, de par sa fonction, au sujet des préparatifs des ligues fascistes.

Cet esprit de panique se communiqua du groupe parlementaire radical au groupe socialiste, et ce dernier déteignit finalement sur la C.A.P. du Parti. Ainsi la logique de la situation mit en pleine lumière le fait que les travailleurs ne peuvent en rien compter sur leurs représentants parlementaires surtout dans les cas des conflits aigus d’hier et de demain.


Mais le Parti communiste dira-t-on ?

Précisément, sous une forme atténuée, le Parti communiste observa dans cette crise une position analogue à celle de la direction socialiste. Toute son attitude fut inspirée des pires illusions parlementaires. A la veille de la crise, pendant le Congrès de Nantes du Parti radical, Thorez fit dans un meeting tenu à Nantes des propositions en faveur d’un large « front populaire ».

C’est là pour la première fois que le Parti communiste développa son programme de revendications immédiates, dont le caractère principal est de préparer un pont aux radicaux. Dans ce discours, après avoir développé le programme nouveau, il déclara :

« nous sommes prêts à nous engager de toutes nos forces dans cette action et à soutenir ces revendications avec une telle force QU’ELLES POURRONT ABOUTIR MEME SUR LE TERRAIN PARLEMENTAIRE. »

Cette déclaration sensationnelle, inspira toute la politique suivie depuis ce moment et jusqu’à présent par le Parti communiste.

Les phrases ronflantes semées ici et là n’en altèrent pas le caractère bien précis. Thorez déclara qu’un programme favorable à la classe ouvrière et comportant des revendications, même ultra-modérées, est capable d’aboutir sur le terrain parlementaire. En langage clair cela signifie qu’à la Chambre on peut trouver une majorité pour voter le programme minimum du Parti communiste. Cela signifie qu’un bloc des communistes, pupistes, socialistes et radicaux socialistes peut imposer sa loi, non seulement à la droite de la Chambre, mais aussi aux Ligues fascistes et à la bourgeoisie qui, elle, depuis le 6 Février a rompu délibérément avec l’hypocrisie parlementaire qu’elle abandonne comme un vieil os aux charlatans illusionnistes du centrisme.

Thorez n’en fit pas mystère. Il déclara textuellement dans le discours qu’il prononça à la Chambre lors de la présentation du gouvernement Flandin :

« J’ose dire qu’il (notre programme) pourrait trouver dans cette Chambre une majorité qui en exige l’application si les élus obéissaient à la volonté de leurs électeurs. »

« Crétinisme parlementaire », telle est l’expression de Marx, qui convient à de telles affirmations.

On comprend dans ces conditions pourquoi ni Thorez, ni Cachin, ni le Comité Central du Parti communiste n’ont soulevé la moindre objection aux propositions du groupe parlementaire socialiste. N’y a-t-il même pas lieu de supposer que c’est avec l’accord tacite des députés communistes que Blum et Paul Faure se sont engagés dans cette voie ?

En résumé, à la veille de la crise et pendant la crise, au moment où des divergences de vues sérieuses agitaient la bourgeoisie dirigeante et ses clans politiques, le P. C. et le P. S., par leurs représentants dirigeants, réveillaient le pire fétichisme parlementaire, donnaient à la bourgeoisie la possibilité de liquider cette crise dans les conditions les plus faciles, abandonnaient une fois de plus au fascisme l’initiative d’une riposte et de l’orientation ultérieure des événements, jetaient dans la classe ouvrière le flottement, l’irrésolution, l’esprit de conciliation et en fin de compte, sous prétexte de gagner les radicaux à leur cause, poussaient les radicaux dans les bras de la droite en préparant un amalgame d’une nouvelle sorte représentée par Flandin et l’appui qu’il a trouve dans les milieux de gauche. Telle fut le développement logique de la situation.

L’équipe Flandin ne trouvant aucune résistance à gauche, mit debout un ministère qui trouva à la Chambre un accueil inespéré, prélude de nouvelles contradictions. « La République respire », déclara L. Blum, couvrant ainsi devant le prolétariat le gouvernement Flandin.


Quelle aurait dû être, quelle devra être l’attitude d’une direction révolutionnaire des partis ouvriers dans un tel cas ? Elle aurait dû se tourner vers les masses travailleuses du pays et leur dire clairement :

« Doumergue est ébranlé ; l’insuffisance notoire de son action économique, jointe aux provocations de sa réforme constitutionnelle bonapartiste, préparent une explosion ; vous préparez votre résistance. Dans les rangs de nos ennemis se font jour des divergences de vues, des frictions, des divisions. Doumergue, monté sur le pavois grâce à l’émeute du 6 Février entend y rester par le même moyen. C’est donc dans la rue, c’est de l’action des Ligues fascistes armées que dépend la solution de cette crise. Mais elle peut dépendre de nous si nous nous plaçons sur le même terrain. Préparons-nous, nous, partis ouvriers. Exigeons le départ du gouvernement Doumergue et refusons d’avoir quoi que ce soit à faire avec un gouvernement ou des partis qui se placent sur le même terrain. Nous disons à la classe ouvrière, c’est d’elle seule et de l’action extra-parlementaire de ses propres organisations, que doit surgir la résistance et le salut. C’est de la force des masses travailleuses dressées immédiatement sur pied de guerre, dans des comités réunissant toutes ses forces, groupant des délégations populaires d’usine, de maisons, etc … que doit venir le salut. Dès à présent, Partis et centrales syndicales constituent un comité d’action qui doit siéger en permanence. L’action des députés socialistes et communistes devra être subordonnée étroitement à l’action de ce Comité. Les groupements de base doivent prendre la liaison immédiate avec lui. Face aux nouveaux Versaillais, face à Doumergue et à ses Ligues, nous dressons la direction du prolétariat. »

On peut être sûr qu’une telle attitude aurait rendu immédiatement confiance aux travailleurs. Elle leur aurait ouvert une voie ; elle aurait modifié considérablement l’évolution ultérieure, car dans ce cas, les éléments hésitants, flottants, loin de se trouver suspendus aux basques de la grande bourgeoisie, seraient venus appuyer avec confiance cette nouvelle autorité qui surgissait dans les faits, sans attendre des consécrations parlementaires qui ne signifient plus rien aujourd’hui aux yeux des classes en lutte. Mais nous voilà bien loin du discours de Thorez à Nantes !

Le fait que Flandin résolut sur le champ la crise en donnant tout apaisement aux radicaux relativement au voyage à Versailles, le fait que Doumergue n’osait pas demander la dissolution de la Chambre comme il l’avait annoncé, ni déclencher l’action des bandes fascistes, n’enlève rien à la justesse de nos critiques. Les partis ouvriers n’ont pas le droit de se revendiquer des flottements passagers de l’ennemi pour se vanter de succès qu’ils n’ont pas obtenus.

En voilà assez pour qualifier les rodomontades qui attribuent la chute de Doumergue aux articles leader du Populaire ou à l’action de meetings réglementés du front unique.


Que représente Flandin ? Au premier abord le ministère Flandin fut salué par toute la démocratie petite bourgeoise comme un ministère de détente politique, de « retour à la légalité » parlementaire. Les cercles dirigeants de la banque et de l’industrie qui, pour une part décisive, sont aujourd’hui derrière Flandin comme ils étaient derrière Doumergue, ont estimé que le moment était venu de faire procéder à la bonapartisation accentuée du régime par une action économique qui lui donnerait l’emprise et les assises dans les masses populaires, que la propagande des Ligues n’avait pu acquérir.

Bien entendu ce besoin est lui-même lié à la nécessité de faire face aux contradictions croissantes de la crise économique. C’est pourquoi Flandin, présentant son programme, se plaça sous le signe 1° de l’autorité de fait, qui n’exige pas de nouvelle consécration constitutionnelle, 2° de la « lutte contre la misère » par la mise en action d’un plan de rénovation inspiré du plan d’expansion monétaire de la bourgeoisie belge et dans une certaine mesure de la N.R.A. de Roosevelt.

Ainsi s’ouvrait une nouvelle période dans laquelle la bourgeoisie développant inlassablement l’action et les manœuvres de ses troupes extra-parlementaires, va tenter un large mouvement « d’assainissement » économique dont les classes travailleuses seront seules à supporter le poids ; car Flandin veut bien réglementer la production et augmenter les crédits mis à la disposition des producteurs capitalistes, mais il ne songe pas un instant à réglementer la consommation des masses dont il prend au contraire le bas niveau sans cesse abaissé comme étiage principal de ses réformes. Nous examinerons ultérieurement les détails de ce plan présenté par Flandin, mais nous constaterons tout de suite qu’ils ont pour premier résultat de semer le plus grand désarroi dans les partis et les syndicats ouvriers.

C’est que ceux-ci se sont montré aussi inférieurs à leur tâche dans la question du programme d’action que dans les questions de leur attitude combative contre les bandes fascistes.

Depuis près de trois mois, Parti communiste et Parti socialiste poursuivent des pourparlers diplomatiques – auxquels la base du Parti n’a pas été appelée à participer – au sujet du programme d’action, sans aboutir. La C.G.T. et une série de satellites « planistes », développent un programme qui lui aussi reste en dehors des préoccupations actives du prolétariat.

Les grandes organisations ouvrières semblent avoir pour objectif de laisser le terrain libre aux expériences Flandin. A cette situation il faut mettre fin sans délai. Nous nous proposons de revenir sans délai sur ce problème.

PIERRE NAVILLE.

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