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Henri Bouyé : L’armistice d’Indochine et la colonisation

Article d’Henri Bouyé paru dans Le Combat syndicaliste, 27e année, Nouvelle série, n° 123, 6 août 1954, p. 1-4

Le cessez-le-feu en Indochine a été décide à Genève. Nous laisserons à d’autres le soin de développer les marchandages auxquels il a pu donner lieu entre les deux blocs qui se disputent la domination du monde. La diplomatie, symbole de l’hypocrisie la plus raffinée, mise au service des causes les plus discutables, a joué à plein dans cette affaire. Quant à M. Mendès-France, devenu au bon moment chef du gouvernement français, il recueille modestement les lauriers réservés aux pèlerins de la paix. Reste à savoir si, même sans la venue de ce pacifiste rassurant pour les détenteurs de comptes en banque, la guerre d’Indochine ne se serait pas bientôt arrêtée faute, pour l’économie française, de pouvoir en supporter les frais.

Quoi qu’il en soit, cet armistice signifie qu’en un coin du globe où sévissait la guerre, celle-ci a pris fin. Qui ne s’en réjouirait, même si les canons se taisent par ordre des hommes d’Etat et des généraux puisque les peuples, qui sont assez lâches pour commencer une guerre, n’ont pas le courage d’exiger qu’elle s’arrête ? Toutefois, que la guerre impérialiste, coloniale, marque un temps d’arrêt n’implique pas que la guerre sociale (dont elle n’est qu’un des aspects les plus déchirants), celle qui se déroule sans le fracas des armes, continue à faire ses ravages dans un silence qu’un prolétariat atteint de la maladie du sommeil, paraît peu dispose à troubler.

Faut-il, ces hommes d’Etat, qu’ils aient un profond mépris pour les peuples, pour décider ainsi de leur sort avec tant de désinvolture, sans même les consulter ! (liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, quel beau sujet de dissertations tu peux faire pour des diplomates, en mal de grands effets … ) A l’issue du partage qu’ils se sont fait d’une zone d’influence qui les intéresse, les édiles réunis à Genève (Ali-Baba et les quarante voleurs) ont promis un beau cadeau à la population indochinoise : des élections « libres », la faculté pour elle de se donner, sous contrôle international, le gouvernement de son choix.

Or, l’Indochine avait déjà le triste privilège d’être membre des Etats Associés, formule inscrite dans la Constitution républicaine de 1946, pour donner l’impression d’un semblant d’égalité de droits entre la Métropole et des colonies peu soucieuses de demeurer en bons termes avec la mère patrie. La guerre de « libération nationale » entreprise par le Vietminh avait pour objet de débarrasser le territoire indochinois de la tutelle française pour lui substituer l’autorité d’un gouvernement d’obédience communiste dévoué à la politique russe (qui est aussi impérialiste que celle de l’Amérique, de l’Angleterre ou de la France). Point d’illusions à se faire sur les bienfaits que les travailleurs d’Indochine peuvent attendre de l’impérialisme français, et les crimes de ce dernier sont trop connus pour que nous nous attardions à les énumérer. L’Empire français, cet édifice bâti sur le massacre et la souffrance de peuples sans défense pour les intérêts les plus sordides, ne mérite que la fin sans grandeur qu’il connaît aujourd’hui – et dont l’affaire d’Indochine n’est qu’un episode.

Ce qui est un contre-sens dans cette dislocation attendue du système colonialiste, c’est d’avoir à constater que des travailleurs touchés par elle (voir Tunisie, Maroc, etc … ) en soient encore à considérer un mouvement de « libération nationale » (essentiellement politique) comme une ébauche d’émancipation sociale. Il arrive même que des « courants » prétendument révolutionnaires épousent ce point de vue. Cependant, il n’est un mystère pour personne qu’un peuple décidé à conquérir sa liberté économique par des méthodes révolutionnaires (les seules qui soient efficaces) trouvera toujours devant lui, dans ce qu’il est convenu d’appeler « son » gouvernement, aussi « national » que puisse être ce dernier, un ennemi irréductible prêt à noyer dans le sang tout soulèvement populaire. Ce n’est donc pas dans le choix d’un nouveau gouvernement ou dans la constitution d’un nouvel Etat, que résidera la véritable libération de travailleurs coloniaux décidés à briser leurs chaînes, mais bien dans leur volonté d’en finir avec l’exploitation qui pèse sur eux, qu’elle soit le fait du patronat ou de l’Etat, qu’elle se manifeste par la contrainte patronale, la brutalité policière ou la ruse politicienne. Le patronat n’est pas meilleur, et les politiciens sont aussi charlatans (fussent-ils déguisés en « libérateurs ») aux colonies que dans la Métropole, et partout c’est le prolétariat que l’on pressure. Ce n’est pas parce que l’Indochine – avec ou sans élections « libres » – aura un nouveau pavillon national que cela sera changé, et il serait pour le moins déplorable que les travailleurs indochinois, trompés par les apparences, consentent des sacrifices pour une cause qui n’est pas la leur.

Tous les nationalismes se valent, nous les combattrons toujours tous avec la même rigueur. Fermement attaches à l’esprit de l’Association Internationale des Travailleurs, c’est dans l’internationalisme prolétarien que nous plaçons notre confiance pour les succès des luttes à venir. Cet internationalisme-là, trop de mauvais élèves l’ont oublié.

Henri BOUYE.

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