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Georges Fontenis : La lutte continue au Maroc et en Tunisie

Article de Georges Fontenis paru dans Le Libertaire, cinquante-sixième année, n° 396, 26 août 1954, p. 1-2

La position F.C.L. de « Soutien Critique » se vérifie

AU Maroc, la lutte s’amplifie malgré les mensonges de la grande presse qui ose prétendre que les ordres de grève ne sont pas suivis mais qui avoue en même temps le renforcement des mesures policières et militaires. Les attentats se multiplient, frappent de plus en plus vite. La détermination des partisans marocains, leur précision et le soutien que toute la population leur accorde rendent vaines les précautions et les « ratissages » de l’occupant. Tout un peuple s’est engagé dans une lutte gigantesque pour sa liberté. Sans doute, tous les Marocains ne sont-ils pas conscients de l’enjeu réel du combat, sans doute croient-ils souvent eux-mêmes qu’il s’agit seulement de se débarrasser de l’étranger qui les exploite. En fait, ils battent en brèche l’impérialisme sur une de ses positions essentielles (tant au point de vue économique que stratégique) et pose le problème de l’émancipation totale de leur peuple. Car, en poursuivant la lutte, ils vont contraindre les demi-résistants à se démasquer, ils vont mettre au pied du mur les chefs nationalistes, ils vont prendre conscience que Mohamed ben Youssef n’est qu’un symbole, passager, et que leur but profond, réel, c’est d’être débarrassés de toute forme d’exploitation, pour une société sans classes et sans Etat.

En Tunisie, les prétendus accords pour l’autonomie interne, même agrémentés des trahisons de chefs nationalistes qui n’attendaient que l’occasion de se vendre assez cher, n’auront en rien atténué la guérilla. La base du Néo-Destour et des syndicats avait déjà accentué le combat anticolonialiste alors même que les chefs étaient éloignés et internés et qu’elle ne subissait plus leurs appels au calme. Cette base des mouvements nationalistes continue aujourd’hui à lutter farouchement, quelles que soient les consignes des chefs vendus dont elle se passait depuis longtemps déjà.

La manœuvre Mendès-France n’aura eu pour résultat que de mettre en évidence, aux yeux des opprimés de Tunisie, la duplicité et le réformisme des Bourguiba, de ceux pour qui la « libération » de leur pays se limitait à leur avènement aux postes de choix.


En Tunisie comme au Maroc, comme au Vietnam avec la politique de concession des dirigeants les plus dociles à Moscou comme Ho Chi-Minh, la poursuite inéluctable des luttes des peuples contre l’occupant démasque peu à peu les intérêts particuliers des dirigeants officiels des partis nationalistes. Entre les bourgeoisies indigènes (gros propriétaires, commerçants, bureaucraties naissantes, professions libérales, chefs de parti) et le prolétariat (fellahs ou ouvriers) le divorce se manifeste. A la lutte des peuples, toutes classes unies, contre l’occupant, se substitue peu à peu la lutte des classes. La bourgeoisie indigène, installée ou naissante, luttait aux côtés des prolétaires car elle cherchait à se libérer du contrôle et des prélèvements de richesses imposés par la bourgeoisie impérialiste. Mais au cours de la lutte, quand cette bourgeoisie impérialiste est contrainte à reculer, la bourgeoisie indigène atteint ses buts, elle ne vise plus qu’au pouvoir et à s’attribuer la totalité de la plus-value tirée de l’exploitation des masses indigènes. Tandis que le prolétariat colonial prend conscience de ses intérêts propres, de leur nature révolutionnaire et de la nature révolutionnaire du combat qu’il poursuit seul. Il se dresse alors contre les Neguib-Nasser, les Nehru, contre les cliques Bourguiba, les bureaucraties hochiminiennes, plus ou moins vite selon le déroulement et les étapes particuliers de la lutte dans chaque pays, mais inexorablement.

La bourgeoisie indigène, sous la forme de lutte violente contre l’impérialisme ou sous la forme de compromis, ne vise au fond qu’à rééditer les révolutions bourgeoises des pays impérialistes. Et ce n’est pas par hasard que l’histoire de ces révolutions fait les délices des intellectuels indigènes et qu’ils se sentent particulièrement attirés vers la franc-maçonnerie (Bourguiba, par exemple). En même temps qu’ils se débarrassent d’une sujétion trop étroite des impérialismes, les chefs des bourgeoisies indigènes tentent de se débarrasser des survivances féodales, du pouvoir des grands propriétaires terriens ou des castes religieuses. C’est notamment le cas des Neguib-Nasser, des Nehru.

Les chefs nationalistes visent donc à l’expansion économique et au pouvoir politique des bourgeoisies indigènes montantes. Mais dans le cadre du monde moderne, alors que les formes d’exploitation tendent à s’unifier et à atteindre partout le stade industriel, et que les luttes de classes dans les pays avancés ne peuvent être sans répercussion sur les conflits au sein des pays coloniaux, il n’est plus possible aux révolutions bourgeoises d’éluder la révolution prolétarienne.

La prise de conscience de classe des prolétariats coloniaux se traduit nécessairement par la formation d’organisations nettement prolétariennes, puis révolutionnaires, de partis axés sur la lutte de classes, dégagés des revendications nationalistes primaires, orientés vers la Révolution pour la société communiste libertaire.

Nous en avons déjà un aperçu dans les pays semi-coloniaux ou les pays coloniaux les plus avancés : à côté des groupes politiques partisans de la collaboration avec la puissance coloniale et des partis représentant les féodaux (parti des gros propriétaires terriens comme le Wafd d’Egypte, le parti du shah en Iran), se développent des partis typiques de la bourgeoisie et bureaucratie indigènes montantes, partis parfois multiples séparés par des questions secondaires au fond (Vieux-Destour et direction du Néo-Destour en Tunisie, Istiqlal au Maroc, U.D.M.A. pour l’Algérie, parti du Congrès en Inde, partis des officiers en Egypte, parti de Mossadegh en Iran) et à la gauche de ses partis ou en leur sein, se manifestent des tendances plus radicales. Ces tendances ou partis peuvent aller des partis socialistes du Sud-Asiatique et des partis pris en main par les bureaucraties plus ou moins staliniennes (Tudeh en Iran, par exemple) à des organisations nettement révolutionnaires (anarcho-syndicalisme au Guatemala, base révolutionnaire du M.T.L.D. ou du Néo-Destour) qu’il appartient aux communistes libertaires d’amener le plus rapidement possible à une conscience révolutionnaire le plus élevée possible, le but étant la formation de sections de notre Internationale Communiste Libertaire.


La position de notre Internationale vis-à-vis des mouvements d’émancipation des peuples coloniaux, position dite de soutien critique est donc basée sur une analyse fondamentale du problème colonial et les réactions prolétariennes de base qui se manifestent aujourd’hui contre les directions réformistes ou bureaucratiques des partis nationalistes, aussi bien au Vietnam qu’en Algérie ou en Tunisie, apportent une confirmation éclatante à la justesse de notre position :

Soutien des luttes nationales des peuples coloniaux contre l’occupant impérialiste, ces luttes mettant en difficulté la politique impérialiste ct étant donc, en dernière analyse, un des aspects de la lutte des classes du prolétariat international ;

Soutien en ce sens que l’aspect national – réalité historique contre laquelle il serait absurde de s’insurger (toute lutte contre l’exploitation prenant dans un pays soumis la physionomie d’une revendication contre l’occupant qui ne fait qu’un avec l’exploiteur numéro 1) – ne fait que couvrir les revendications de classes, les objectifs de la lutte pour la liberté et le bien-être qui doit nécessairement prendre le caractère révolutionnaire de la liquidation de la société de classes ;

Soutien en ce sens que l’émancipation nationale en détruisant l’écran de l’occupation étrangère permet aux masses coloniales de prendre conscience de la nature de l’exploitation capitaliste : lorsque la puissance coloniale doit se retirer, l’exploitation apparait bien comme provenant de la bourgeoisie, même si c’est une bourgeoisie indigène, et les masses voient alors que l’occupant n’était pas le seul exploiteur possible. Cette prise de conscience des masses s’opère déjà au cours des luttes, ne serait-ce que lorsque les dirigeants nationalistes bourgeois se démasquent ;

Soutien critique en ce sens que les communistes libertaires font le point à chaque étape de la lutte, dénonçant les illusions, mettant en garde les masses contre les confusions, leur proposant un programme révolutionnaire véritable, analysant les caractères profonds de leurs luttes et les mettant en lumière par rapport aux caractères transitoires (union avec les bourgeoisies indigènes sur le plan strictement nationaliste), en un mot se faisant un instrument particulièrement efficace pour la prise de conscience révolutionnaire des masses coloniales.

G. FONTENIS

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