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Alfonso Leonetti : Le fascisme en France. L’agitation des Contribuables ou la fatale illusion des Couches moyennes

Article d’Alfonso Leonetti alias Akros paru dans La Vérité, n° 168, 18 août 1933, p. 3-4

L’Etat moderne, l’Etat centralisé, militaire, bureaucratique de la bourgeoisie, tire sa force de ses recettes, de l’argent qui entre dans ses caisses. Comme tout le régime, basé sur le mode de production capitaliste, l’Etat, qui en est le produit, se débat dans des contradictions mortelles, dont l’origine est toujours la même : la baisse du profit, la nécessité pour les capitalistes de défendre la plus haute portion de la plus-value qu’ils prélèvent sur les masses exploitées de la nation. C’est là le sens de classe de la crise budgétaire à laquelle correspond d’autre part un excès des charges fiscales. Tandis que les dépenses pour l’entretien de la machine militaire bureaucratique nécessaire à la défense du profit capitaliste augmentent de plus en plus, tandis que l’Etat coûte de plus en plus d’argent, les recettes de l’Etat baissent et exigent des impôts de plus en plus lourds pour les salariés et les « petites gens », les capitalistes s’opposant à laisser rogner leurs profits. Des lors, le dilemme : « Qui doit payer ? » se pose sans cesse.

Si on examine le déficit du budget de l’Etat en France, on voit qu’ici aussi la situation déficitaire, en devenant chronique, tend à s’aggraver d’année en année. On assure que, au total, l’équilibre du budget de 1934 n’exigera pas moins de 8 milliards. Où les prendra-t-on ? L’inquiétude grandit parmi les « contribuables ». On affirme que le Gouvernement proposerait aux Chambres, à la rentrée d’octobre, un prélèvement sur le capital, en même temps qu’une amputation générale et uniforme de 10 % sur tous les paiements effectues par l’Etat. Quelle que puisse être la valeur de ces rumeurs, il est incontestable qu’une révision des dispositions fiscales et des dépenses de l’Etat se posera. Sous quelle forme et dans quelle direction ? Si elle se fait sur le dos des masses travailleuses et en frappant les gros capitalistes, cela ne pourra qu’être le résultat des rapports de force des classes dans le pays.

C’est un fait que personne ne conteste que la colère des masses des « contribuables » a fait surgir soudain en France un péril qui semblait le moins attendu : le péril fasciste. Il faut que nous donnions à ce terme de « contribuables » son contenu social, tel qu’il est apparu : c’est-à-dire une masse hétérogène, englobant essentiellement des paysans, des artisans et des petits commerçants, de grandes masses de la petite et moyenne bourgeoisie rurale et urbaine. Comme en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Pologne, partout le fascisme tire son aliment et ses effectifs des couches moyennes, des « petites gens » qui luttent contre la mort. C’est là vraiment un des faits le plus monstrueux de l’histoire : ces « petites gens » que le capitalisme exproprie et ruine ; qui sont partout coincés par la grosse exploitation et la grande industrie ; qui doivent leur mort, en un mot, au mode de production capitaliste, base de la société actuelle, se font les soutiens les plus enragés du système qui les dépouille et les écrase.

Naturellement ils ne se font pas ces soutiens consciemment. Ils s’imaginent – après avoir perdu toute indépendance et initiative dans le processus de la production – avoir une mission à accomplir : la mission de se poser en arbitre entre les deux classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat et de gouverner en harmonisant » les intérêts divers de la « nation » avec les leurs propres. C’est une illusion réactionnaire, comme de croire qu’il est possible, par exemple, de revenir au régime des corporations, pour faire refleurir le métier et la petite exploitation paysanne à l’époque des grands géants de l’industrie et du commerce.

Mais c’est quand même une illusion qui s’empare de millions de paysans, artisans, petits commerçants et les conduit dans le tourbillon de la lutte des classes. En croyant lutter pour empêcher leur décadence, leur mort, ces « petites gens », enrôlés dans le fascisme, ne travaillent qu’à leur propre perte, en renforçant et en étendant le pouvoir d’exploitation et d’oppression du gros capital monopoliste. C’est ce dont se sont aperçus les paysans, les artisans, les petits commerçants qui aidèrent Mussolini en Italie à écraser le prolétariat ; c’est ce dont s’aperçoivent – et bien plus rapidement – tous ceux qui ont cru en Allemagne pouvoir régner contre le capitalisme, en le servant sous le drapeau du nazisme.

Cette même illusion néfaste cherche à s’emparer des couches moyennes – si importantes et nombreuses – en France, aujourd’hui.

Nous avons vu dans les mois passés battre son plein dans toutes les villes de la France un vaste mouvement de « protestation » de paysans, artisans et petits commerçants, d’inspiration nettement anti-démocratique et anti-parlementaire. « Nous représentons le peuple de France bien mieux que le Parlement », ce fut le leitmotiv des orateurs qui prirent la parole aux meetings convoqués par ordre du Comité National d’Entente Economique, de la Ligue des Contribuables et du Parti agraire (27 mai 1933).

Les mots d’ordre sortis de ces meetings dont le service d’ordre avait été assuré par les « Camelots du roi » et les « Croix de feu » et qui avaient l’appui de toute la grande presse par laquelle sont inspirés la campagne et le courant de « révision de la Constitution » : Passer à l’action :

« POUR PROTESTER CONTRE : la spoliation finale et étatiste ; le pillage des deniers publics ; la gabegie administrative ; l’insuffisance des compressions de dépenses ; la démagogie parlementaire ; l’inflation ouverte ou déguisée ; l’anéantissement du fruit de notre travail et de notre épargne ;

« POUR EXIGER : la réforme des administrations ; la réduction massive des dépenses publique ; l’équilibre du budget : la diminution des impôts ; l’abaissement du cout de la vie ; la suppression du chômage ».

On vit les foules de « petites gens », d’habitude si pacifiques et si respectueuses de l’ordre constitué, aller jusqu’à la fermeture de leurs magasins et à « leur descente dans la rue », jusqu’à essayer de forcer les grilles de la préfecture et à pousser des cris « horribles » comme « A mort le préfet ! A l’eau le préfet » ; jusqu’à manifester devant le Palais-Bourbon aux cris de « Plus d’impôts », « A bas Cheron », jusqu’à faire des bagarres avec la force publique, suivies par de nombreuses arrestations et blessés. Des excités – après les meetings de Bullier et de Magic-City du mois de mai dernier – essayèrent enfin des visites « domiciliaires » chez Blum, le chef socialiste, et chez Jacquier, le rapporteur général du budget.

Toute cette agitation est loin de s’être calmée. Derrière le Comité National d’Entente Economique et son fondateur Nicolle, derrière la Ligue des Contribuables et le Parti Agraire, agissent les puissantes congrégations économiques, parmi lesquelles le Comité des Forges et le Comité des Houillères, les deux piliers du grand capitalisme français.

Daladier, dans son discours de juillet, se plaignit que « les divers syndicats de contribuables sont demeures inertes au temps (sous Tardieu), où furent disséminés les milliards du Père Gaspard ». Mais c’est lui qui s’en étonne, qui est à plaindre.

Le mécontentement des couches moyennes naît justement de l’impuissance de la « gauche » à satisfaire leurs nécessités. D’où vient qu’elles se retournent contre « la démagogie parlementaire » et placent leur nouvel espoir dans la « démagogie fasciste ? » L’habileté des « partis de droite », des grandes organisations capitalistes, consiste à s’emparer de ce « mécontentement » des couches moyennes pour le canaliser dans la voie de conservation du profit capitaliste, dans la voie de la réaction. C’est ainsi, nous l’avons déjà dit, que le fascisme naît. Or, enrayer le fascisme signifie avant tout enrayer cette manœuvre de la grosse bourgeoisie qui tente de greffer son coup d’Etat réactionnaire sur la révolte des masses petites bourgeoises ; signifie faire passer les masses moyennes sous la direction de la classe ouvrière, par une politique de vie et d’action ; par des réalisations concrètes.

Il ne s’agit nullement, comme le prétend Blum ou Paul Faure, d’opposer simplement les solutions socialistes aux solutions capitalistes par le moyen de la propagande. En réalité, par cette voie on ne veut que cacher sa propre dérobade devant le fascisme.

Il ne s’agit pas non plus d’emprunter les couleurs fascistes, comme le font les « socialistes » Déat, Montognon, Marquet, d’accord avec quelques « jeunes » radicaux, qui s’essayent dans les vieux habillements « jacobins » un mouvement « populaire », « national », « républicain » et « anti-capitaliste ». En glissant au fil de cette eau on finit pour aider à la formation du fascisme qui, lui aussi, se présente comme « national » de « républicain » et « anti-capitaliste ».

Ce qu’il faut, c’est une politique active de la classe ouvrière. C’est seulement à l’aide de cette politique qu’on peut démontrer que si l’on est « au bord du gouffre », la faute en est au mode de production capitaliste, que la faute en est au régime de la propriété prive des moyens de production. Car, c’est ce qu’il faut faire comprendre au petit paysan, à l’artisan, au petit commerçant, à ces millions de gens qui défendent leur « petite exploitation ». En se faisant les défenseurs acharnés de la propriété privée et de l’ordre fondé sur elle, ils se font en réalité les défenseurs du régime qui les dépouille et les assujettit au régime qui leur creuse la fosse. Il y a fort longtemps que la propriété privée des moyens de production de moyen qu’elle était, s’accélérer la marche de l’évolution sociale, en assurant à chaque producteur, artisan ou paysan, le fruit de son propre travail, la liberté s’est changée en son contraire, en moyen qui non seulement entrave tout développement ultérieur, mais pour se maintenir, entraîne la chute de la société tout entière, l’asservissement total des masses de la nation à un petit nombre de grands capitalistes.

Mais ces vérités, on ne peut les faire comprendre aux paysans, aux artisans, aux petits commerçants, aux millions de « petites gens » qui luttent contre la mort, que par la voie de l’action et de la politique que la classe ouvrière est capable de suivre.

C’est une politique absolument anti-prolétarienne et par suite à rejeter celle qui tend à opposer la classe ouvrière aux classes moyennes.

Ce qu’il faut, c’est de s’opposer à la conjonction des classes moyennes avec les meneurs du grand capital, qui cherchent à les dresser et à les armer contre la classe ouvrière. Et pour faire cela, la classe ouvrière doit montrer que la lutte qu’elle mène pour son affranchissement c’est la lutte pour l’affranchissement de toutes les masses exploitées de la nation, donc aussi pour l’affranchissement des paysans, des artisans, des petits producteurs. Pour cela la classe ouvrière doit accorder une grande attention aux besoins et revendications de ces couches sociales pour ne pas les jeter dans les bras du fascisme, mais au contraire pour faire d’eux ses propres alliés dans la lutte contre le capitalisme et le fascisme.

Akros.

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