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Kurt Landau : À la rédaction de « Contre le Courant » à Paris

Lettre de Kurt Landau parue dans Contre le Courant, 3e année, n° 36-37, 21 septembre 1929, p. 16-17

Chers Camarades,

Je viens de lire votre article dans le N° 35 de Contre le Courant, je l’ai déjà relu trois fois, et, plus je le lis, plus je vois clairement les causes de votre façon erronée d’aborder la très importante question du conflit russo-chinois. Permettez-moi d’exposer brièvement mon opinion au sujet de ce problème.

Il est hors de doute que, pour juger ce conflit, vous prenez comme point de départ une abstraction, à savoir : l’abstraction que l’U.R.S.S. est un Etat ouvrier dégénéré ; ainsi la politique étrangère d’un pareil Etat devrait avoir, au point de vue principes, un tout autre caractère que celui de l’Etat révolutionnaire de la période de Lénine. Vous écrivez :

« L’Union soviétique de 1929 n’est plus la Russie rouge de 1917 … L’Appareil d’Etat et la bureaucratie ne sont plus le pouvoir du prolétariat ; ils ne représentent pas la classe ouvrière russe, mais déjà une classe intermédiaire et privilégiée, ayant des intérêts distincts et sou- vent en opposition directe avec les intérêts des ouvriers russes ».

Et après avoir esquissé ainsi, quoique pas tout à fait exactement, le caractère de l’U.R.S.S. pendant le processus de Thermidor, vous déduisez de ce procès thermidorien en U.R.S.S. que le régime régnant « s’engage dans la voie du nationalisme et du chauvinisme bourgeois. »

Ce n’est pas de la dialectique que de partir de l’idée que la politique étrangère de l’U.R.S.S. au point de vue principes doit être non prolétarienne parce que l’Etat prolétarien est en train de dégénérer ; c’est un peu doctrinaire. Il est vrai que nous avons en U.R.S.S. (et là-dessus, il n’existe aucune divergence dans nos rangs) un Etat dans lequel, selon la formule employée par L. D. dans son dernier ouvrage fondamental : « La crise du bloc centre-droite », une réaction politique et sociale se développe sur la base de la dictature du prolétariat. Je crois que les proportions des phénomènes se produisant en U. R. S. S. ne sont pas exactement présentées quand on dit :

« L’Appareil d’Etat et la bureaucratie ne sont plus le pouvoir du prolétariat russe ; ils ne représentent pas la classe ouvrière russe … »

On ne peut nier que la situation tend vers cela. Mais le processus est encore en plein cours. L’Appareil ne s’est pas encore complètement détaché de la classe ouvrière ; il serait encore moins vrai de le confondre dès maintenant avec les classes dirigeantes. Je continue à considérer aujourd’hui comme juste dans son essence la formule que j’avais présentée il y a environ six mois dans plusieurs articles de Contre le Courant (j’écrivais alors dans le N° 23 de C. le C., que nous avons en Russie une situation transitoire caractérisée par le fait que le prolétariat ne possède plus tout le pouvoir dans l’Etat, mais que la bourgeoisie n’en dispose pas encore entièrement) ; cette formule n’est pas complète.

Précisément parce que vous ne reconnaissez pas qu’il n’y a qu’une tendance vers Thermidor, mais considérez déjà le processus comme terminé, vous n’apercevez pas les tendances contraires, vous ne voyez pas que le rôle révolutionnaire de l’U.R.S.S. n’est nullement achevé. D’où viennent les tendances contraires ? En quoi persiste le rôle révolutionnaire ?

Il est hors de doute que le régime dégénéré en U.R.S.S. ne pourrait vivre un seul jour de plus s’il ne s’appuyait pas sur une grande partie de la classe ouvrière. Le prolétariat, entraîné par les illusions du socialisme national, désorganisé parce que la démocratie ouvrière est ébranlée, exprime quand même en partie sa volonté et ses intérêts par le régime actuel. Staline ne règne pas seulement par la domination du Guépéou. Pour pouvoir déchaîner celui-ci, il fallait d’abord que le prolétariat se trouve dans la situation psychologique et idéologique que nous connaissons tous ; il éprouve une certaine fatigue. De cet état des forces de classes, il résulte qu’il continue à être possible au prolétariat russe d’influencer plus ou moins l’Appareil de l’Etat. Si le régime regimbe aujourd’hui contre la droite, si même des oppositionnels en vue comme Radek, Smilga, etc., capitulent, ne sont-ce pas là des manifestations du même processus, à savoir : la pression que la classe ouvrière exerce sur le régime qui doit en tenir compte ? Les capitulards ne savent pas juger des limites de cette pression, aussi ils en attribuent les effets à un changement durable au point de vue principes du régime. Celui qui ne saisit pas entièrement ce caractère dialectique de la lutte de classes en Russie, qui regarde toujours comme pétrifié la cîme de l’Etat et prend les oscillations de celle-ci pour de rusées manœuvres trompeuses, doit arriver à de fausses conclusions.

Il s’ensuit que le rôle d’hégémonie joué par le prolétariat russe dans l’Etat et dans les cadres du prolétariat mondial, n’est nullement terminé dès maintenant. D’autre par, alors, on peut encore bien moins mettre en doute que l’Union Soviétique, dans sa situation actuelle, soit un éminent facteur révolutionnaire.

C’est une erreur profonde, entraînant de graves conséquences, que de conclure en se basant sur une analyse inexacte des rapports de classe en Russie, que la politique étrangère de l’U.R.S.S. est « nationaliste » et « chauvine ». Ose-t-on vraiment lui adresser ce reproche ?

A qui serait-il utile que l’Union Soviétique remette sans plus le chemin de fer de l’Est chinois à la Chine, voie ferrée, qui, jusqu’à présent, fut administrée en commun par l’U.R.S.S. et la Chine ? Certainement pas au peuple chinois. En effet, ce qui se présente devant nous en Chine sous la forme du régime de Chang-Kaï-Chek, ce n’est pas un régime brutal national-bourgeois du type de la Turquie kémaliste. En présence des conditions historiques bien connues dans lesquelles se constitua la République turque, il n’était pas possible qu’il existât une autre forme de la révolution nationale que celle venant d’en haut. Il n’y avait pas d’autre classe dans la société turque qui put actuellement réaliser cette révolution. Voilà pourquoi, pour cette raison, le régime kémaliste taché de sang, au point de vue de l’histoire, est progressiste pour la société en Turquie.

Il en va tout autrement pour la Chine. Là-bas, nous avons vu se développer une puissante révolution populaire, dans laquelle le prolétariat était déjà capable de conduire la révolution démocratique. Pour parler plus clairement, la révolution nationale ne pouvait être victorieusement parachevée que si l’hégémonie révolutionnaire passait au prolétariat. Si le gouvernement kémaliste représentait la partie progressiste de la société turque, par contre, Chang-Kaï Chek et les couches dont il était représentant, symbolisaient la partie arriérée, conservatrice de la révolution chinoise.

La glorieuse direction de Staline, en poussant méthodiquement le sort de la révolution nationale entre les mains de Chang-Kaï Chek, ne livra pas simplement le prolétariat et les paysans aux bourgeois chinois, ne sacrifia pas seulement le parti communiste chinois au Kuomintang, mais abattit aussi la révolution bourgeoise de Chine, qui, maintenant, au lieu de tourner sa tête enflammée vers l’impérialisme, lui tend le dos pour recevoir des coups de bâton.

Rien n’est faux, plus plat et plus ridicule que de caractériser le régime existant actuellement en Chine comme étant le résultat le plus évolué de la révolution chinoise bourgeoise, comme étant un régime national-bourgeois. Le régime de Nankin, c’est l’arrière-rang d’une révolution populaire trahie et ébranlée, c’est un digne symbole d’une bourgeoisie qui achète l’usage des baïonnettes de l’impérialisme par une subordination semi-coloniale.

Livrer le chemin de fer de l’Est Chinois, point d’appui stratégique d’une importance énorme, à un pareil régime, équivaudrait à le remettre à l’impérialisme, dont Nankin est le valet.

Lorsque vous faites allusion, camarades, au fait que cette voie ferrée fut construite sous le tsarisme et utilisée comme instrument par celui-ci, vous vous servez d’un argument sans valeur. Ce n’est pas cela que demande un marxiste révolutionnaire ; il cherche quels sont les buts que sert ce chemin de fer aujourd’hui ; ce n’est pas non plus en dernier lieu qu’il s’interroge pour savoir à quelles fins cette ligne pourrait servir demain si elle était abandonnée par l’U.R.S.S.

Il ne s’agit donc pas de poser en toute pureté le problème de ce conflit au point de vue juridique ou moral. Non pas parce qu’une telle façon de poser la question serait désavantageuse à l’U.R.S.S. Au contraire. Tout le droit écrit et codifié est de son côté. Mais ce n’est pas là ce qui tranche la question. Ce qui est vraiment décisif, pour un marxiste révolutionnaire, c’est d’aborder le problème du point de vue de l’ensemble des intérêts du prolétariat ; en effet, il peut se créer des situations où cet ensemble ne coïncide pas entièrement avec les intérêts de chacune des parties.

Ce n’est donc pas seulement du point de vue de l’Etat russe que nous raisonnons, de cet Etat qui, malgré tous ses symptômes de déchéance est encore sans aucun doute prolétarien, non, c’est au point de vue de l’ensemble des intérêts du prolétariat que nous devons constater que dans ce conflit, l’Etat Soviétique défend les intérêts de la révolution mondiale, en résistant puissamment à l’impérialisme qui, par l’intermédiaire de son valet Chang-Kaï-Chek, lui arrache un fort point d’appui en Extrême-Orient. Ce n’est pas Staline qui deviendrait plus faible si le chemin de fer de l’Est Chinois était abandonné, c’est Morgan, Rockefeller et Cie qui deviendraient plus forts. Voilà ce qui décide, ce que l’on doit admettre.

Et maintenant, permettez-moi de dire encore un mot sur la question du danger de guerre immédiat. Manifestement, vous tombez dans un autre extrême quand vous niez la possibilité que le péril d’une guerre prenne un caractère aigu. Il est tout aussi faux d’agir comme si la guerre devait venir demain, dans n’importe quelles conditions (et le régime qui règne actuellement dans l’I.C. se complaît à cette absurde conception) qu’il est dangereux de passer à l’autre extrême, en niant que la guerre peut venir demain.

Si l’on admet qu’au point de vue de la politique mondiale, les conditions objectives d’une guerre dans le monde sont mûres, il est clair, alors, que la guerre viendra. Quand ? Personne ne peut le dire, pas même un seul des diplomates de l’impérialisme. Car la date de la guerre n’est déterminée ni par les rapports économiques, ni par les organisateurs de la guerre. Si un continent commence à porter la guerre dans ses flancs, la guerre naîtra. Le père impérialisme est prêt. Mais il ne peut en déterminer la date. Car la nature a dans un certain sens, ses propres lois. Elle a parfois des accouchements prématurés ou tardifs. Il en est de même pour la guerre. On peut se rendre compte jusque dans le détail des conditions qui doivent l’amener. Mais l’éclatement de la guerre se produit spontanément. 1914 nous l’a enseigné, et cela nous ne l’oublions pas, car celui qui n’admet pas cette condition de spontanéité échouera quand le capitalisme accomplira le saut qui le transportera de la possibilité latente de la guerre à la réalité sanglante.

Voilà, camarades, quelle est mon opinion au sujet de ces questions. J’espère beaucoup que vous vous rangerez à cette opinion. Rien ne pourrait m’être plus pénible que de vous voir maintenir une position qui non seulement est erronée par rapport à un problème très sérieux d’actualité, mais qui contient tous les germes d’une façon de penser qui n’est pas marxiste, mais doctrinaire.

Saluts fraternels.

KURT LANDAU.
Vienne, 5 août 1929.

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