Article de Kurt Landau paru dans Le Communiste, troisième année, n° 12, 1er février 1933, p. 3-4
Le gouvernement Hitler-Hugenberg et le prolétariat allemand
I. – Le fascisme a-t-il déjà triomphé ?
LE 30 janvier le régime de « l’unité de front contre-révolutionnaire » Hitler-Papen-Hugenberg a été constitué. Par-là la domination contre-révolutionnaire est arrivée à une nouvelle étape. Avec le passage à la dictature parlementaire le 18 juillet 1930, sous Brüning, le régime démocratique-républicain a reçu son premier coup mortel. Deux années de réaction politique et sociale sous le régime Brüning ont fortifié à ce point les forces contre-révolutionnaires que, le 29 mai 1932, la dictature parlementaire de Brüning pouvait être relevée par la dictature militaire Papen-Schleicher qui, le 20 juillet 1932, s’est emparée par la force du pouvoir d’Etat prussien.
La dictature militaire Papen-Schleicher n’était pas unie. Trois tendances y étaient représentées : la tendance national-monarchiste des junkers de l’Elbe occidentale, résolus et conscients de leur but, représentée par von Gayl. Cette tendance poussait à l’action immédiate, au rétablissement de la monarchie à l’aide du coup d’Etat.
La tendance la plus voisine de celle-ci, qui néanmoins ne s’identifie pas avec elle, celle de von Papen, qui voulait s’appuyer sur les nationaux-allemands, mais par-là mettait au premier plan les intérêts de l’industrie et qui, pour obtenir un contre-poids au cours ouvertement junker des nationaux-allemands, essaya de gagner les nazis.
Et enfin la tendance Schleicher, classiquement bonapartiste qui s’efforçait d’occuper le milieu entre les deux ailes de la contre-révolution, Hitler et Hugenberg, et aussi entre la bourgeoisie et le prolétariat, de rendre indépendants l’armée et l’appareil d’Etat, et de regrouper toutes les forces de la « Nation » autour de l’axe de l’armée.
Dans les huit mois qui se sont écoulés depuis le 29 mai, écroulement de la dictature Brüning, les trois tendances ont régné à tour de rôle dans l’aile contre-révolutionnaire.
La dictature militaire Papen-Schleicher qui dura de juin à novembre, a représenté l’hégémonie des junkers. Elle s’est affaissée non parce que la poussée prolétarienne lui a fait toucher les deux épaules, mais en vertu de contradictions intérieures, particulièrement de la lutte entre l’industrie et les gros agrariens.
Elle fut remplacée par la dictature Schleicher, régime du plus pur bonapartisme.
Il a toujours été clair pour nous que sans base de masses un tel régime ne pourrait être de longue durée en Allemagne. C’est pourquoi nous écrivions fin décembre 1932, lors de l’arrivée au pouvoir de M. Schleicher :
« Désigné pour les concilier tous, il tombera sous les coups rassemblés de tous. » (« K », n° 18, décembre 1932).
La dictature bonapartiste Schleicher s’est écroulée ; elle ne fut pas abattue par le prolétariat, mais par les forces coalisées des nationaux-allemands et des nationaux-socialistes. Elle a été abattue quand il fut avéré que la radicalisation des masses continuait à s’opérer.
Et maintenant le gouvernement Hitler-Papen a pris la place du gouvernement Schleicher.
Les forces rivales de la contre-révolution se sont formées en bloc contre le prolétariat.
Ce bloc renferme toutes les contradictions, dans le domaine économique et dans le domaine politique qui était jusqu’ici le ressort de la lutte entre nationaux-allemands et nazis. Ce bloc ne peut durer. Il ne représente pas un partage de pouvoir définitif mais un bloc de combat temporaire, afin de faire en premier lieu toucher les deux épaules de la classe ouvrière, puis de mener la lutte pour le pouvoir autour de la proie, sur le dos de la classe ouvrière vaincue
Cette unité de front contre-révolutionnaire était devenue nécessaire parce que chacune des ailes de la contre-révolution s’était avérée trop faible à elle seule pour abattre le prolétariat.
Mais, au sein de la contre-révolution dont les forces générales ne se sont pas fortifiées au cours de ces derniers mois, le poids du fascisme est devenu beaucoup plus lourd que l’aile féodale nationale-allemande ne l’avait considéré comme possible, il y a encore six mois. Le 13 août et à la mi-novembre 1932, Hindenburg pouvait encore refuser à Hitler ce qu’il est à présent contraint de lui accorder. Cela montre que le fascisme a renforcé sa position notablement dans le pouvoir. Mais le fascisme n’a pas encore triomphé, il n’a pas encore réussi a passer sur le corps du prolétariat.
Ses forces numériques se sont affaiblies au cours de ces derniers mois, son influence sur les masses a baissé. C’est justement pourquoi il a lutté désespérément pour améliorer sa position de combat vis-à-vis du prolétariat en obligeant la bourgeoisie à lui livrer une portion déterminante de l’appareil du pouvoir, afin d’assaillir le prolétariat avec des forces combinées. Il y est parvenu. Aujourd’hui le fascisme se trouve à la tête des forces policières de l’Allemagne et de la Prusse ; il utilise les moyens étatiques du pouvoir et ses propres forces armées à l’anéantissement du prolétariat.
II. – Comment battrons-nous le fascisme ?
Les bavards libéraux qu’on entendait un peu partout il y a quelques jours, y compris dans les rangs communistes, expliquer « que le fascisme avait laissé passer le moment du soulèvement » (Permanente Révolution, n° 21) se sont tus soudain. Nous avons combattu ces illusions de toutes nos forces à l’occasion de la crise Strasser. Il s’agit à présent de surmonter toutes les illusions et de considérer la situation telle qu’elle est.
Par la concentration en un bloc de toutes ses fractions et de tous les moyens du pouvoir : Reichswehr, Stahlelm, sections d’assaut, troupes de protection, en un régime monarcho-fasciste, la contre-révolution a gagné en force répressive. Sa ruse de guerre consistant à se donner des airs de démocratie, de libéralisme, de fidélité à la constitution, etc … ne doit tromper aucun ouvrier. La contre-révolution cherche à gagner du temps. Elle sait que le pouvoir d’Etat légal est actuellement trouble. La Reichswehr sait très bien qu’avec la chute de Schleicher et le retrait d’Hammerstein, elle a perdu son rôle prépondérant. Les cadres de la police voient avec crainte et hostilité les cadres avides de postes des sections d’assauts et des troupes de couverture, et craignent que ces milliers de places ne soient réservées en leur faveur.
C’est pourquoi la question de temps et la question de stabilisation de la contre-révolution ne font qu’une.
Cela signifie que le lâche recul du parti socialiste qui a esquivé la lutte les 30 et 31 janvier, et la politique d’injures et de banqueroute du parti communiste qui a couvert le parti socialiste en repoussant toute unité de front, ont été les artisans d’une lourde défaite pour la classe ouvrière. Le prolétariat n’aurait pas dû assister sans bouger à l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Qu’il en ait été ainsi néanmoins, c’est là une défaite partielle du même type que celle du 20 juillet, mais pas encore une défaite décisive.
Car le sort n’en est pas encore jeté.
Très prochainement le régime monarcho-fasciste se trouvera au seuil du coup d’Etat, et obligé d’éliminer les derniers vestiges constitutionnels. Plus il aura de temps pour cela – la tolérance du centre lui accorderait un temps de pause appréciable – d’autant pire et plus assuré sera le pouvoir de la contre-révolution.
Espérer misérablement que le temps travaille actuellement pour le prolétariat, parce que les nazis ne pourront pas se rendre maîtres de la crise économique, et en conséquence devront se retirer, comme l’espère tant de communistes, revient à se leurrer soi-même.
Il n’y a qu’une seule possibilité, une courte pose pour une intervention à son bénéfice du prolétariat : rattraper dans ce délai le temps perdu.
Cela nous sera de peu, si d’ici là des centaines de milliers de nazis sont détrompés. Notre passivité occasionnera plus de ravages dans nos rangs que celle de l’adversaire dans les siens. Il a maintenant amélioré sa position stratégique. Cela pèse plus que les voix de quelques centaines de milliers d’électeurs nazis.
Les 30 et 31 janvier, le prolétariat a reculé sans combattre. Les ouvriers réformistes attendaient : les dirigeants communistes consentiront-ils enfin à lutter en commun avec nos organisations ? Les ouvriers communistes attendaient : les ouvriers socialistes vont-ils enfin briser avec leurs dirigeants et combattre sous notre direction ?
C’est ainsi qu’attendirent les deux partis de la classe ouvrière. Et les dirigeants du parti communiste se taisaient, prouvant une fois de plus que dans toute situation ils font le contraire de ce que qu’exigent les intérêts du parti et du prolétariat.
Les dirigeants du parti socialiste soufflèrent, soulagés que le prolétariat soit resté tranquille et ait vaqué silencieusement à ses occupations. Mais à la conférence des conseils d’usine de l’opposition syndicale qui, le soir du 30 janvier préparait la grève générale – la grève générale qui ne vit pas le jour – un communiste oppositionnel enjoignit au parti communiste de se rapprocher du parti socialiste ; il fut injurié et réduit au silence.
La voix de celui-là, qui fut étouffée, exprimait ce qui apparaît comme le seul salut à tout travailleur conscient : l’unité de lutte de toutes les parties de la classe ouvrière en face du front unique de la contre-révolution.
Par-dessus la tête de leurs dirigeants il reste aux ouvriers du P.C. et du P.S. à trouver leur chemin les uns vers les autres.
Dans les usines, les conseils révolutionnaires et réformistes doivent organiser des conférences communes, et élire des comités d’action.
Dans les rues et les districts, les organisations communistes et socialistes doivent se rencontrer et former des comités d’action.
Des organes de lutte communs, des sections d’auto-défense communs, une lutte commune pour la défense de la classe ouvrière.
Pendant que nous exigions vainement tout cela, des dirigeants du P.C.A. aux heures les plus critiques du mouvement ouvrier allemand, les dirigeants du P.C.F. dans le paisible Paris, Doriot et Thorez ont conférencié avec ceux du P.S.F., Paul Faure et Séverac (voir l’Humanité du 16 janvier 1933) pour délibérer d’une action commune.
Mais à l’heure où se joue la destinée de l’Allemagne, il est interdit, de par la volonté du comité central du P.C.A. de constituer le front unique prolétarien.
Là s’arrête la politique ; et la politique fausse tourne au crime.
KURT LANDAU.