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P. Garnier : Y a-t-il un mouvement fasciste en France ?

Article de P. Garnier paru dans Que Faire ?, n° 1-2, novembre-décembre 1934, p. 25-35

Tous dans le même sac.

Il n’y a pas encore longtemps, pour la direction du P.C.F., tous les partis bourgeois en France étaient des partis fascistes et le parti socialiste lui-même – « social-fasciste ». Un beau jour de juin 1934 un miracle s’est produit dans la vie politique : Blum, Zyromsky, Pivert cessèrent d’un seul coup d’être fascistes et devinrent antifascistes, alliés fidèles du P.C. Un changement non moins prodigieux est survenu dans le camp radical. Touchés par la baguette magique de Thorez les grands chefs radicaux se transformèrent de sales fascistes qu’ils étaient en bons républicains prêts à défendre au prix de leur sang les libertés démocratiques.

N’a-t-on pas, en effet, entendu Thorez à Bullier, en octobre, citer avec tendresse Raoul Aubaud, secrétaire général du parti radical, et conclure : « Aubaud appelle à la lutte contre le fascisme ! » Et Cachin a fait mieux encore. Le lendemain de la « révolte » des sénateurs radicaux contre la réforme constitutionnelle de Doumergue, le chef officiel du parti communiste a déclaré textuellement :

« Sans doute un pareil péril (fasciste) favorisé par la complicité du pouvoir, n’a pas échappé aux sénateurs dépositaires des traditions jacobines. Ils ont déclaré la guerre à Tardieu-Doumergue. » (Huma, 23 octobre 1934, souligné par nous.)

Qui eût pu imaginer, il y a un an, que l’organe central du parti communiste, pour lequel Zyromsky était « social-fasciste le plus dangereux », serait le seul journal de gauche à prendre au sérieux le sursaut sénile de vieilles barbes radicales du Sénat! On aura décidément tout vu.

Chose étrange ! Malgré qu’il eut perdu tant d’adhérents aussi précieux, le fascisme en France progresse, paraît-il, toujours. C’est au moins la thèse commune du Populaire et de l’Humanité. Mais on chercherait en vain de se rendre compte, d’après ces deux journaux, quelle est l’exacte signification de ce mot « fascisme ». Au lieu d’éclaircir ce problème capital, ils s’emploient à qui mieux mieux d’en obscurcir les données. A en croire Blum, par exemple (discours de Narbonne), Briand était déjà fasciste quand il matait la grève des cheminots en 1908. Un autre théoricien socialiste, André Leroux, fit une découverte historique non moins sensationnelle : ce sont les fascistes qui ont noyé dans le sang la Commune de Paris.

En attendant d’autres révélations, pareilles, peut-être, sur le fascisme au moyen âge ou dans l’antiquité, voyons où l’Humanité et le Populaire voient le fascisme en France, au seuil de l’hiver 1935.

Le danger du fascisme en France est très grand, presque immédiat. Doumergue le prépare activement et son gouvernement est un gouvernement « préfasciste ». Tout ce qui est à droite de Herriot c’est déjà du fascisme pur sang, ou presque. Tardieu ? Tantôt on l’appelle fasciste, tantôt on attenue la formule. Dans les larges masses on a accrédité la croyance qu’il est un des chefs du fascisme français.

Conformément à cette appréciation, la direction du P.C.F. tire les conclusions tactiques suivantes : le but essentiel, primant tous les autres, c’est de barrer la route au fascisme. C’est lui l’ennemi principal. La lutte contre l’Union nationale est subordonnée strictement à la lutte contre le fascisme. On combat Doumergue avant tout comme fourrier du fascisme. Après avoir fait le bloc avec les socialistes, on cherche une alliance avec les radicaux de gauche et de plus en plus avec les radicaux tout court. On crée un vaste « front populaire » contre le fascisme.

Il faut battre le fascisme à tout prix, disent les dirigeants du parti. Et ils font croire aux ouvriers que pour atteindre ce but aucune concession n’est trop chère. Le P.C. en fait aux socialistes qu’il ne combat plus, à la C.G.T. dont il fait siens les principes idéologiques, aux radicaux qu’il amadoue avec « l’amour du pays ». On roule si rapidement sur la pente savonnée des abdications idéologiques que Zyromski et même Lebas – quelle ironie ! – commencent à critiquer les thèses et propositions du C.C. comme trop … opportunistes (1).

Et toutes ces capitulations idéologiques en attendant d’autres, la direction du P.C.F. les fait avaler aux ouvriers communistes en agitant désespérément devant eux le spectre menaçant du fascisme.

Mais qu’est-ce au fond le fascisme ?

L’I.C. et le fascisme.

C’est l’I.C. hélas ! qui elle-même contribua à embrouiller tellement la notion du fascisme que celle-ci a perdu toute sa signification spécifique. Depuis quelque temps, tous les gouvernements réactionnaires sont baptisés par l’I.C. de fascistes. Horty est fasciste, Pilsudski fasciste, feu Alexandre fasciste, Tataresco fasciste et ainsi de suite. Tous les pays d’Europe, à peu d’exception près, sont gouvernés par le fascisme. Du reste, les Etats-Unis n’y ont pas échappé non plus. N’avait-on pas lu, dans l’Humanité, que Roosevelt était fasciste, son N.R.A. fasciste, son général Johnson fasciste ?

Mais qui trop embrasse mal étreint. A force de servir à qualifier tous les gouvernements et partis bourgeois, le mot fasciste se démonétisa complètement. Il est devenu soit un synonyme de chaque réaction capitaliste, soit un surnom péjoratif politique vulgaire ne signifiant pas grand’chose, ni pour celui qui le lance, ni pour celui qui l’encaisse.

De nombreux camarades penseront probablement que nous avons tort de chercher querelle à la direction du parti sur l’emploi du terme fascisme qui, diront-ils, sert à mobiliser les masses, même si souvent il est employé mal à propos. C’est une opinion erronée. Plus loin nous essayons de montrer comment les cris paniques sur le fascisme démobilisent les masses ouvrières au lieu de les pousser à la bataille. Pour l’instant, nous voulons rappeler seulement l’expérience douloureuse du P.C. allemand. Les masses allemandes auxquelles on faisait croire faussement que Brüning, Papen, Schleicher réalisaient la dictature fasciste, ne pouvaient se pénétrer de la conscience du danger formidable que représentait Hitler. La fable du berger qui crie au loup se vérifia cruellement sur le dos du prolétariat allemand.

Les camarades qui sont prêts à nous condamner comme raisonneurs ou chicaneurs sur les mots devraient se souvenir des torts que la théorie du social-fascisme fait à la cause du front unique et tirer une leçon de la manière si discrète que la direction a employée pour la mettre hors d’usage.

En effet, l’aveu de la fausseté profonde de la théorie du social-fascisme est attesté suffisamment par le pacte conclu avec les P.S. précisément pour la lutte contre le fascisme. Mais la direction n’avoue pas devant ses membres qu’elle s’était trompée. Sans avoir l’air de rien, en un tournemain, elle change de fond en comble toute son appréciation de la S.F.I.O. Plus de social-fascisme. Mort et enterré. Evidemment, tout le monde ne peut que se réjouir de cet accident heureux qui coûta la vie au frère jumeau du fascisme. Mais cette mort illustre, n’appelait-elle pas un petit filet nécrologique, quelques mots d’adieux pour l’édification des camarades soucieux de comparer les thèses d’hier à celles d’aujourd’hui ?

Cette manière de la direction de traiter ses propres théories, qui pourtant, pendant de longues années, furent à la base de son activité, doit inciter selon nous chaque camarade de vérifier cent fois les thèses qu’on veut lui faire adopter aujourd’hui, celles sur le fascisme en particulier. Car le prolétariat français court le grave risque de payer les fautes idéologiques de son parti communiste comme les a payées le prolétariat allemand.

Fascisme et réaction font deux.

Sans entrer dans l’analyse détaillée de la notion du fascisme qui sera l’objet d’une étude à part dans notre revue, il nous faut cependant en déterminer quelques caractères essentiels.

On s’accordait autrefois dans l’I.C. de considérer le fascisme comme une forme toute particulière de la réaction capitaliste, surgie après la guerre, dans l’époque où commença la révolution socialiste mondiale. La direction de l’I.C. s’opposait aux essais d’assimilation du fascisme à d’autres formes de la réaction capitaliste.

« On a placé le fascisme, disait Clara Zetkin dans un rapport au C.E. de l’I.C., sur le même plan que la terreur blanche de Horty. Or, il faut distinguer entre le fascisme et la terreur hongroise qui a succédé à la révolution prolétarienne et qui n’était qu’une vengeance de la bourgeoisie. Les méthodes sont identiques, mais les principes sont différents. » (Huma, 30-VI-1923.)

Autrefois les théoriciens de l’I.C. mettaient en relief le fait que la particularité essentielle du fascisme consiste en ceci qu’il accède au pouvoir poussé par un mouvement des masses petites bourgeoises dont il est l’émanation même. Né de la déception de la petite bourgeoisie vis-à-vis de tous les partis bourgeois traditionnels, déçue par le prolétariat incapable de faire sa révolution, ce mouvement est dévié par la grande bourgeoisie essentiellement contre les organisations prolétariennes, contre le communisme. Il fait surgir un nouveau parti politique à idéologie toute spécifique, profondément réactionnaire, chauvine et impérialiste, pour conquérir le pouvoir il appelle à la vie des milices armées composées des éléments déclassés de la petite bourgeoisie et du prolétariat.

C’est l’expérience italienne qui fournissait la base des études sur le fascisme. Mais lorsque le fascisme commença à menacer l’Allemagne, toutes les anciennes théories étaient déjà oubliées. Pour le P.C.A., le fascisme, comme nous l’avons vu, est devenu un monstre informe se réalisant tour à tour dans tous les gouvernements, tous les partis, sauf le parti communiste. Et l’argument suprême contre ceux qui essayaient d’évoquer l’exemple italien était invariablement le même : « L’Allemagne n’est pas l’Italie. » Le fascisme allemand revêt des formes particulières, il se réalise dans … la démocratie bourgeoise. En réalité, en Allemagne comme en Italie, malgré les différences de couleur locale, le fascisme a anéanti la démocratie bourgeoise, liquidé le parlementarisme, étouffé toute opposition, dissout tous les partis. Après la défaite allemande, l’I.C. continua la vieille chanson : « L’Allemagne n’est pas l’Italie. » L’histoire a accordé à Hitler de « courts délais », le fascisme allemand est mort-né. Et après le 30 juin, Cachin, fidèle aux enseignements de l’I.C., proclama à Bullier la fin de l’hitlérisme.

Cependant, la dictature fasciste de Hitler ressemble dans ses traits essentiels à celle de Mussolini. Les mêmes causes sociales et politiques sont à l’origine des deux. Comme en Italie, le prolétariat allemand s’est avéré incapable d’utiliser la situation révolutionnaire pour prendre le pouvoir malgré la possibilité de trouver l’appui de la petite bourgeoisie. La déception vis-à-vis du prolétariat la repoussa dans les bras du fascisme : La vie politique en Allemagne prend peu à peu l’aspect de celle d’Italie. Les deux fascismes ont beau différer à beaucoup d’égards, leur essence politique reste la même. Il apparaît qu’aucune forme de la réaction n’a été jusqu’ici capable de paralyser aussi efficacement les forces du prolétariat. Car aucune n’a pu leur opposer ce mouvement spontané, hystérique, « enragé », combatif, plein de dynamisme contrerévolutionnaire qui constitue précisément le trait spécifique du fascisme.

Le fascisme montant vers le pouvoir réalisa en fait le bloc temporaire de la grande et de la petite bourgeoisie sur le programme de la destruction du mouvement ouvrier. Le prolétariat s’est trouvé isolé socialement, ce qui le démoralisa intérieurement et le rendit incapable de résistance. Et la victoire du fascisme avec la répression inouïe qui l’accompagne, permit à la bourgeoisie d’organiser un système d’oppression qui rend très difficile au prolétariat de sortir de son état d’éparpillement. Et lorsque la petite bourgeoisie dégrisée commence à se détourner du fascisme, elle ne trouve du côté opposé qu’un prolétariat décapité.

Ce bref rappel des précédents allemand et italien permettra aux lecteurs de saisir plus facilement les données du problème du fascisme en France.

La petite bourgeoisie française et le fascisme.

Pour répondre à la question où en est le fascisme en France, il faut se demander avant toute autre chose où en est la petite bourgeoisie. Quels processus politiques s’opèrent dans son sein ?

Le régime démocratique en France trouve un appui puissant dans les classes moyennes. Le « Français moyen », petit et moyen paysan, petit commerçant, artisan, employé, etc., forme la base même de la république démocratique. Les couches sociales entre le prolétariat et la grande bourgeoisie influencent la vie politique en France, surtout par l’intermédiaire du parti radical.

La guerre n’a pas produit en France les bouleversements sociaux et politiques aussi importants qu’elle provoqua dans les pays vaincus. En France, il n’y eut pas, après la guerre, de commotions révolutionnaires de même ampleur qu’en Allemagne ou en Italie. La petite bourgeoisie n’a pas eu à souffrir aussi profondément qu’en certains autres pays de la désorganisation et du chaos dans la vie économique. De même, les sentiments patriotiques, l’orgueil national du petit bourgeois français ne furent pas blessés (contrairement à ce qui se passait en Allemagne et en grande partie en Italie) par l’issue de la guerre. Ainsi une série de causes, dont l’analyse reste à faire, a déterminé qu’aux yeux de la petite bourgeoisie le régime traditionnel avec son système des partis d’avant-guerre, ne s’est pas présenté compromis au moment où les trônes croulaient dans l’Europe centrale et où la révolution victorieuse déferlait sur la Russie.

Après la guerre, en France, la vie politique recommença à se dérouler dans les cadres traditionnels de la lutte parlementaire, soumise au jeu de bascule électorale. La grande masse d’électeurs resta figée dans son conservatisme politique, votant dans sa majorité soit pour les radicaux, soit pour les modérés et regarda, avec méfiance, mais sans haine, du côté du prolétariat, où le parti socialiste se cassait en deux sous la puissante influence de la révolution russe.

Ainsi on a eu, en 1919, une majorité de droite, 1924 celle de gauche. 1928-droite, 1932-gauche.

Nous n’avons nulle intention d’affirmer que rien n’est changé en France. La France n’a pas échappé à la crise de la démocratie bourgeoise – phénomène caractéristique pour la période d’après-guerre dans nombre de pays -. Les proportions qu’y ont pris le mouvement réactionnaire antiparlementaire et le mouvement communiste révolutionnaire en sont une preuve suffisante. Mais jusqu’ici cette crise de confiance envers la démocratie bourgeoise n’a pas encore pris en France le caractère d’une « vague de fond » dans la grande masse de la petite bourgeoisie. Le petit bourgeois français suit encore dans sa grande masse les partis traditionnels.

Le régime démocratique y commence à craquer, c’est un fait. Mais ce processus ne fait que commencer. Le lendemain des élections cantonales, Kerillis s’écrie, furieux :

« Le pays marque encore une insouciance désespérante devant les dangers qui le menacent à l’intérieur et à l’extérieur. On chercherait en vain une trace de l’enthousiasme civique et collectif qui permet à plusieurs nations voisines de remonter la pente. Les vieux virus politiciens demeurent. L’esprit nouveau ne souffle pas encore ! » (Echo de Paris, 8 octobre.)

Les élections cantonales et toutes les élections partielles montrent invariablement que le parti radical reste encore profondément ancré dans les masses petites bourgeoises. Ce n’est pas un hasard que justement, après ces élections, les radicaux changèrent de ton envers la réaction. Or, tant que les masses suivront le parti radical, cela signifiera qu’elles ne veulent pas de changement de régime démocratique.

« Le parti radical, dit Emile Buré, parti des classes moyennes, a un
rôle « d’amortisseur » à remplir dans les luttes politiques de notre
démocratie. S’il disparaît complètement, ces luttes deviendront de plus
en plus violentes jusqu’à dégénérer en guerre civile. Notre pays aura
à choisir entre le bolchévisme et le fascisme. » (Ordre, 17-IV-34.)

Mais, n’enfonçons-nous pas des portes ouvertes en nous attachant à démontrer ce qui est l’évidence même et dont personne ne doute aujourd’hui, à savoir que radical n’est pas fasciste et vice-versa ?

Peut-on être sûr que les théories sur un seul camp fasciste englobant aussi socialistes et radicaux sont définitivement abandonnées ? Laissons pour l’instant de côté cette question. Tant qu’une autocritique sévère et honnête n’est pas faite, leur retour est toujours possible. Mais aujourd’hui un autre danger se dessine de plus en plus nettement : L’appréciation erronée sur le développement du fascisme en France voile au prolétariat les larges perspectives qui s’ouvrent devant lui, dans sa lutte pour le pouvoir à l’étape historique actuelle.

Le 6 février.

Comment apprécier le sens du 6 février ? De cette appréciation dépend, dans une grande mesure, toute la perspective.

Le Comité Central de la Ligue des Droits de l’Homme donne l’appréciation suivante du 6 février, basée sur les rapports de la Commission d’enquête parlementaire et de sa propre commission d’information :

« Le 6 février a été une émeute contre la représentation nationale, un coup de force dirigé contre le régime parlementaire. Le mouvement a été préparé de longue main et exécuté au moment où, par suite des circonstances : crise, déceptions politiques accumulées, scandale Staviski, – l’opinion paraissait la mieux préparée à accepter une intervention violente. La technique des manifestations de janvier, et celle même employée lors de la journée décisive, démontre que le 6 février ne fut pas un mouvement spontané, mais une entreprise préméditée et calculée. »

Nous croyons que cette caractéristique met en lumière les traits saillants du 6 février :

Sur la base d’une certaine effervescence qui s’empara de la petite bourgeoisie parisienne, excitée par les scandales financiers-politiques, chauffée à blanc contre le parlementarisme, les radicaux, les partis ouvriers, la clique Tardieu-Chiappe-Doumergue organise une émeute pour exercer la pression sur le parlement, chasser le gouvernement impuissant de Daladier et imposer un gouvernement de droite à forte poigne.

Mais cette émeute ne répondait pas à l’état d’esprit et aux dispositions de l’ensemble du pays. Il ne faut jamais perdre de vue que les quartiers aisés de Paris, son Université et ses différentes écoles forment un centre de la réaction française, que la province a souvent des attitudes opposées. Tous les événements politiques survenus après le 6 février, échec écrasant de la tournée de propagande du Front National, fiasco des démonstrations des Croix de Feu le 8 juillet, désagrégation du mouvement ancien combattant après les décrets-lois, élections, indifférence de Paris à la chute de Doumergue et fiasco des démonstrations des J.P. – tous ces faits montrent que le 6 février n’a pas eu de suites attendues par ses promoteurs.

Imaginons-nous, en effet, pour un instant, les manifestants du 6 remportant une victoire, s’emparant du Palais-Bourbon, chassant gouvernement et parlement, installant une dictature avec, disons, de la Roque, Taittinger, Daudet. Ce gouvernement, impuissant à opposer au prolétariat et à l’immense majorité du peuple, une autre force que les quelques dizaines de milliers de matraqueurs, aurait été suspendu dans le vide.

Les dirigeants du P.C. et du P.S. ne comprennent visiblement pas la signification du fait que les ligues « fascistes » n’ont actuellement pas d’appui solide dans le peuple. Marceau Pivert, quelques jours après les élections cantonales, appréciait ainsi la situation en France :

« Si l’impuissance de l’Union nationale conduit le gouvernement à négocier avec l’équipe fasciste pour lui ouvrir les voies au pouvoir, alors la situation sera celle qui s’est produite lorsque Hitler fut nommé chancelier après tractations avec Hindenbourg. » (Populaire, 20-X-1934.)

Pivert oublie un « petit détail » : au moment où Hindenbourg se décida de confier le pouvoir à Hitler, ce dernier avait derrière lui non seulement l’immense majorité de la petite bourgeoisie, mais même un grand nombre de prolétaires. A ce moment, le prolétariat était déjà isolé politiquement dans la société allemande. Des millions de petits bourgeois pressaient Hitler de prendre le pouvoir et d’en finir avec la démocratie, le socialisme et le communisme. Et chez nous aujourd’hui la supposition même que nous venons de faire d’un gouvernement présidé par les chefs des ligues « fascistes » semble ridicule, tant cette possibilité est invraisemblable. Et pour cause.

Car le rôle objectif actuel de toutes ces lignes n’est pas la conquête du pouvoir pour installer un régime fasciste en France, mais le soutien de la réaction symbolisée par le nom Tardieu. Que les gens du 6 février soient ou non fascistes, cela ne change rien au fait objectif que leur émeute a servi surtout la politique de la réaction traditionnelle. Car le temps n’est pas venu encore en France pour faire une autre politique réactionnaire que celle de Tardieu-Doumergue. Il est très caractéristique que la préparation de la nouvelle émeute est liée avec la réforme constitutionnelle de Tardieu.

On ne peut mettre sur le même pied les sections d’assaut de Hitler ou les milices de Mussolini et les ligues françaises actuelles. Les ligues, ce sont des organisations militarisées armées qui jouent le rôle des troupes auxiliaires des partis traditionnels réactionnaires, elles ne s’appuient pas sur un mouvement fasciste petit bourgeois de masses, n’en constituent guère des points de cristallisation. Dans ces conditions, elles ne peuvent pas jouer aujourd’hui, malgré une certaine phraséologie anticapitaliste et sociale, un rôle politique indépendant par rapport à la réaction traditionnelle. Nos ligues rappellent plutôt les casques d’acier allemands ou les Heimwehren autrichiens incapables d’isoler le prolétariat de la petite bourgeoisie, de l’éparpiller ne fût-ce que temporairement, d’allier la violence à la mobilisation des masses considérables sous le drapeau de la contrerévolution. Une de ces ligues est-elle apte de devenir le germe du futur mouvement fasciste de masse ? C’est une question à part. Aujourd’hui ce n’est pas le cas et on ne peut pas appliquer vis-à-vis des ligues la même tactique qu’on emploierait vis-à-vis du mouvement fasciste de masse.

En Allemagne, à partir de 1930 environ, il y avait deux politiques réactionnaires qui prétendaient s’imposer au pays : celle personnifiée par Hindenburg et celle de Hitler. Chez nous il n’y a, à l’étape historique actuelle, qu’une seule politique réactionnaire : Tardieu-Doumergue.

Et peu importe que telle ou telle ligue ait copié tout son programme chez Hitler, que Kerillis et Taittinger soupirent après un Mussolini français et que le bouffon Bucard considère son « mouvement » comme seul « véritable fascisme français ». Ce n’est pas l’essentiel. N’est pas fasciste qui veut. L’essentiel est que les conditions objectives – l’état de la petite bourgeoisie – non seulement ne favorisent pas mais rendent pour le moment impossible une politique indépendante fasciste en France. Il ne suffit pas qu’il y ait des prétendants fascistes dans le pays pour que celui-ci devienne une réalité.

Et la « fascisation » ?

Mais vous ne voyez pas la fascisation, s’écrieront les camarades. La réforme constitutionnelle de Tardieu-Doumergue, malgré son échec momentané et partiel, c’est la voie au fascisme. « Pousse par son âme damnée Tardieu, Doumergue s’est engagé dans la voie du fascisme », écrit Cachin. Et cette pensée est répétée sans discontinuer par l’Humanité et le Populaire. L’Union nationale prépare le fascisme !

On croit, par ces idées, inculquées systématiquement au prolétariat, renforcer sa résistance à l’Union nationale. En réalité, on ne fait que l’affaiblir. Et voici pourquoi.

En attaquant l’Union nationale, en premier lieu en tant que fourrier du fascisme, on détourne nécessairement l’attention des masses du danger immédiat qu’elle représente comme réalisation dans le présent de la réaction capitaliste. Le schéma de la « fascisation » progressive, qu’on le veuille ou non, laisse sous-entendre que le pire n’est pas dans le présent, mais dans l’avenir.

Les masses prolétariennes, pensons-nous, n’ont pas besoin d’un spectre fasciste pour que leur haine contre Tardieu-Doumergue se trouve stimulée. Par contre, ce qui leur manque, c’est la claire vision de la perspective de la lutte et l’assurance de ne pas s’y trouver isolées du reste de la population laborieuse. Et c’est ici précisément que la théorie de la « fascisation », au lieu de servir d’un stimulant à la lutte, se transforme en une théorie qui paralyse la politique d’offensive contre le gouvernement actuel.

Cette théorie ne prend absolument pas en considération les processus politiques réels qui se passent dans le pays. Evidemment, essayant de mater le mouvement ouvrier, Doumergue-Tardieu facilitent la tâche dès aujourd’hui au futur dictateur fasciste, s’il doit un jour surgir en France. Mais pour le parti politique chargé de conduire la classe ouvrière à la conquête du pouvoir, l’essentiel pour aujourd’hui n’est pas de mettre en avant les résultats que peut avoir la politique Doumergue-Tardieu en cas d’échec du prolétariat, mais de préciser dans quelle mesure elle crée des conditions pour la victoire de la révolution prolétarienne.

Or, la théorie du préfascisme fait abstraction des contradictions dans le camp de la bourgeoisie, elle ne voit pas que c’est par le choc de ces contradictions que se développe la vie politique dans la société bourgeoise. Abstraitement, chaque gouvernement prépare les conditions objectives pour celui qui lui succédera, mais pratiquement il fait tout pour imposer au pays sa propre politique et non celle de son successeur. Or, l’essentiel est précisément de voir ces contradictions dans lesquelles se développe la politique de la bourgeoisie en France pour pouvoir les utiliser et renverser son pouvoir. Mais comment le faire quand on s’imagine que la bourgeoisie poursuit un plan de longue haleine, méthodique et conscient d’instauration petit à petit du fascisme !

L’histoire du fascisme allemand et italien nous a appris que le fascisme n’est pas créé par la bourgeoisie comme se crée un appareil militaire et policier, mais qu’il surgit d’en bas comme expression d’ « enragement » de la petite bourgeoisie. Il accède au pouvoir contre tous les partis traditionnels bourgeois qu’il anéantit ou soumet. Pourquoi ? Parce qu’ils essaient justement à leur manière de sauver le capitalisme de la débâcle. Le sort de Schleicher n’est-il pas symbolique à cet égard ? Il était, selon l’I.C., le grand « fascisateur » de l’Etat allemand et pourtant, quelques jours avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, il préparait un coup d’Etat militaire contre le fascisme approchant. Abandonné par Hindenbourg, il remit ses projets à plus tard, mais ne cessait de rêver une dictature militaire renversant Hitler. Et ce dernier l’abattit finalement comme un chien. Le P.C.A. ignorait ces luttes intestines au sein de la bourgeoisie allemande avant Hitler, comme les ignore en France le P.C.F. Ce dernier ne voit pas que la bourgeoisie française dans son ensemble, ses dirigeants politiques les plus éminents, ne veulent pas de fascisme en France dans le moment actuel. Non parce qu’ils voudraient éviter le massacre aux ouvriers, mais parce qu’ils craignent les bouleversements inévitables que la voie au fascisme provoquerait, l’incertitude de la victoire et l’affaiblissement extérieur de l’Etat. Emile Buré l’explique fort bien :

« La dictature risque toujours de coûter plus cher qu’elle ne rapporte, même lorsqu’elle rapporte beaucoup. Mais elle a une excuse, à vrai dire, décisive : elle est fille de la nécessité, de l’impérieuse nécessité. »

Mais cette nécessité, Buré la craint par-dessus tout, car :

« Un Mussolini … ne peut surgir que d’une terre française bouleversée par les troubles sanglants et prolongés. »

Ces troubles, la bourgeoisie française n’en veut pas. Surtout au moment où elle sent que la petite bourgeoisie se tourne vers le prolétariat.

Mais de nouveau il faut dire ici : qu’elle veuille ou non le fascisme, peu importe, à l’heure actuelle, puisqu’elle ne peut pas le créer. La véritable question à savoir, ce n’est pas ce que « préparent » Doumergue et Tardieu ou Flandin, mais où mène leur politique. Or, la position de la bourgeoisie française est aujourd’hui beaucoup plus faible que ne se l’imaginent les chefs du P.C. et P.S. Elle cherche éperdument à retenir auprès d’elle la petite bourgeoisie par l’intermédiaire du parti radical. La « réforme d’Etat » doit servir de ciment politique entre les radicaux et le gouvernement, entre la grande et la petite bourgeoisie. Mais toute une série de faits montre que cette dernière en aura bientôt assez. Si la crise continue à s’aggraver, elle commencera à abandonner de plus en plus rapidement le parti radical. Et alors ?

Feu contre le défaitisme.

La direction du P.C. répond : la bourgeoisie essaiera d’instaurer le fascisme. Précisément c’est à cette éventualité qu’elle se prépare déjà. C’est dans cette réponse qu’éclate le manque de perspective révolutionnaire et le défaitisme qui pousse la direction du P.C. aux pires concessions, devant les socialistes et les radicaux.

En réalité, comme le montre tout le développement de la situation politique depuis le 6 février, ce n’est pas vers une situation allemande de janvier 1933 que nous marchons, comme le croit Pivert, mais plutôt vers celle de 1923 où le prolétariat allemand, soutenu par une partie importante de la petite bourgeoisie, avait contre lui une bourgeoisie affaiblie à qui, par une politique vigoureuse et hardie, il aurait pu arracher le pouvoir.

C’est pourquoi quand on entend les orateurs des deux partis, communiste et socialiste, faire des rapprochements entre notre situation actuelle et celle d’Allemagne 1933, quand on voit le front unique orienté uniquement vers la défensive dans une situation qui exige de plus en plus une tactique d’offensive – on ne peut douter que c’est le défaitisme et l’esprit de capitulation qui sont le grand danger dans les rangs ouvriers. Ce n’est pas la sous-estimation, mais la surestimation monstrueuse des forces et des possibilités de l’ennemi qui menace aujourd’hui de faire avorter la révolution.

Les communistes qui voient clair doivent, pensons-nous, détruire avant tout l’opinion que le prolétariat ne pourrait, actuellement, en France, que défendre les conquêtes démocratiques, que les possibilités révolutionnaires seraient minimes en France.

Il faut, au contraire, mettre en relief que le fascisme ne pourra se développer dans ce pays que si le prolétariat, en se laissant terroriser par le spectre du danger fasciste, s’accroche à la démocratie petite-bourgeoise et n’utilise pas l’occasion favorable de faire sa révolution, occasion que l’histoire peut lui présenter bientôt.

Le rapport des forces sociales à la veille des batailles décisives change en faveur du prolétariat, c’est le phénomène essentiel de la situation actuelle.

C’est lui qui doit déterminer toute la politique de la classe ouvrière !

P. GARNIER


(1) Cf. Le Popu du 5 novembre 1934, compte rendu de la conférence de la fédération S. F. I. O. du Nord, discours de Lebas.

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