Article de Kurt Landau paru dans La Lutte de classes, 3e année, n° 25-26, septembre à décembre 1930, p. 707-712
Au cours des trois mois qui se sont écoulés depuis les élections du Reichstag, la crise générale du système capitaliste s’est accentuée à une allure telle qu’on ne l’avait encore jamais vue en Allemagne.
Après l’échec de la grève des métallurgistes, l’offensive patronale a redoublé de vigueur dans toutes les régions industrielles. En même temps, l’aggravation de la situation économique a amené la fermeture de nouvelles industries, le nombre des chômeurs s’est élevé à plus de trois millions et demi. Actuellement, plus d’un sixième des ouvriers et des employés sont sans travail et l’accroissement quotidien est de 15 à 17.000 environ. La capacité de production de l’industrie allemande n’est utilisée actuellement qu’à 53 pour cent, le déficit du revenu est évalué, pour 1930, d’après les calculs de l’ « Institut für Konjunkturforschung » (Bureau d’Etudes économiques) à 4 milliards de marks. En même temps les bilans des entreprises industrielles les plus importantes, aussi bien dans l’industrie chimique que dans l’industrie lourde, (mais surtout le capital bancaire) montrent une augmentation des profits, malgré la baisse de la production. La tension grandissante entre les prix des matières premières, en baisse sur le marché mondial et les prix des produits fabriqués restés relativement élevés, devient un des facteurs les plus importants pour l’accroissement des capitaux.
La tentative du régime de dictature Brüning – qui s’appuie politiquement sur une coalition muette entre le centre et la social-démocratie, et seulement sur une partie du capitalisme financier allemand, sur la plus grande partie du capital commercial et sur certaines parties de l’industrie lourde – de calmer par une campagne pour la baisse des prix l’inquiétude des masses, a échoué dans son premier élan, devant la résistance énergique des monopoles. Le seul résultat de cette campagne consiste dans le fait que les petits commerçants et intermédiaires dont l’aide fut l’objectif principal de la campagne furent jetés encore plus vite que jusqu’à présent dans les bras du fascisme.
L’allure de la croissance fasciste a continué à augmenter. Toute une série d’élections qui ont eu lieu depuis le 14 septembre donnent à ce sujet des éclaircissements alarmants. Ainsi les élections qui ont eu lieu en novembre à Mecklenbourg, Baden, Bremen etc … donnent le tableau suivant : tandis que la participation générale recule par rapport aux élections du Reichstag – en partie même très fortement – l’activité des masses fascistes s’accroît d’une manière extraordinaire. Depuis les élections du Reichstag, le nombre de voix qu’ils recueillent a augmenté d’à peu près 30 pour cent. Dans certaines contrées de 50 pour cent ; à Brême ils ont doublé leur chiffre depuis le 14 septembre (50.000 contre 26.000).
Mais ce ne sont pas actuellement les masses bourgeoises, qui quittent en masses compactes les vieux partis bourgeois, surtout la Staatspartei (Parti d’Etat, l’ancien parti démocrate) et la Deutsche Volkspartei (parti populiste, parti de Stresemann) ; la pénétration du fascisme dans le camp prolétarien est un fait que même la direction de notre parti ne peut plus nier. Dans certaines contrées l’effritement du P.C.A. est même plus grand que les pertes que subit le parti socialiste. Nulle part le parti n’a su maintenir sa situation du 14 septembre, partout le fascisme l’a de beaucoup dépassé, le parti socialiste recule dans presque toutes les contrées à un rythme égal à celui de notre parti. (A cette occasion on peut mentionner un phénomène symptomatique : dans quelques régions où l’organisation du parti se trouve entre les mains de l’Opposition de gauche, par exemple certains endroits du sud-ouest, et l’organisation du parti accomplit non seulement tout le travail sous la direction de la gauche, mais propose en plus nos camarades comme candidats, étant donné qu’à l’échelle locale nous représentons le parti ; et c’est là que le parti s’en tire relativement bien. Ainsi notre organisation a recueilli à présent à Bruchsal (Bade) 889 voix (le 14 sept. 912) tandis que la participation générale a reculé de 16 pour cent et que le parti socialiste a perdu 300 voix et les fascistes même 400. A Heidelsheim, ville avoisinante, notre groupe a même obtenu 60 voix de plus qu’aux élections du Reichstag).
La fermentation générale croît sans cesse dans les masses ; mais elle profite de plus en plus au fascisme. Le processus de regroupement des masses passent de l’aile réformiste à l’aile communiste, processus qui s’est manifesté après l’instauration du régime de dictature (18 juillet) et malgré la politique du centrisme) est provisoirement arrêté. Le point culminant de ce processus fut le milieu du mois d’octobre, au moment de la grève des métallurgistes berlinois, à laquelle 130.000 ouvriers ont pris part, bien que la plupart aient été des inorganisés et n’aient donc reçu aucun secours. Actuellement l’échec désastreux des métallurgistes de Berlin a ses répercussions dans toute l’Allemagne. Des millions d’ouvriers ont fixé des regards fascinés sur cette grève, dont la direction de notre parti avait déclaré dès le début qu’elle était sous sa direction. Par cette tromperie la direction a fait d’immenses ravages, car les masses se sont rendu compte de jour en jour plus clairement, à quel point au cours de la grève, cette « direction de la RGO » (Opposition syndicale révolutionnaire) fut impuissante en face de la trahison réformiste.
La force d’action, le rayonnement du parti ne s’accroît pas. Certes, on peut constater un grand courant communiste dans les masses, mais la confiance dans le parti ne grandit pas. La stérilité de la politique centriste a comme conséquence logique la décomposition des effectifs du parti. A la vue de l’indifférence des masses en face des mots d’ordre d’action du parti, une grande partie des cadres du parti, surtout parmi les Jeunesses (le seul mot d’ordre est : « Sortez dans la rue ! » ; actuellement il y a des démonstrations quotidiennes, parfois même une le matin et une le soir) désespère de la possibilité de gagner les masses. C’est sur le terrain de ce désespoir que grandit l’aventurisme que la direction du parti cultive systématiquement.
Il existe encore d’autres états d’esprits, non moins dangereux, dans le parti :
« La vague fasciste ne peut plus être arrêtée. Bientôt le parti sera dans l’illégalité, et lorsque le fascisme sera au bout de son rouleau, alors le parti sortira de l’illégalité pour être prêt à prendre le pouvoir ».
Cet état d’esprit des masses est surtout favorisé par la dernière constatation de la direction, selon laquelle la dictature fasciste aurait déjà été proclamée le 30 novembre. (Ce jour-là, de même que le 18 juillet, le régime de dictature a appliqué l’article 48). On ne peut plus parler de la menace de la dictature fasciste, celle-ci étant déjà réalisée.
Et dans les masses oscillantes, exaspérées par la social-démocratie, qui n’appartiennent ni au parti socialiste, ni au P.C.A., et pas encore au fascisme, on entend dire :
« Que les deux partis radicaux, les communistes et les fascistes, se mettent donc ensemble pour renverser le régime des bonzes ».
Nous avons dévoilé ici très crûment les phénomènes de décomposition à l’intérieur du parti, dans le camp révolutionnaire et à ses alentours. Ce n’est pas parce que nous sommes d’avis que ces tendances excluent la possibilité d’un nouvel essor du mouvement révolutionnaire. Mais nous considérons qu’il est de notre devoir révolutionnaire de montrer justement d’une façon tranchante les dangers sur lesquels la direction du parti garde le silence, et qui peuvent ruiner la révolution allemande, s’ils ne sont pas aperçus, combattus et surmontés à temps. Nous n’avons rien de commun avec cet optimisme bureaucratique, qui dit, en triomphant, face au parti :
« Une seule pensée dans les demeures ouvrières, dans les usines et dans les permanences de pointage : cela ne peut continuer ainsi. Nous payons aujourd’hui les fautes de 1918.
« Ce furent là aussi les pensées des masses énormes qui, durant trois jours consécutifs, submergeaient les rues de Berlin avec une persévérance et une énergie toutes révolutionnaires. Ce ne furent plus des démonstrations au sens courant du terme. Ce furent les prodromes d’une prochaine révolution populaire ».
Les masses qui « durant trois jours submergeaient les rues » étaient les cadres du parti, c’est-à-dire une partie des militants – et les noyaux de sympathisants. A Berlin, cela représentait quelques milliers. Si les cadres du parti, l’enthousiasme de leur jeunesse, en un mot le dévouement et la décision de 50.000 prolétaires sont suffisants pour faire la révolution, alors oui, ce furent les prodromes de la « prochaine révolution populaire ».
Combien les possibilités objectives d’un essor révolutionnaire gigantesque pourraient être grandes, et combien grande la force d’attaque, c’est ce dont témoigne d’autre part l’effervescence profonde et grandissante dans les rangs des ouvriers réformistes, aussi bien dans les syndicats que dans le parti socialiste et dans la Jeunesse Socialiste. L’exaspération au sujet de l’appui inconditionné que la social-démocratie accorde à la dictature Brüning, prend des proportions énormes. L’excitation au sujet de la sentence arbitrale contre les ouvriers métallurgistes berlinois, qui fut adoptée à l’unanimité, c’est-à-dire avec la voix du professeur Sinzheimer délégué du parti socialiste, est encore en train de grandir. A Berlin, Breslau et dans d’autres organisations socialistes, on adopte des propositions d’exclusion contre Sinzheimer.
L’effervescence dans le parti socialiste grandit avec force, en même temps que survient la faillite des chefs de la « gauche » du parti socialiste. Ce sont justement les gauches bavards de la trempe du lamentable Seydewitz qui montrent maintenant qu’ils sont des misérables polichinelles, qui ne voient aucune issue, et qui, placés devant le problème des luttes extra-parlementaires et de la résistance à opposer à la politique des Brüning, Hilferding, Wels et Breitscheid, capitulent sur tous les points … La « gauche » ne se trouve pas à la tête du mouvement élémentaire qui se déroule au sein du parti socialiste et des syndicats, mais à la queue de celui-ci, étant pour ainsi dire paralysée par la crainte que les masses révoltées du parti puissent par-ci, par-là, entreprendre spontanément la lutte. L’ultime sagesse de la droite est aussi la dernière lueur d’espoir de ces chevaliers sans peur et sans reproche : la police de monsieur Severing. La IIe Internationale, de Vandervelde jusqu’à Otto Bauer, tous ceux qui tremblent pour l’avenir de la république bourgeoise, n’ont pas la moindre confiance dans la force de masse du prolétariat ; ils jettent des regards effrayés vers la police de sûreté prussienne, dont ils attendent le salut dans le malheur.
Ce qu’il y a de dangereux dans le développement qui se produit dans le parti socialiste et dans les syndicats, c’est le fait que même les ouvriers radicalisés abandonnent l’espoir de pouvoir lutter en commun avec le P.C.A., car la politique du P.C.A. apparaît à ces ouvriers, surtout dans le domaine syndical, comme un crime presque tout aussi grand que la trahison ouverte de leurs propres dirigeants.
Un tournant dans la politique du parti, l’abandon complet de la ligne poursuivie jusqu’à présent, le passage à l’application d’une action de front unique, voilà ce qui pourrait produire dans toute la situation allemande un revirement décisif en très peu de temps. Si le parti se décidait à donner actuellement un programme d’action simple et compréhensible à tous les ouvriers, ayant pour point central une série de revendications économiques (journée de 7 heures, collaboration économique avec l’union soviétique, secours des chômeurs pendant toute la durée du chômage, etc … ) et comme revendication politique essentielle la défense des organisations ouvrières et des droits ouvriers contre le fascisme, l’établissement d’une organisation de masse antifasciste au-dessus des partis – si le parti abordait avec ce programme d’action les ouvriers social-démocrates et, au cours de la campagne, aussi les organisations réformistes, en les mettant devant l’alternative suivante : « Avec les communistes pour le programme d’action prolétarien, ou avec Brüning pour le programme de famine capitaliste » alors on verrait se développer à l’intérieur de la classe laborieuse allemande, qui cherche actuellement désespérément une issue, un puissant mouvement de masse en faveur de ce programme, qui ne pourrait être arrêté ni par la discipline de parti de Wels et de Hilferding, ni par le régime de caserne de la bureaucratie syndicale, ni par la baïonnette policière de Severing. Seul un tel mouvement de masse peut repousser, dans les circonstances actuelles, la vague fasciste en Allemagne, et peut et doit devenir le début de cette « révolution populaire » dont rêvent aujourd’hui les fonctionnaires du parti, alors que quelques milliers d’ouvriers participent à une démonstration. Seule une telle action de masse peut attirer du côté de la classe ouvrière les masses petites-bourgeoises de la ville et de la campagne qui sont aujourd’hui dans le camp fasciste.
Il n’en est pas encore trop tard. Mais il n’y a plus de temps à perdre. Nous approchons du point de fusion de la crise. Les éléments aventuristes, représentés dans les plus hautes sphères du parti, jouent avec l’idée de la « dernière carte » ; ils jouent avec l’idée de passer en janvier, à une offensive, dont ils supposent qu’elle finira avec l’illégalité du parti. C’est là la voie qui menace non seulement de détruire le parti, mais qui doit créer tout bonnement la situation classique pour une victoire aussi facile que possible du fascisme.
Il faut nommer ouvertement les dangers devant lesquels se trouve le parti allemand, la révolution allemande et toute la classe ouvrière allemande ; ce n’est que de cette façon qu’on peut créer les bases d’un véritable tournant, et qu’on peut empêcher que le parti soit mené à la catastrophe.
K. LANDAU.