Article de Kurt Landau paru dans Le Communiste, n° 5, fin mai 1932, p. 5-8
Si l’on considère le chemin parcouru par le P.C. allemand et l’I.C. depuis l’époque où ils croyaient en un « gouvernement ouvrier » avec participation de la Social-démocratie jusqu’à la théorie du social-fascisme, on croirait que l’I.C., sous l’impulsion de ses erreurs, ait évolué à l’excès vers la gauche. Mais il ne saurait être question d’une telle évolution. Car, dès que les stratèges opportunistes de l’I.C. et du P.C. allemand eurent échoué en 1923, ils tirèrent des leçons à leur manière : puisque la tactique du front unique de 1923 a démontré qu’elle n’offrait pas seulement des possibilités positives, qu’elle ne représentait pas seulement un pôle d’attraction pour des millions d’ouvriers non communistes, mais puisque, appliquée dans les cadres d’une stratégie fausse (« gouvernement ouvrier-paysan ») elle paralysait le parti – qu’on en finisse avec une pareille tactique qui soumet la direction de l’I.C. et de ses sections à d’aussi rudes épreuves ! L’instinct de conservation bureaucratique s’opposa obstinément aux nécessités d’évolution d’un parti révolutionnaire.
Mais comment mener le Parti allemand qui commençait seulement à surmonter péniblement sa maladie infantile, de la tactique du front unique vers l’abandon principal de toute tactique de front unique ? Radek et Zinoviev montrèrent, à la session de l’Exécutif de l’I.C. de Janvier 1924, le chemin du salut. Ils soutinrent que le fascisme avait déjà triomphé en Allemagne, et même appuyé sur la Social-démocratie.
« Nous devons exiger, déclarait Zinoviev, une tactique différente en Allemagne parce que la Social-démocratie, cela est déjà parfaitement clair, est devenue une aile fasciste. C’est une social-démocratie fasciste. Il s’ensuit que notre tactique doit être modifiée » (Les enseignements des événements d’Allemagne, page 69).
Et Radek qui, dans cette séance, présentait les thèses de Trotsky-Radek-Piatakov – et faisait partie des chefs les plus éminents de l’Opposition de Moscou (1923), est aussi catégorique que Zinoviev :
« La raison pour laquelle je considère comme absolument nécessaire de dire que le fascisme a triomphé est différente. Si le fascisme a triomphé et si la Social-démocratie est son alliée, plus d’alliance avec la Social-démocratie » (Id. page 18.)
Et Staline répétait studieusement la nouvelle révélation en caractérisant la Social-démocratie comme « l’aile modérée au fascisme ». Nous voyons ici les sources d’où la direction de l’I.C. et le C.C. du P.C.A. ont tiré leur science nouvelle.
Qu’est donc à proprement parler le fascisme ? Comment pouvait-il avoir triomphé en 1923, après avoir été, à la même époque, battu et repoussé à Munich par la force armée de l’Etat démocratique ?
Nous voyons déjà ici cette incapacité fatale de l’I.C. à déterminer exactement le caractère essentiel du fascisme, incapacité qui, aujourd’hui où le fascisme menace directement la classe ouvrière en Allemagne, mène l’I.C. et le P.C.A. à la catastrophe. A la défaite sans lutte du P.C.A. en 1923 succéda une vague de dure réaction. Le parti fut rejeté dans l’illégalité ; des milliers d’ouvriers révolutionnaires emplirent les prisons, les procès de haute trahison se succédèrent coup sur coup. Cela veut-il dire que le fascisme régnait en Allemagne ? L’emploi de la violence contre le prolétariat est-il donc un signe distinctif de la domination fasciste ?
A la base d’une telle conception il y a une idéalisation des plus opportunistes de la démocratie bourgeoise. Dans des pays de démocratie bourgeoise « classique » comme les Etats-Unis et la France, la classe ouvrière est souvent cruellement persécutée, surtout aux Etats-Unis où dans les maints états l’activité corporative elle-même est combattue brutalement et où l’on ne craint pas d’employer la technique de guerre contre les ouvriers en grève. Les ignobles méthodes de « provocation de la démocratie yankee » ont été mises en lumière de façon éclatante dans l’affaire Sacco-Vanzetti et dans la persécution de Mooney et de Billings, ces chefs du mouvement ouvrier de San Francisco qui, bien qu’innocents, languissent encore aujourd’hui en prison.
Mais dirons-nous pour cela que le fascisme règne aux Etats-Unis ? Le fascisme n’est pas simplement la répression ; le fascisme n’est pas non plus simplement une certaine méthode de domination bourgeoise qui peut être appliquée par tout parti bourgeois, comme nous l’enseigne le profond penseur Manouilsky.
Le fascisme est le mouvement de masse contre-révolutionnaire de la petite-bourgeoisie. Réduite à une situation sans issue par la crise économique, la petite bourgeoisie réactionnaire se tourne, pleine de rage, contre le mouvement ouvrier moderne. Les officiers déclassés et les aristocrates, la masse énorme des jeunes étudiants et universitaires pour qui il n’y a plus de place ni dans le commerce ni dans les services de l’Etat, le petits commerçants et les artisans ruinés et enfin de larges masses paysannes écrasées d’impôts et d’hypothèques, se tournent, l’écume à la bouche, contre la nouvelle bureaucratie, qui, dans l’administration étatique et communale, dans les institutions sociales et politiques s’est élevée assez haut, contre l’aristocratie ouvrière réformiste qui s’appuie sur les grandes organisations ouvrières et sur les parties décisives de la classe ouvrière. Ils se tournent contre le mouvement ouvrier qui s’est créé un organe de lutte à l’aide duquel il essaye de défendre son existence. C’est justement cette opposition irréductible entre les masses réactionnaires petites-bourgeoises du fascisme et le mouvement ouvrier dans son ensemble (y compris l’aristocratie ouvrière dégénérée) qui fait apparaître toute l’absurdité de la théorie du social-fascisme.
Justement en Allemagne où le système parlementaire-démocratique est inconcevable sans le pilier de soutien du réformisme, où l’axe de ce système, la Prusse, est la place forte du pouvoir de la Social-démocratie justement en Allemagne, le fascisme ne pourra triompher, ne pourra faire valoir sa victoire qu’en anéantissant, en même temps que le système démocratique-parlementaire, la Social-démocratie. Les rapports de forces des classes en Allemagne, le rôle prépondérant du prolétariat dans la société décideront du degré de violence du fascisme sur le mouvement ouvrier, si toutefois il devait parvenir au pouvoir. Pour contenir le puissant prolétariat allemand il faudra une pression qui laissera loin derrière elle celle du fascisme italien. Dans le cadre d’un tel système il y aura encore moins de place pour le réformisme en Allemagne qu’en Italie. Et c’est justement parce que le passage du système parlementaire-démocratique au fascisme déclaré ne peut s’accomplir « graduellement » et « froidement » comme l’imaginent les théoriciens de l’I.C., parce que justement ce passage doit être accompagné des plus graves bouleversements politiques et de la guerre civile ouverte, c’est justement pour cela que des fractions capitales de la bourgeoisie allemande craignent encore aujourd’hui de faire ce pas, car l’issue d’une telle guerre civile est actuellement encore très indécise.
Mais en dernier lieu la politique d’une classe n’est pas déterminée par sa volonté, mais par des nécessités vitales. Et il est clair que le système démocratique-parlementaire est à l’article de la mort, car les moyens de la démocratie bourgeoise ne parviennent plus à maintenir une société qui déraille. Et c’est ce que montre le régime dictatorial régnant qui oscille entre la social-démocratie et le fascisme, est toléré par la social-démocratie et tolère lui-même le fascisme, selon tous les caractères d’un régime de transition, à l’ombre duquel se prépare déjà le régime adverse : le fascisme.
OÙ VA LE PARTI COMMUNISTE ALLEMAND ?
Dans sa brochure Et maintenant ?, le camarade Trotsky émet l’idée que la direction du P.C.A. rejoindrait notre route si elle ne dépendait pas de Staline, et il développe cette idée dans d’autres textes. Les zig-zags des staliniens sont inévitables, dit-il.
« S’il arrive que le Parti communiste soit obligé d’appliquer la tactique du front unique, l’attaque du fascisme sera repoussée à coup sûr. D’autre part une victoire sérieuse sur le fascisme frayera la voie à la dictature du prolétariat. Mais même après avoir pris la tête de la Révolution, le Parti portera encore en lui beaucoup de contradictions. La mission de l’Opposition de gauche ne sera nullement achevée. Dans un certain sens, elle ne fera que commencer … » (page 112 de l’édition allemande).
Si nous comprenons bien le camarade Trotsky, il pense ceci : sous la pression de la situation objective et des éléments avancés de la classe ouvrière qui auront été dans une certaine mesure ébranlés par nous, Opposition de gauche, l’appareil du Parti changera l’orientation ; et ce changement ouvre la possibilité d’une lutte victorieuse pour le pouvoir, même sous la direction centriste dans le P.C.A.
Nous considérons qu’un tournant à gauche du centrisme dans les circonstances ci-dessus mentionnées, est très possible. Les symptômes en sont déjà visibles. La veille de la défaite du 10 Avril, dans un article consacré à la préparation des réunions des membres du Parti postérieures au 10 Avril, Ulbricht écrit que « l’on doit intervenir auprès des dirigeants des Syndicats et des fonctionnaires du Parti social-démocrate à l’usine et obtenir d’eux qu’ils se concertent pour établir un front unique de lutte commun sur la base de la défense des intérêts vitaux les plus élémentaires et de la lutte pour l’amélioration des conditions de travail » (Rote Fahn, 10 avril 1932). – Et dans le même article, Ulbricht se tourne contre un membre du parti qui a soutenu que le Parti social-démocrate est « l’aile modérée du fascisme ».
Comment un membre du Parti comprendra-t-il la « fine distinction » suivant laquelle le front unique est nécessaire avec les fonctionnaires dirigeants du Parti social-démocrate à l’usine et le front unique des travailleurs contre le fascisme est interdit ? En quoi le social-fascisme dans la rue se distingue-t-il du social-fascisme à l’usine ? C’est dans ces grotesques contradictions que s’embrouille l’appareil du Parti dans ses premières tentatives de tournant.
La question capitale n’est pas de savoir si le centrisme est susceptible de faire un tournant ; seul un sectaire impuissant, aveugle et sourd devant les faits pourrait le nier. Ce qui importe dans la situation actuelle ce sont les possibilités d’un tel tournant. Le camarade Trotsky estime qu’un tournant à gauche du centrisme peut mener le Parti à une révolution victorieuse, mais c’est ce que nous tenons pour impossible. Pour passer de la période de rassemblement, de la résistance victorieuse au fascisme à la lutte pour le pouvoir, le Parti a besoin d’une transformation idéologique complète, d’une refonte totale de cout le Parti. Croire que l’appareil du Parti même obligé de s’orienter à gauche, même si des succès partiels peuvent être obtenus dans la lutte contre le fascisme, puisse entreprendre la lutte pour le pouvoir, contre un adversaire aussi expérimenté, c’est, à notre avis, une illusion dangereuse. Nous tenons pour nécessaire de dire que les expériences acquises depuis 1923 démontrent l’incapacité totale de l’appareil à exploiter une situation révolutionnaire.
Il y a des camarades dans le Parti, ceux-là même qui se considèrent comme « de gauche », qui pensent : d’abord l’appareil du Parti doit être refondu, ensuite seulement il sera apte à la lutte. Mais comme actuellement l’appareil est encore tout à fait intact, toute action du Parti équivaut à une défaite. Et ces étonnants « gauchistes » considèrent le Parti tel qu’il est conduit par Thaelmann, et attendent « l’inévitable défaite » qui doit conduire à la banqueroute de l’appareil.
Nous n’avons rien de commun avec ce défaitisme. Les oppositionnels de gauche suivent le Parti dans toutes les luttes non parce qu’ils partagent l’espoir de Trotsky dans une révolution victorieuse à laquelle l’appareil pourrait nous mener, mais parce qu’ils sont décidés à forger la nouvelle orientation révolutionnaire qui, seule, peut mener le Parti à la victoire ; ils le feront avec le noyau prolétarien du Parti, dans le processus de la lutte révolutionnaire qui dévoilera complètement la dégénérescence politique et morale de l’appareil, dont le 1er Mai 1929 fut un symptôme.
Nous sommes tous passés par l’école de Trotsky, mais nous n’avons pas appris à espérer des possibilités révolutionnaires d’un parti sous la direction centriste. Nous y avons appris la « tactique de Clémenceau », celle qui consiste à être prêt, en pleine lutte, en pleine situation révolutionnaire, à arracher la direction du Parti des mains peu sûres du centrisme, dans l’intérêt du Parti et de la Révolution.
KURT LANDAU